L. 670.  >
À André Falconet,
le 13 février 1661

Monsieur, [a][1]

On va faire la dissection [2] publique d’un pauvre laquais de 18 ans qui a été pendu en Grève [3][4] pour avoir volé son maître, qui est un maître des requêtes. Ils étaient deux qui avaient fait le vol. Celui qui avait l’argent s’est sauvé, celui-ci qui n’avait rien a été pris et pendu. Voilà la chance de la vie des méchants qui sont toujours en danger. Ille crucem pretium sceleris tulit, hic diadema[1][5] Peut-être que ci-après l’autre sera attrapé, qui ne manquera pas d’être pendu. C’est M. Barralis, [6] brave et sage docteur, qui fait l’anatomie.

Le cardinal Mazarin [7] est toujours dans le Bois de Vincennes [8] où il prend du lait. [9] Il fut purgé [10] vendredi dernier, dont il se trouva très mal le samedi. Dimanche on croyait qu’il mourrait. Lundi il fut un peu soulagé, mais il est maigre, sec, décoloré, exténué, hydropique [11] du poumon, orthopnoïque, [12] et il a de dangereuses suffocations nocturnes ; denique proxime venturus in rationem Libitinæ[2][13] On dit que sa rate [14] ne vaut rien, cela arrive souvent à ceux qui ont le poumon gâté, magna est sympathia utriusque partis, licet non tam officii, quam viciniæ et vasorum ratione[3] Je soupai samedi et dimanche chez M. le premier président [15] où nous rîmes bien. L’évêque de Vannes, [16] en Basse-Bretagne, lui a donné d’excellent vin d’Espagne [17] dont il voulut que je busse ; il en a bu aussi deux petites fois, lui qui d’ailleurs est le plus sobre homme du monde. Il m’a dit que le pape [18] est hydropique confirmé et qu’il ne peut plus guère vivre. Il me témoigne autant d’amitié que l’on peut et voudrait que je l’allasse voir trois fois la semaine, c’est-à-dire que je me trouvasse auprès de lui quand il a un peu de loisir pour se désennuyer. Le roi [19] a envoyé quantité d’officiers sur les villes frontières de Picardie, Champagne et Flandre, [20] comme aussi à Sedan, [21] Nancy, [22] Brisach, [23] Philippsbourg, [24] et en Alsace, apparemment pour donner ordre aux gouvernements de ces places, de peur de quelque changement en cas que notre premier ministre meure ; peut-être pour s’assurer de quelque gouverneur qu’on soupçonne d’infidélité. La femme de M. le maréchal de Fabert [25] mourut ici dimanche dernier [26] et néanmoins, il reçut ordre de partir hier au matin et de s’en aller à Sedan, ce qu’il fit tout à l’heure. [4] Même, on a vu sortir des compagnies suisses [27] et françaises qui prennent leur chemin de ce côté-là, on dit que ce sont des troupes que Mazarin ne voulait point congédier, et qu’enfin l’ambassadeur d’Espagne a obtenu qu’on les enverrait. [28] On dit qu’elles vont à Vienne [29] en Autriche et que ces troupes sont destinées à faire la guerre au Turc [30] en Hongrie le mois de mai prochain. Il y en a qui disent que le pape est mort, ce bruit vient de quelques moines qui ont rendu des lettres de sa maladie. [5] Enfin le temps viendra que le pape, s’il n’est mort, mourra comme les autres, et enfin tout le monde mourra. Cælum et terra transibunt, tu autem permanebis, Domine[6][31][32] Je vous baise les mains, à Mlle Falconet et à M. Spon, et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 13e de février 1661.


a.

Bulderen, no ccxxxiii (tome ii, pages 202‑204) ; Reveillé-Parise, no dlx (tome iii, pages 322‑323).

1.

« Pour prix de leur crime, on en a crucifié un et couronné un autre » (Juvénal, v. note [13], lettre 198).

2.

« enfin, on en viendra très bientôt au registre de la Mort » (v. note [35], lettre 426).

La lettre étant datée du dimanche 13 février 1661, « samedi » correspondait au 5, « dimanche » au 6, et « lundi » au 7.

Mme de Motteville (Mémoires, pages 501‑502) :

« Le vendredi 11 février, le cardinal étant alors à Vincennes, se sentit en mauvais état. Il envoya le duc de Navailles au roi lui mander qu’il était fort malade et qu’il souhaitait de le voir. Le roi pleura avec ce duc, disant qu’il perdait beaucoup ; que si le cardinal avait vécu encore quatre ou cinq ans, il l’aurait laissé capable de gouverner son royaume ; qu’alors il demeurait embarrassé, ne sachant à qui se confier, et que son plus grand désir était de faire lui-même ses affaires. Cette nouvelle fit que toute la cour revint de Saint-Germain à Paris d’où le roi alla aussitôt à Vincennes. La reine mère alla l’y rejoindre et fut servie par les officiers de la reine, sa fille, {a} parce qu’elle n’y mena point les siens. Ce même jour 11e, on avait donné de l’émétique {b} au cardinal sur le soir, qui l’avait fort soulagé ; c’est pourquoi on lui en redonna le 13, dont il se porta mieux un jour ou deux à cause de la grande évacuation ; mais aussitôt après, il retomba dans ses mêmes maux. »


  1. La reine Marie-Thérèse, sa belle-fille.

  2. Antimoine.

3.

« il y a une grande sympathie {a} entre chacune de ces deux parties, qui est permise non tant en raison de leur fonction, qu’en raison de leur voisinage et de leurs vaisseaux. » {b}


  1. V. note [4], lettre 188.

  2. La rate et le poumon gauche ont en effet des fonctions bien distinctes, tout en n’étant séparés que par le diaphragme doublé des minces feuillets du péritoine et de la plèvre ; mais les deux viscères ne partagent aucun vaisseau, et leurs maladies sont rarement liées.

4.

Le maréchal Abraham ii de Fabert (v. note [15], lettre 357), gouverneur de Sedan, avait épousé en 1631 Claude Richard, morte le 6 février 1661.

5.

Faux bruit : Alexandre vii (Fabio Chigi) allait encore vivre six ans.

6.

« Le ciel et la terre passeront, mais toi seul, Seigneur, demeureras éternel », Évangile de Marc (13:31) :

Cælum et Terra transibunt verba autem mea non transibunt.

[Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point].


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 13 février 1661

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(Consulté le 23/04/2024)

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