Je ne vous écris jamais qu’avec joie, mais comment vous écrirai-je quand je n’ai point de matière ? On ne dit plus rien ici depuis que le cardinal se porte mieux, [2] on parle seulement de danser un ballet [3] pour la réjouissance de la cour et de la reine d’Angleterre [4] qui revient et ramène sa belle fille, la princesse d’Angleterre, [5] pour être, à ce qu’on dit, mariée à M. le duc d’Orléans. [6] Je soupai hier chez M. le premier président [7] où j’appris que le cardinal ne se porte encore point trop bien. On augure qu’il mourra bientôt de ce qu’il fait de si grandes aumônes et qu’il envoie de l’argent en différents endroits pour faire prier Dieu pour lui ; mais je crois qu’il vaudrait mieux faire restitution qu’aumône. Dieu ne voulait point autrefois des sacrifices faits avec du miel [8] à cause qu’il est fait de la rosée que les abeilles ont pillée sur les fleurs ; c’est dans le Lévitique, chap. 2, Omnis oblatio quæ offertur Domino absque fermento fiet, nec quicquam fermenti ac mellis adolebitur in sacrificio Domino. [1][9]
Je viens de recevoir la vôtre du 15e de février, de laquelle je vous remercie, et aussi du soin que vous avez de ma santé, qui est bonne, Dieu merci. Je crois bien que je suis guéri par les prières de mademoiselle votre femme, [10] mais je ne m’en doutais pas et l’attribuais à la saignée. [11] Il ne faut point douter que les prières d’une si bonne femme ne soient d’une grande efficace, vous savez que l’Église chante pour le dévot sexe féminin, pro devoto fœmineo sexu ; [2] je lui en rends grâces de toute mon affection. On me vient de dire que le cardinal est fort enflé et qu’il ne dort point ; néanmoins, on dit par la ville qu’il se porte mieux et qu’il s’attend fort au bon temps pour s’en aller aux eaux, où il espère de guérir. On lui enveloppe ses pieds œdémateux avec de la fiente de cheval, [12] mais cela ne peut ôter la cause de son mal. [3] Pour moi, je n’en ai point bonne opinion car si son mal était léger il ne ferait point faire tant de consultations qui lui coûtent de l’argent, [13] lui qui l’aime tant. Il se dégoûte fort de ses médecins et de leurs médecines, cela est ordinaire dans les longues maladies.
Le 22e de février. J’ai disputé ce matin en nos Écoles pour un de mes amis, où j’ai prouvé qu’il n’y a point d’hermaphrodites [14] en la nature et que tout ce que les auteurs anciens en ont dit ne sont que des chansons, [4] non plus que ce que quelques saints ont dit dans leurs écrits des néréides, des sirènes [15] et des tritons, comme saint Jérôme, [16] ou ce que Platon [17] a dit de tertio hominum genere, nempe de androgynis in suo Symposio. [5] Le président [18] et le bachelier [19] en sont demeurés d’accord, si bien que leur thèse est absolument fausse et n’est pas plus vraie qu’une métamorphose d’Ovide. [20] Les nuits du cardinal Mazarin [21] continuent d’être fâcheuses, quarum malignitas nequidem a granis opiatis vincitur ; [6][22] et néanmoins, le bruit court qu’il a envie de partir pour aller à Bourbon [23] le 20e de mars, quod nec faciet præsumma virium imbecillitate, imo nunquam facturum puto. [7] Peu de gens le voient, hormis ses officiers. Il n’y a guère que le roi [24] et la reine mère [25] qui entrent en sa chambre ; mais on dit qu’il est fort décoloré et qu’il a le visage tout défait, dont je ne m’étonne point, vu la grandeur et la longueur de sa maladie ; ut se habent oculi, ita est totum corpus. [8] Il y en a qui le font fort malade et qui disent qu’il n’ira pas jusqu’au 15e de mars, rumores dubii ac incerti. [9] Un maître des requêtes me vient de dire que les médecins ont été consultés pour savoir si on le mettrait au lait de femme ; [26][27] les avis ont été différents ; enfin, il est résolu d’en prendre, on lui cherche des nourrices. [28] Il faut que cet homme, qui a été le fléau du genre humain et qui a mangé tant d’hommes, soit réduit à vivre de la mamelle des femmes, c’est-à-dire à sucer partout. [10] En vous écrivant ceci, voilà le garçon de M. Bastonneau qui me rend le petit paquet, duquel je vous remercie. [11][29] Je n’attends plus que le P. de Bussières [30] et, de Genève, Theses Sedanenses, [12] car j’ai reçu tout ce que j’attendais de Hollande en trois paquets qui sont venus par différents chemins. On a imprimé depuis peu à Nuremberg [31] Gregorii Horstii Opera omnia [32] in‑fo que l’on m’envoie par Lyon, à M. Spon. [13] Quand il l’aura reçu, il se rencontrera autre chose à m’envoyer en ce temps-là car il y a d’autres livres qui s’apprêtent à Strasbourg et à Genève, et alors on cherchera quelque voie commode.
La dame Hortense, [33] nièce de Son Éminence, [34] fut hier accordée à M. le grand maître de l’Artillerie, [35] auquel il donne le duché de Mayenne et beaucoup d’argent comptant. Le cardinal a donné ses pierreries au roi pour la Couronne et il en a obtenu le pouvoir de résigner ses bénéfices à qui il voudra ; il en a pour sept millions. On dit qu’il est fort empiré depuis trois jours et qu’il ne dort point ni ne peut soutenir sa tête ; il empire tous les jours. Cet homme n’a que faire de rien ordonner pour faire qu’on se souvienne de lui : on s’en souviendra longtemps pour tant de maux qu’il nous a causés. Les articles du mariage de M. le duc d’Anjou [36] avec la princesse d’Angleterre [37] sont dressés et accordés. On dit que le cardinal Mazarin ne craint rien et qu’il meurt intrépide, comme disent les Italiens. [14] Il n’est pas le premier de son pays qui fixis oculis mortem intuetur, nec quidquam timet ; [15][38] ainsi meurent la plupart des cardinaux à Rome, et les papes aussi, et entre autres Urbain viii [39] et Innocent x ; [40] et néanmoins, miserum est incidere in manu Dei viventis. [16][41] Toute la cour est au Bois de Vincennes. [42] On dit que le Mazarin se plaint fort des médecins qui ne peuvent empêcher un homme de mourir, et que M. le maréchal de Villeroy [43] sera celui qui aura la meilleure part au gouvernement futur. Il y en a qui disent que le Mazarin a perdu l’esprit, qu’il rêve, qu’il ne connaît personne. Il y a eu un médecin qui a dit qu’il le faudrait mener à Sainte-Reine. [44] C’est en Bourgogne près de Flavigny [45] et d’Alise, [46] Alexis in Mandubiis in Commentariis Cæsaris. [17][47] Lundi prochain, le grand maître épousera la nièce Hortense, laquelle lui apporte 1 200 000 écus d’argent comptant, le gouvernement de La Fère [48] et du Bois de Vincennes, les duchés de Ponthieu [49] et de Mayenne, [18] à la charge qu’il changera d’armes et de nom, et qu’il sera appelé Armand de La Porte-Mazarin ; sed tædet me tales nugas persequi, et stultus labor est ineptiarum. [19][50] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.
De Paris, ce 25e de février 1661.
1. |
« Aucune des offrandes que vous ferez au Seigneur ne pourra être le produit d’une fermentation car vous ne ferez jamais fumer ni levain ni miel à titre de mets consumé pour le Seigneur » (Lévitique, 2:11). |
2. |
V. note [40], lettre 97, pour un précédent emploi de cette locution augustinienne, que les précédents éditeurs ont ici traduite en français. |
3. |
L’excrément de divers animaux a fait partie de la panoplie thérapeutique (Thomas Corneille) :
La première des deux lettres que j’ai soudées se termine à la fin de ce paragraphe. |
4. |
Il n’y a pas eu d’acte à la Faculté le mardi 22 février 1661. La régence (pastillaire, ou antéquodlibétaire) de Pierre Pourret (v. note [1], lettre 669) avait eu lieu la veille : sous la présidence de Nicolas Brayer, le candidat avait répondu à la première proposition, An mulier viro ψυχροτερη ? [La femme est-elle plus froide que l’homme ?] ; puis Eusèbe Renaudot s’était attaqué à la seconde, An mulier viro βραχυβιατερη ? [La femme est-elle moins vigoureuse que l’homme ?]. La dispute (thèse) dont parlait ici Guy Patin devait être celui du 23 février (Comment. F.M.P., tome xiv, page 632) : le même Pourret présida sa première quodlibétaire, Estne mulierum semen infœcundum ? [La semence des femmes est-elle stérile ?] (affirmative) ; le candidat était le bachelier Jacques Boujonnier (fils de François i, v. note [3], lettre 12). Les examinateurs étaient Claude Quartier, François Landrieu, Antoine de Sarte, Daniel Arbinet, François Lopès, Charles Barralis, Philibert Morisset (doyen), Hermant de Launay et Philippe Hardouin de Saint-Jacques. Le procès-verbal du doyen dans les Commentaires ne signale aucune défection d’examinateur. Quoiqu’il en ait été, la phrase qui avait pu faire bondir Patin {a} se trouve à la fin du 3e article :Hinc motus maris agit pro sua forma, si superet facit marem, si superetur fœminam, ex æquali vero pugna prodeunt Ερμαφροδιτοι utriusque sexus participes. Fabulas narrant qui fœminas in mares immutato sexu transiisse, et molam sine viri consuetudine in utero muliebri conceptam esse scribunt, cum formationis omne principium a virili semine prodire cuilibet sedulo contemplanti pateat. |
5. |
« dans son Banquet, à propos du troisième genre d’hommes, à savoir les androgynes ». Les paroles exactes d’Aristophane dans le Banquet de Platon sont :
Néréides, sirènes (v. notule {b}, note [2], triade 1 du Borboniana 11 manuscrit) et tritons étaient des créatures marines fabuleuses de l’Antiquité. Par moquerie, saint Jérôme en a parlé, parmi d’autres animaux mythiques, au début de son Traité contre l’hérétique Vigilantius, ou Réfutation de ses erreurs :
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6. |
« leur inconfort n’est en rien dissipé par les grains opiacés ». J’ai remplacé le granie des précédentes éditions (forme latine inexistante) par granis, cas ablatif pluriel de grana [grains]. |
7. |
« ce qui ne conviendra pas à l’extrême épuisement de ses forces, et même, je pense, ne se fera jamais. » |
8. |
« tout le corps se porte comme paraissent les yeux. » |
9. |
« rumeurs douteuses et incertaines. » |
10. |
V. note [19], lettre 223, sur le curieux emploi qu’on faisait du lait de femme, en dernier recours, pour traiter les malades atteints de marasme. |
11. |
V. note [18] de la Bibliothèque de Guy Patin, pour François Bastonneau, marchand de Paris. |
12. |
V. notes [38], lettre 242, pour l’Historia Francica du P. Jean de Bussières (Lyon, 1661), et [11] et suivantes, lettre 541, pour les Thèses sedanaises protestantes (Genève, 1661). |
13. |
V. note [28], lettre 662, pour les « Œuvres [médicales] complètes de Gregor ii Horst » (Nuremberg, 1660). |
14. |
Dérivé du latin, intrepidus [sans effroi], par l’italien, intrepido, intrépide (« qui ne craint point la mort, qui affronte les périls » [Furetière]), « usité dès le xvie s. et oublié, reparut au commencement du xviie s. comme un mot nouveau. [Jean-Louis Guez de] Balzac et Guy Patin osent à peine s’en servir » (Littré DLF). « Balzac a dit que le mot intrépide lui plaisait extrêmement et que s’il avait du crédit, il l’emploierait pour solliciter sa réception. S’il vivait, il goûterait le plaisir de le voir parfaitement bien établi » (Trévoux). Ce mot ne figure que dans deux lettres françaises de Patin (v. note [19], lettre 678). |
15. |
« qui fixe la mort des yeux, et ne craint rien ». Fixis oculis intueri est un adage qu’Érasme a commenté (no 1842). |
16. |
« c’est grand malheur de tomber dans la main du Dieu vivant » ; Épître de saint Paul aux Hébreux (10:31) :
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17. |
« Alexis cité des Mandubiens, dans les Commentaires de César » ; Commentaires sur la guerre des Gaules (livre vii, chapitre lxviii) :
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18. |
Le Ponthieu est la partie de la Picardie qui se trouve de part et d’autre de la Somme, entre le Boulonnais au nord et la Normandie au sud. |
19. |
« mais je suis las de raconter de telles balivernes, et “ il est stupide de se torturer l’esprit avec des inepties ” [Martial, v. note [10], lettre 328]. » Le grand maître de l’Artillerie était Armand-Charles de La Porte (v. note [33], lettre 291), alors déjà duc de la Meilleraye. Son mariage lui conférait le titre supplémentaire de duc de Rethélois-Mazarin. |
a. |
Réunion de deux lettres à André Falconet en raison de leurs dates très proches :
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