L. 676.  >
À André Falconet,
le 4 mars 1661

Monsieur, [a][1]

Enfin le mardi gras est passé, [2] mais la folie des hommes ne l’est pas. Le cardinal Mazarin [3] prit dernièrement une pilule de la main d’un gentilhomme nommé de Plainville, avec laquelle il a dormi trois heures. [4] Il est fort dégoûté des médecins, mais il a autour de soi en récompense six docteurs de Sorbonne [5] qui lui font connaître les voies du ciel et qui lui parlent du paradis. Il ne prend plus de lait, [6] ni de bouillon, ni de gelée, [7] mais seulement des consommés faits d’une douzaine de perdrix à la fois, qui coûtent 4 francs la pièce car elles sont fort rares ici. On dit que le roi [8] a envoyé demander à Rome un chapeau de cardinal pour l’abbé de Montagu, [9] qui est un Anglais fort dans les bonnes grâces de la reine mère. [10] C’est lui qu’on croit qui gouvernera après le Mazarin. Ne sera-ce pas un grand bonheur à la France que nous trouvions un Anglais qui veuille bien prendre la peine de nous gouverner après que nous aurons perdu un Italien si honnête homme ? À propos de cet homme de bien, en voici de fraîches nouvelles : il a eu l’extrême-onction [11] et a demandé tous ses parents, qui sont allés au Bois de Vincennes. [1][12] La mort frappe à sa porte et demande son âme. On a envoyé en diverses maisons de moines [13] afin qu’on y priât Dieu pour lui et qu’en chaque moinerie l’on y dît dix messes pour dix francs, qui y ont été délivrés. Vous voyez qu’il les prend à 20 sols pièce, [2] n’est-ce pas une marque certaine qu’il croit bien fermement en Dieu puisqu’il a recours aux gens de bien tels que sont les moines ? Mais à propos d’âme, cet homme en a-t-il une ? Il est italien, et de ce pays-là il y a bien des gens qui font de bonne heure provision d’athéisme [14] afin que les scrupules de conscience ne les empêchent jamais de faire fortune ; car après tout, le mal qu’ils font ne leur paraît que des peccadilles. On dit que par le commandement du roi, les prières de quarante heures se disent pour Mazarin ; [15] mais parce que c’est pour lui, le peuple ne se hâte point et il n’y a pas grande presse dans les églises. Quoi qu’il en soit, il est fort mal, et nous aussi si Dieu ne nous en envoie un meilleur, plus humain, moins avare et moins larron, mais surtout qui soit français et qui laisse respirer le peuple plus à son aise. Je suis votre, etc.

De Paris, ce 4e de mars 1661.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no xcvii (pages 303‑305) ; Bulderen, no ccxxxviii (tome ii, pages 215‑217) ; Reveillé-Parise, no dlxv (tome iii, pages 332‑333).

1.

Mme de Motteville (Mémoires, page 502) :

« Le 3e de mars, deuxième jour de carême, j’allai à Vincennes. Le cardinal Mazarin, qui s’était mieux porté depuis un jour ou deux, s’était trouvé si mal ce même matin qu’il avait fallu lui faire recevoir le saint viatique. {a} La reine mère fut réveillée avec cette nouvelle. Elle l’entendait hurler les nuits parce qu’il était logé de l’autre côté de sa chambre, et son mal était de cette nature qu’il étouffait continuellement. Le roi tint Conseil le matin avant que la reine mère fût éveillée et aussitôt, ils lui vinrent rendre compte de ce qui s’était passé. La reine mère, ce même jour-là, me fit l’honneur de me dire que Le Tellier, le procureur général Fouquet et de Lionne étaient destinés, non pas pour gouverner, mais pour servir le roi. Elle me parla du maréchal de Villeroy comme d’un homme qui aimait l’État et avait de la capacité, mais qui était faible. Elle croyait néanmoins qu’il serait du Conseil, ce qu’il ne fut pas. Elle me parut persuadée que Le Tellier était un homme habile en sa charge, homme de bien, assez à elle, mais pas capable de la première place. Elle me fit l’honneur de me dire aussi que le procureur général, comme capable, quoique grand voleur, demeurerait le maître des autres. Pour de Lionne, elle me témoigna avoir dessein, si elle le pouvait, de l’éloigner des conseils après la mort du ministre. »


  1. V. note [15], lettre 251.

2.

Dix messes pour dix francs (livres) mettaient chaque messe à une livre (20 sols).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 4 mars 1661

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(Consulté le 25/04/2024)

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