L. 675.  >
À Claude II Belin,
le 2 mars 1661

Monsieur, [a][1]

J’apprends par la dernière que M. Barat [2] m’a fait l’honneur de m’écrire, que votre mal est augmenté, dont je suis bien fâché. Au nom de Dieu, pensez à vous et prévenez l’apoplexie [3] qui vous menace par la saignée, [4] laquelle est le plus sûr remède. Si votre sang vient une fois à s’échauffer, il gagnera le cerveau par un transport et l’étouffera si vous ne vous servez de ce puissant remède contre la pléthore, [5] laquelle trompe les plus fins. Pensez-y donc et faites à ma prière quelque chose pour votre santé, afin que nous puissions encore une fois nous revoir avant que de mourir. Je sens bien que je vieillis aussi et approche de 60 ans ; mais néanmoins, j’espère avec l’aide de Dieu de vivre encore quelques années et de voir quelque agréable changement en nos affaires avant que je prenne congé de la compagnie. Tout au pis aller, ce sera quand il plaira à Dieu. [1][6]

Vous savez bien que l’on voit une comète [7] vers le septentrion, en forme de croissant. On dit qu’elle a deux cornichons, [2] qui signifient le pape et le Mazarin, [8][9] qui tous deux se meurent d’hydropisie. [10] De illo certum est[3] M. le premier président [11] me l’a dit lui-même ; aussi me l’a-t-on mandé de Lyon, son hydropisie est confirmée. Pour le Mazarin, il languit ex utroque hydrope, nempe thoracico et hepatico[4] il est asthmatique, [12] orthopnoïque, [13] il a des étouffements la nuit, de sorte qu’il faut ouvrir les fenêtres pour le faire respirer de peur qu’il n’étouffe. Il est enflé, bouffi, exténué, décoloré. Bref, il n’est plus tantôt ce Mazarin si rougeaud et qui était si bel homme. Ses nuits sont fort mauvaises et ne dort guère que par le moyen des petits grains d’opium. [14] Jugez si c’est pour aller bien loin.

Il a fait son testament, que le roi [15] a signé, et a fait présent aux deux reines [16][17] de plusieurs beaux diamants de grand prix et a remis au roi 14 millions qu’il lui devait. Tout cela ne vient pas de son patrimoine. Il a marié sa nièce Hortense [18][19] avec M. le grand maître de l’Artillerie, [20] fils de M. le maréchal de La Meilleraye, [21] et lui a tant fait d’avantages que cela surpasse tous les mariages des reines qui ont été mariées jusqu’à présent.

On a achevé en Hollande tout fraîchement Astrologia Gallica Io. Morini, regii mathematicarum artium Professoris[5][22] ce sont deux petits volumes in‑fo. J’ai connu cet auteur, il était fou, fantasque, présomptueux, brûlé ; [6] l’on m’a dit qu’il se plaint là-dedans des médecins qui ne veulent point se servir de la chimie [23] et qui méprisent l’astrologie [24] judiciaire : jugez par là si cet homme était sage ou raisonnable. Je me garderai bien d’acheter ce livre, je n’ai point de place céans pour de si mauvaise marchandise. L’on imprime en Hollande toutes les Lettres du cardinal de Retz[25] les Mémoires de M. de La Rochefoucauld [26] touchant nos dernières guerres de 1649 et 1652, les Mémoires politiques et historiques du P. Joseph, capucin[27][28] secrétaire du cardinal de Richelieu, l’Histoire du dit cardinal faite par M. Aubery [29][30] en trois tomes in‑4o, laquelle on vend ici, in‑fo en trois tomes, 50 livres. On vend à Lyon en quatre tomes in‑12 une Histoire de France latine faite par le P. de Bussières, [31] jésuite. J’attends toujours de Genève Theses Sedanenses de MM. de Tournes, [32] comme aussi, de Strasbourg, la Nouvelle méthode particulière de M. Sebizius. [33] On a réimprimé à Nuremberg [34] toutes les œuvres de Greg. Horstius [35] ramassées ensemble in‑fo. Le livre est bon sed requirit peritum lectorem, ut distinguat bonum a malo, verum a falso[7] La grande Bible des Critiques, toute latine, [36] est achevée en Angleterre en neuf volumes, avec les commentaires des plus savants réformés et même de quelques catholiques. Pauli Zacchiæ Quæstiones medico-legales [37] en deux tomes in‑fo, dont le second est tout nouveau, ne sont pas encore en vente à Lyon, il n’en reste pourtant que les premières feuilles à achever ; on les veut dédier au pape, c’est peut-être sa maladie qui l’empêche. [8] Quand le Mazarin sera mort, on mettra sur la presse toutes les œuvres de M. de Balzac [38] en deux tomes in‑fo, où l’on mettra sa vie et les augmentations de l’Aristippe qui en ont été retranchées à cause de la fortune prédominante du dit Mazarin. [9]

M. le duc de Brissac [39] est ici mort depuis trois jours, âgé de 49 ans, tout hectique, [40] d’un grand ulcère qu’il avait dans le rein. [10][41]

Le roi d’Angleterre [42] fait fortifier Dunkerque. [43] L’on dit qu’il épousera la princesse de Portugal, [44] cela nuira au roi d’Espagne. [45]

On avait parlé de remettre le mariage de Mme Hortense à dimanche prochain et néanmoins, il se fait aujourd’hui, d’où l’on tire conjecture que le Mazarin est plus mal et qu’il y aurait à craindre ne quid humanitus ei contingeret [11] si l’affaire était remise plus longtemps.

Je vous prie de dire à M. Barat que je suis son très humble serviteur et que je le prie de m’excuser si je ne lui écris. Vous lui direz aussi que les chirurgiens [46] et apothicaires [47] n’interrogent ici qu’en français et qu’ils n’osent autrement, et que s’ils l’entreprenaient, on les ferait taire. Cela est en usage parmi nous, même quand ils demandent quelque chose de philosophie, c’est assez pour eux de savoir ce qui regarde l’opération. La plupart de ces gens-là sont des laquais bottés [48] qui n’ont nul fondement de science, mais beaucoup d’impudence, tant les uns que les autres. Pour contenir les apothicaires dans le devoir, il faut leur faire peur du séné [49] et du Médecin charitable[50] comme l’on épouvante les enfants avec un masque.

Le cardinal Mazarin n’a point pris d’émétique, ils n’ont osé lui en donner de peur de scandaliser leur marchandise vénéneuse. [12][51] Il n’y a ici que quelques charlatans effrontés et affamés qui se vantent d’en donner, mais ils n’en prennent jamais. Guénault, [52] qui en est le chef, en donne peu s’il n’est bien payé. Totam isto veneno cruentavit et funestavit familiam suam : [13] son neveu, [53] sa femme, [54] sa fille, [55] son gendre Guérin [56] per hanc viam ad plures penetrarunt[14] Pour lui, il n’en prend jamais, il ne se purge [57] qu’avec du séné dans un bouillon, il dit seulement que l’antimoine est bon pourvu qu’il soit bien préparé et bien donné à temps. Ad populum phaleras ! ego te intus et in cute novi, medicamentorum novitas commendat agyrtum[15][58] Dites à M. Barat que je lui promets une Légende d’antimoniaux[16][59][60] mais il faut que je la cherche. Maintenant, je suis pressé car il faut que je recommence mes leçons la semaine prochaine à Cambrai[61][62] Avez-vous eu des nouvelles de votre Rabelais ? [63] On n’en parle point ici, je pense qu’il n’y en a point de fait et que ce ne sont que des promesses des Elsevier. [17][64] Je me recommande à vos bonnes grâces et suis, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Guy Patin.

De Paris, ce mercredi 2d de mars 1661.


a.

Ms BnF no 9358, fos 194‑195, « À Monsieur/ Monsieur Belin, le père,/ Docteur en médecine,/ À Troyes » ; Reveillé-Parise, no cccxliii (tome i, 457‑461) ; Prévot & Jestaz no 35 et dernière (Pléiade, pages 535‑538).

1.

Une ombre de mort plane sur tout ce paragraphe : Claude ii Belin était fort âgé, au moins 85 ans puisqu’il avait étudié la médecine à Paris en 1593-1594 ; Guy Patin avait appris de Barat que leur ami était gravement malade ; il avait pour la dernière fois accusé réception d’une missive de Belin dans sa lettre du 12 octobre 1660. Belin mourut au début de l’année 1662 (v. note [15], lettre 726).

2.

Cornichon n’avait pas au xviie s. son sens injurieux d’aujourd’hui : le mot signifiait petite corne ; il servait aussi à nommer le but (cochonnet) au jeu de boules (jouer à cornichon va devant). V. note [1], lettre latine 161, pour la comète de janvier 1661, mais son dessin ne lui représente qu’un seul « cornichon ».

3.

« Pour le premier des deux, c’est chose assurée ». Le pape, Alexandre vii, vécut jusqu’au 22 mai 1667 ; le pronostic de Guy Patin s’avéra plus exact pour Mazarin : il mourut très vite après, le 9 mars 1661.

4.

« d’une double hydropisie, savoir thoracique et hépatique ».

5.

« “ L’Astrologie française ” de Jean-Baptiste Morin, professeur du roi en mathématiques » (La Haye, 1661, v. note [9], lettre 568).

6.

Brûler : « signifie figurément être agité d’une violente passion d’amour, d’ambition, de désir, d’impatience » (Furetière).

7.

« mais il y faut un lecteur averti, qui distingue le bien du mal et le vrai du faux. »

8.

V. note [1], lettre 633, pour les deux dernières lettres publiques du cardinal de Retz, mais je n’ai pas trouvé leur recueil complet édité à cette époque. Les mémoires de François vi, duc de La Rochefoucauld, {a} ont été publiées pour la première fois sous le titre de :

Mémoires de M.D.L.R. Sur les brigues à la mort de Louis xiii. Les Guerres de Paris et de Guyenne, et la Prison des Princes. Apologie pour Monsieur de Beaufort. {b} Mémoires de Monsieur de la Châtre. {c} Articles dont sont convenus Son Altesse Royale et Monsieur le prince {d} pour l’expulsion du Cardinal Mazarin. Lettre de ce Cardinal à M. de Brienne. {e}


  1. Ci-devant prince de Marcillac, v. note [7], lettre 219

  2. François de Vendôme, v. note [14], lettre 93.

  3. V. note [3], lettre 722.

  4. Gaston d’Orléans et le Grand Condé.

  5. Cologne, Pierre van Dyck, 1662, in‑12 de 400 pages ; v. note [49], lettre 292, pour Henri-Auguste de Loménie, comte de Brienne, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, de 1643 à 1663.

V. notes :

9.

Œuvres de Balzac, {a} divisées en 2 tomes :

10.

Le duc Louis de Brissac (v. note [21], lettre 533) pouvait avoir succombé à un cancer ou à une tuberculose du rein (v. note [9], lettre 673).

11.

« qu’il ne meure » : v. note [2], lettre 227, pour cette manière de le dire en latin.

12.

Il s’agissait ici de décrier la réputation de l’antimoine (émétique). V. note [2], lettre 670, pour le témoignage de Mme de Motteville sur l’émétique administré à Mazarin les 11 et 13 février 1661.

13.

« Il a massacré et endeuillé toute sa famille avec ce poison ».

14.

« ont pénétré par cette voie dans l’au-delà ». Les parents de François Guénault que Guy Patin soupçonnait d’avoir été empoisonnés étaient : sa propre épouse, Pierre Guénault, son neveu médecin, sa troisième fille, Catherine, et son gendre, l’avocat Jean (ou Antoine) Guérin, époux de sa fille aînée, Anne (v. note [46], lettre 279).

15.

« Du clinquant bon pour le peuple ! [À d’autres, mais pas à moi !] je te connais, moi, jusqu’au bout des ongles [Perse, v. note [16], lettre 7], c’est la nouveauté des médicaments qui accrédite le charlatan. »

16.

V. notes [11], lettre 333, et [55], lettre 348, pour la Légende de l’antimoine, parue en 1653.

17.

V. note [4], lettre 574, pour les éditions hollandaises des Œuvres de François Rabelais parues en 1663.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Claude II Belin, le 2 mars 1661

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(Consulté le 29/03/2024)

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