L. 680.  >
À Christiaen Utenbogard,
le 10 mars 1661

Monsieur mon bon ami, [a][1]

Je vous réponds en français puisque vous m’avez fait l’honneur de m’écrire en ce même langage.

Si monsieur votre neveu, [2][3] retournant en son pays, passe par ici, je vous promets que je ferai pour lui tout ce qui me sera possible et l’assisterai de tout ce dont il pourra avoir besoin, jusqu’au fond de ma bourse. Ope, opere, opera et consilio iuvabo hominem[1]

M. Godeau, [4] évêque de Grasse, est un excellent homme : petit homme, petit évêché, mais grand en science et en mérite. Il a fait le 2e tome de l’Histoire ecclésiastique, in‑fo, qui se vend au Palais. [2] J’aurai soin de la feuille qui vous manque en la Paraphrase de l’Épître de saint Paul aux Romains ; et quand je l’aurai recouverte, [3] je chercherai les moyens de vous la faire tenir. Je pourrai bien la mettre dans le premier paquet que j’enverrai à notre bon ami M. Vander Linden, [5] pour lequel j’attends quelques livres de Lyon et même de Paris, savoir les 2 derniers tomes du Galien grec et latin : c’est le viie et le xie[4][6] que je n’ai pu tirer jusqu’à présent à cause du procès qui est et qui dure il y a longtemps entre la veuve [7] de ce Chartier [8] et les enfants du même, du premier lit. Ils le promettent toujours en bref, mais ils ne s’acquittent pas de leurs promesses. Je vous supplie toujours de continuer fortement de m’aimer et d’aimer aussi M. Vander Linden, qui est un brave homme, fort savant et bon ami. Lisez les 13 thèses qu’il a faites in Hipp. de Circuitu sanguinis[5][9][10] Cela est fort beau.

Ce 9e de mars. Enfin, le cardinal Mazarin a tant tiré qu’il ne tire plus : il est mort [11] dans le Bois de Vincennes [12] le lundi 7e de mars. [6] Il y en a qui disent qu’il n’est pas encore tout à fait mort, mais qu’il est en l’agonie. Je le tiens mort, mais je crois qu’on le cèle jusqu’à ce que le roi [13] soit le maître de quelques gouvernements où il y a des lieutenants qui donnent quelque soupçon et font ombrage de leur fidélité. [7] Il est tout à fait mort et ne mord plus, et ne mordra jamais, s’il ne mord le diable en enfer où vont les tyrans comme lui.

Je suis bien aise que vous aimiez bien M. Senguerdius ; [14] c’est un brave homme. Il m’a fait l’honneur de me venir voir avec M. Stuart et y avons bu ensemble. [8][15] J’honore pareillement fort M. Blasius, [16] qui même m’a fait l’honneur de me citer dans son livre in Veslingii Syntagma Anatomicum[9][17] Hélas ! je ne savais pas qu’il fût au monde.

Je vous promets que je ferai tout ce que je pourrai pour monsieur votre neveu, si j’ai le bonheur de le voir lorsqu’il passera par ici avant que de s’en retourner en Hollande. Donnez-en toute l’assurance possible à Madame sa mère.

Je vous supplie de dire à M. Timannus Gesselius [18] que je suis son très humble serviteur et que je l’honore bien fort. Je prie Dieu qu’il lui fasse la grâce de lui donner du temps, du loisir, des forces et toute autre sorte de moyens pour achever sa belle Histoire[10] Je vous supplie aussi de faire mes très humbles recommandations à MM. Regius [19] et Diemerbroeck. [11][20]

On parle ici d’un beau service, fort solennel que le roi veut être fait la semaine prochaine pour le Mazarin dans Notre-Dame de Paris, [21] où seront invitées et assisteront toutes les compagnies souveraines [22] de Paris, savoir Messieurs du Parlement, de la Chambre des comptes, la Cour des aides[23] l’Hôtel de Ville, l’Université, etc. Nous ne savons encore qui aura la place du cardinal Mazarin, pro quo acquirendo multi fortiter et strenue occupantur[12] C’est ce qu’a dit Juvénal : [24]

Summus, nempe, locus nulla non arte petitus,
Votaque Numinibus non exaudita malignis
[13]

Le Mazarin est mort merveilleusement riche en diamants, bagues, joyaux et argent comptant. Ce n’est point de son patrimoine, mais de l’argent qu’il a volé en France. On parle de son testament. S’il est jamais imprimé, nous verrons là bien de la vanité, et de la volerie. Vale, vir clarissime, et me, quod facis, amare perge. Tuus ex animo[14]

De Paris, ce jeudi 10e de mars 1661.

Épitaphe du Mazarin[15]

Ci-gît l’Éminence deuxième,
Dieu nous garde de la troisième.


a.

Brant, Epistola lxxxvi (pages 262‑265). Le zèle sans limite de M. Guy Cobolet, directeur de la BIU Santé, nous a procuré une copie de l’original autographe qui est conservé à l’Universiteit Leiden Bibliotheken : « À Monsieur/ Monsieur Chrestien Utenbogard,/ Docteur en Médecine,/ À Utrecht », avec cette annotation au bord inférieur de la feuille, « Recepi Londini [L’ai reçue à Londres] le 30e d’avril 1661 » ; le manuscrit ne diffère de l’imprimé que par quelques menus détails que j’ai restaurés.

1.

« J’aiderai cet homme de mon argent, de mon travail, de mes soins et de mes conseils. »

Ce neveu de Christian Utenbogard (v. note [2], lettre latine 204) se nommait Jan iii van Heurne (Utrecht 1639-ibid. 1702). Alors étudiant et futur médecin à Utrecht, il était arrière-petit-fils de Jan i van Heurne (Johannes Heurnius, professeur de médecine à Leyde, v. note [3], lettre 139), et fils de Margaretha Utenbogard (1608-1674), sœur de Christiaen et épouse de Jan ii van Heurne, avocat et fils d’Otto (v. note [3], lettre 463).

2.

Guy Patin annonçait la parution de la suite de :

l’Histoire de l’Église par Messire Antoine Godeau {a} Évêque de Vence. {b}


  1. Depuis 1653, Antoine Godeau (v. note [10], lettre 133) n’était plus évêque de Grasse, mais seulement de Vence.

  2. Paris, Thomas Jolly, 1663, un volume in‑4o de 387 pages, contenant les tomes iii et iv (ve et vie s.) ; v. note [40], lettre 286, pour les deux premiers tomes (ierive s.) publiés en 1653 ibid.

3.

Sic pour « recouvrée » :

Paraphrase de Godeau sur l’Épître de saint Paul aux Romains. Seconde édition corrigée et augmentée. {a}


  1. Paris, Jean Camusat, 1636, in‑8o de 536 pages ; première édition en 1635, plusieurs rééditions ultérieures, dont la plus récente datait alors de 1651.

4.

Achèvement, qui traînait en longueur, de l’impression du Galien de René Chartier, v. note [13], lettre 35.

5.

V. note [4], lettre latine 137, pour les 27 thèses (exercitationes), intitulées Hippocrates de Circuitu sanguinis [Hippocrate sur le Mouvement circulaire du sang], que Johannes Antonides Vander Linden a présidées et publiées à Leyde de 1659 à 1663.

6.

V. note [2], lettre 679, pour les curieuses errances de Guy Patin sur la date exacte.du décès de Mazarin.

7.

Ombrage : défiance, soupçon.

8.

Le Stuart qui accompagnait Arnold Senguerdius dans sa visite à Guy Patin était très probablement David Stuartus (ou Stevartus), fils d’Adamus Stevartus et professeur de philosophie à Leyde (v. note [10], lettre latine 143).

9.

Ioannis Veslingii, Mindani, Equitis, in Gymnasio Patavino Anatomiæ et Pharmaciæ Professoris Primarii, Hortique Medici Præfecti, Syntagma anatomicum, commentariis illustratum a Gerardo Leonardi Blasio, Amstellod., Medicinæ Doctore, et in Patria Practico,

[Traité anatomique de Johann Vesling, {a} natif de Minden, chevalier, premier professeur d’anatomie et de pharmacie au Lycée de Padoue, et médecin préfet du jardin ; Gerardus Leonardus Blasius, {b} docteur en médecine d’Amsterdam, où il pratique, l’a enrichi de commentaires]. {c}


  1. Mort en 1649, v. la note [19], lettre 192, qui recense aussi les précédentes éditions de son Syntagma (1641, 1647).

  2. Gerardus Leonardus Blasius a correspondu avec Guy Patin.

  3. Amsterdam, Joannes Janssonius, 1659, in‑4o illustré en deux parties de 274 pages (texte de Vesling) et 228 pages (commentaires de Blasius) ; ouvrage réédité en 1666 (v. note [6], lettre latine 154) et 1696.

    Les recherches de Jean Pecquet, Thomas Bartholin et d’Olaüs Rudbeck sur les voies du chyle, celles de Lorenzo Bellini sur les reins (v. note [7], lettre latine 317), de Thomas Willis sur les nerfs (v. note [8], lettre de Bartholin, datée du 25 septembre 1662) et de Marcello Malpighi sur les poumons (v. note [19] de Thomas Diafoirus et sa thèse) forment la majeure partie des Commentaria de Blasius, qui visent à mettre à jour le Syntagma de Vesling.


Dans sa lettre à Blasius datée du 28 janvier 1661 Patin a égrené une longue (mais fort instructive) suite de remarques sur ce livre, relevant entre autres les passages où il y a été cité (ou allait l’être dans la réédition de 1666, v. sa note [57]).

10.

Historia sacra et ecclesiastica ordine chronologico ex optimis scriptoribus compendiosè digesta, ab anno Mundi ad annum Christi mcxxv. In qua ad pacem Ecclesiæ Christianæ viam aperire pio conatur affectu Timannus Gesselius Med. D.

[Histoire sacrée et ecclésiastique, classée par ordre chronologique, en abrégé à partir des meilleurs auteurs, depuis la création du monde jusqu’à l’an 1125 après Jésus-Christ. Où Timannus Gesselius, {a} docteur en médecine, entreprend, par pieuse intention, d’ouvrir une voie vers la paix de l’Église chrétienne]. {b}


  1. Timannus Gesselius (Timan van Gessel, Amersfoort vers 1591-Utrecht 1664 ou 1666) avait d’abord exercé et enseigné la médecine dans sa ville natale. « Comme on l’obligea en 1619 de quitter cet emploi à cause de son attachement à la doctrine d’Arminius [v. note [7], lettre 100], il abandonna aussi sa patrie pour se retirer à Nimègue, d’où il passa à Utrecht, bien décidé de se borner à la pratique de la médecine » (Éloy).

  2. Utrecht, Gisbertus à Zijll et Theodorus ab Ackersdijk, 1659, in‑4o, avec cette citation en exergue du titre :

    Ephes. 4 v. 15.

    Αληθευοντες εν Αγαπη.

    [(Lettre de saint Paul aux) Éphésiens, 4:15.

    Professant la vérité dans la charité].

11.

Ijsbrand van Diemerbroeck a été correspondant de Guy Patin.

Henricus Regius (Hendrik De ou Du Roy, Utrecht 1598-ibid. 1679), docteur en médecine de Franeker (Frise), enseignait la théorie et la botanique à la Faculté d’Utrecht depuis 1638. C’était un des plus fervents défenseurs de Descartes, en dépit des brimades que lui valurent cette conviction dans son Université (Éloy) :

« Mais si le médecin dont nous parlons fut un des premiers martyrs du cartésianisme, il en fut aussi un des premiers déserteurs ; car Descartes ayant refusé d’approuver quelques sentiments particuliers que Du Roy avait avancés dans ses Fondements de physique, {a} celui-ci se brouilla avec lui et renonça publiquement au cartésianisme en 1645. {b} Son abjuration ne fut cependant point entière et sans réserve, puisqu’il retint la plus grande partie des idées de son maître, auxquelles il se contenta de faire quelques changements. Les ouvrages de Du Roy sont presque tous calqués sur la nouvelle philosophie. »


  1. Henrici Regii Ultrajectini Fundamenta Physices (Amsterdam, Ludovicus Elzevirius, 1646, in‑4o de 306 pages) : « on accuse notre médecin d’avoir volé au philosophe français une copie de son traité des animauxn et de l’avoir ensuite presque toute insérée dans son ouvrage » (Éloy).
  2. Sic pour un ou deux ans plus tard, car l’édition susdite des Fundamenta de Regius (1646) a été la seule et unique.

12.

« beaucoup s’agitent vivement et énergiquement pour l’obtenir. »

13.

« Sinon le rang suprême brigué par tous les moyens, et leurs vœux extravagants exaucés par les dieux jaloux » (v. note [48], lettre 348).

14.

« Vale, très brillant Monsieur, et continuez de m’aimer, comme vous faites. Vôtre de tout cœur. »

15.

Écrite verticalement dans la marge de la première page de la lettre, c’est la même épitaphe que celle qui se trouve à la fin de la précédente lettre à André Falconet.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Christiaen Utenbogard, le 10 mars 1661

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(Consulté le 29/03/2024)

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