Je suis revenu des champs, Dieu merci, après y avoir eu bien du mal et n’y avoir passé qu’une nuit, mais sans dépouiller, [1] par un malheur qui nous arriva d’une roue qui rompit à notre carrosse. C’étaient deux gentilshommes normands qui me menaient voir leur beau-frère [2] qui avait une fièvre continue [3] avec un mal de gorge et un érysipèle [4] au visage. Synesius, [5] malcontent d’un certain voyage qu’il avait fait sur mer avec quelques juifs qui, même en danger d’être noyés, voulurent garder le sabbat et ne jamais aider à la chiourme, fait protestation de ne voyager jamais avec telles gens. [2][6] Pour moi, j’en dis de même avec des gentilshommes normands. J’en ai pourtant rapporté mes oreilles. [3] Cicéron [7] parle d’un certain Caninius [8] qui, dans tout son consulat, ne dormit point, à cause de quoi il l’appelle très vigilant ; c’est qu’il mourut le même jour qu’il fut élu consul. [4] Ainsi, je puis passer pour un médecin très vigilant car, en tout mon voyage, je n’ai point dormi : je partis d’ici lundi à midi, je n’arrivai chez mon malade que mardi à huit heures, j’en partis à dix heures du matin et j’arrivai ici hier, [5] après neuf heures du soir. Dieu me garde de tel voyage, j’en ai encore mal à la tête et aux pieds car le malheur nous arriva au milieu de la campagne. Mais c’est assez, et même trop, de vous entretenir de notre petit malheur. Conservez-moi votre amitié et je m’en tiendrai assez heureux. Je suis, etc.
De Paris ce 10e de mars 1661.
1. |
Dépouiller : « ôter les habits » (Furetière). |
2. |
Chiourme : « les galériens ou forçats qui font mouvoir une galère à force de rames » (Furetière). V. notes [14]‑[16] du Borboniana 6 manuscrit pour Synesius de Cyrène, dont Denis Petau a traduit en latin les Opera quæ extant omnia [Œuvres complètes] (Paris, 1612). Dans sa lettre 4 (réédition de 1633, pages 161‑169), envoyée du port d’Azaïre en mai 397, Synesius raconte à son frère, Euoptius, son naufrage lors d’une traversée d’Alexandrie à Cyrène (extraits traduits en français par H. Druon, 1878).
Il était trop tard pourtant, le bateau, ayant subi de graves avaries, était devenu ingouvernable et après quelques autres péripéties, le voyage s’acheva par un échouage sur une plage déserte. Contrairement à ce que disait Guy Patin, Synesius a terminé sa lettre sans maudire les juifs, mais en exhortant son frère à la prudence :
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3. |
« On dit de celui qui revient sain et sauf de quelque voyage, de l’armée, où il a été souvent dans le péril, dans les occasions, qu’il en a rapporté ses oreilles » (Furetière). |
4. |
Gaius Caninius Rebilus était un fidèle compagnon d’armes de Jules César qui le nomma consul suffectus (consul subrogé) le dernier jour de 45 av. J.‑C., à la mort de Quintus Fabius Maximus, dont le mandat avait atteint son dernier jour ; Caninius ne fut donc consul que quelques heures ; Cicéron, Lettres familières (livre vii, lettre 30) :
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5. |
Le mercredi 9 mars 1661 : Guy Patin ne se mit pas au lit, mais dut tout de même bien somnoler dans la voiture (20 heures de voyage aller, et 13 de plus pour le retour, avec l’avarie du carrosse). Il s’agit d’un des rares voyages hors de Paris que Patin a raconté dans ses lettres. En estimant la vitesse moyenne du carrosse à 5 kilomètres par heure, sa destination se situait dans un rayon d’une centaine de kilomètres autour de Paris, sans savoir dans quelle direction. |
a. |
Du Four (édition princeps, 1683), no xcix (pages 308‑309) ; Bulderen, no ccxxlii (tome ii, pages 228‑229) ; Reveillé-Parise, no dlxix (tome iii, pages 342‑343). |