L. 683.  >
À André Falconet,
le 18 mars 1661

Monsieur, [a][1]

M. d’Hervart, [2] contrôleur général des finances, est en mauvaise posture et on dit que M. Fouquet, [3] surintendant des finances, l’a mis mal dans l’esprit du roi [4] pour le ruiner, ou au moins le chasser de là. On dit ici en riant que les jésuites [5] se plaignent fort du Mazarin [6] qui a donné 400 000 livres aux théatins [7] pour le mettre en paradis, et qu’ils l’y auraient mis pour la moitié : n’était-ce pas une bonne épargne, et particulièrement pour un bon ménager comme lui ? [1] Le Mazarin, avant que de mourir, a donné à M. Le Maître, [8] docteur et professeur du roi en Sorbonne, [9] l’évêché de Lombez, [2][10][11] sur lequel pourtant il a une grosse pension.

Le roi fait ici espérer qu’il s’en va faire merveille de justice et de soulagement du peuple. Il a mandé aux églises qu’il veut que samedi prochain, 19e de mars, il soit fête ; que notre reine, [12] prétendue grosse, l’a fort désiré pour l’honneur de saint Joseph au nom duquel elle a une particulière dévotion ; et même on dit que son mariage avec le roi fut arrêté et conclu en pareil jour et qu’elle espère que par l’intercession de ce bon saint elle accouchera heureusement dans sept mois ou environ. [3]

Le roi a dit au seigneur Ondedei, [13] évêque de Fréjus, qu’il ne veut point qu’il s’en aille à son évêché, qu’il veut faire approcher son évêché de Paris afin de prendre son conseil quand il en aura besoin ; et pour cet effet, il a donné l’évêché de Fréjus à l’abbé Ondedei, neveu de celui-ci, et celui d’Évreux à cet oncle, ce qui rend les Italiens tout glorieux ; [4] et ainsi l’on pourra dire du Mazarin ce que l’on disait autrefois d’Alexandre le Grand, [14] Etiam mortuus adhuc imperat[5] On dit que la reine mère [15] est malcontente de ce qu’elle n’est point appelée au Conseil. On dit même que MM. Fouquet et de Lionne [16] sont fort bien ensemble, aux dépens de M. Le Tellier ; [17] mais je ne le crois point du tout, au contraire. M. Colbert [18] a prêté serment pour sa charge d’intendant des finances. [6] Le gouvernement de Saint-Germain-en-Laye a été donné au marquis de Richelieu, [19] gendre de Mme de Beauvais. [20]

Mardi dernier < 15e de mars >, M. Talon, [21] avocat général, entretint le roi dans son cabinet, seul à seul, trois heures entières ; qui est une nouvelle qui réjouit ici tout le monde sur ce que M. Talon est un excellent personnage qui ne donnera jamais que de très bons conseils au roi, qui prend plaisir à recevoir les requêtes des uns et des autres et à dire qu’il veut gouverner lui-même, dont tout le monde conçoit ici fort bonne espérance. M. le premier président [22] l’a pareillement entretenu. Le roi lui a dit qu’il voulait gouverner lui-même, et il lui répondit que jamais les sujets n’avaient mieux ni plus volontiers obéi que lorsqu’il n’y avait que leur maître qui leur commandait. [7] Un honnête homme me vient de dire que bientôt nous verrons grand changement dans les affaires. Ce ne peut être que du côté des sceaux et des finances car il me semble que le cardinal de Retz [23] est bien éloigné et bien avant dans l’eau. [8]

Nonnulli sunt qui male ominantur polemarcho vestro Villaregio, quasi minus apud regem potenti vel gratioso ex valida et contumaci commendatione istius purpurati nebulonis, qui nuper obiit in regionem multorum ; sed patienter ferendi sunt isti rumores, dum omnia sunt suspicionibus plena[9][24]

Je reçus hier de Nuremberg [25] une lettre par laquelle on me mande que le Turc [26] a déclaré la guerre à l’empereur [27] et que dans six semaines il veut attaquer la Transylvanie [28] et la Hongrie. C’est pourquoi l’empereur a envoyé à tous les électeurs et autres princes d’Allemagne qu’ils aient à s’apprêter pour lui donner promptement du secours. On a vu la comète [29] nouvelle par toute l’Allemagne. On l’a fait graver et j’en ai reçu une copie dans ma lettre. Je baise les mains à M. Spon, auquel je vous prie de dire que je n’attends rien de Nuremberg, vu que les livres que M. Volckamer [30] m’avait destinés par Lyon viennent par Hambourg [31] et delà à Rouen. Ce sont quelques Thèses et disputes de médecine de Rolfinckius, [32] Gregorii Horstii Opera omnia in‑fo[33] etc. C’est pourquoi, quand vous aurez Quæstiones medico-legales P. Zacchiæ[34] il ne faudra rien attendre que quelque occasion et quelque commodité de me les envoyer. [10][35] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 18e de mars 1661.


a.

Bulderen, no ccxxliv (tome ii, pages 231‑234) ; Reveillé-Parise, no dlxxi (tome iii, pages 344‑346).

1.

V. notes [12], lettre 586, pour le grave différend qui opposait Barthélemy Hervart et Nicolas Fouquet, et [6], lettre 685, pour la construction de Sainte-Anne-la-Royale, église parisienne des théatins. Le cœur de Mazarin (v. note [6], lettre 685, et [6], lettre 687) fut porté aux théatins le 28 mars.

2.

Le siège épiscopal de Lombez, dans l’actuel département du Gers, était resté vacant durant plusieurs années après la mort de Jean Daffis, le 16 novembre 1655. En mars 1661, Louis xiv l’attribuait à Nicolas Le Maître ; proposé au consistoire de Rome le 4 juillet, il mourut le 14 octobre, avant d’avoir été sacré. L’évêché échut en 1662 à Jean-Jacques Séguier, fils de Jacques Séguier et de Marguerite Tadieu (Gallia Christiana).

3.

Le 19 mars 1661, à l’occasion de la fête de saint Joseph, le roi alla faire ses dévotions en l’église des Feuillants (Levantal). Le dauphin, Louis de France, naquit à Fontainebleau le 1er novembre suivant.

4.

Cela n’arriva pas : Giuseppe Zongo Ondedei (v. note [22], lettre 338) resta évêque de Fréjus jusqu’à sa mort, en 1674, et l’évêché vacant d’Évreux (par la mort de Gilles Boutaut, survenue le 11 mars 1661) échut le 1er juillet 1661 à Henri de Gauchon de Maupas du Tour (Gallia Christiana).

5.

« Même mort, il commande encore » (v. note [7], lettre 78).

6.

Loret s’en est obséquieusement réjoui (Muse historique, livre xii, lettre xi, du samedi 20 mars 1661, page 334, vers 157‑168) :

« Jeudi, cet homme si capable,
Cet esprit si considérable,
Prudent, laborieux, expert,
C’est-à-dire Monsieur Colbert,
Digne des plus belles séances,
Ainsi qu’intendant des finances,
Entra pour la première fois
Au Conseil du meilleur des rois,
Où on l’a jugé nécessaire,
D’autant qu’en toute grande affaire
Il agit, ordinairement,
Avec très-bien du jugement. »

Jusque-là tout dévoué à Mazarin, Jean-Baptiste Colbert prenait séance au Conseil le 18 mars en qualité d’intendant des finances. Le roi nommait trois ministres pour son Conseil étroit : Michel Le Tellier, à la guerre, avec en sus la marine du Levant ; Hugues de Lionne aux affaires étrangères ; le surintendant Nicolas Fouquet aux finances. Il leur adjoignait pour son Conseil d’en haut trois secrétaires d’État : Henri-Auguste de Loménie de Brienne, aux affaires étrangères, avec la marine du Ponant ; Louis Phélypeaux de La Vrillière, aux affaires de la Religion prétendue réformée ; Henri de Guénégaud à la Maison du roi. Le duc Nicolas de Villeroy, ancien gouverneur du roi, était chef du Conseil royal des finances et Séguier, chancelier, gardait les sceaux. Tout le monde restait donc en fonction, à l’exception de Colbert qui bénéficiait d’une promotion : le roi l’introduisait dans le gouvernement, alors que l’étoile de Fouquet commençait à pâlir. Louis xiv a, plus tard (Mémoires, pages 46‑49), lui-même commenté la composition de son Conseil :

« Mais dans les intérêts les plus importants de l’État et les affaires secrètes, où le petit nombre de têtes est à désirer autant qu’autre chose et qui seules demandaient plus de temps et plus d’application que toutes les autres ensemble, ne voulant pas les confier à un seul ministre, les trois que je crus y pouvoir servir furent Le Tellier, Fouquet, et Lionne […].

Pour Fouquet, on pourra trouver étrange que j’aie voulu me servir de lui quand on saura que, dès ce temps-là, ses voleries m’étaient connues ; mais je savais qu’il avait de l’esprit et une grande connaissance du dedans de l’État, ce qui me faisait imaginer que, pourvu qu’il avouât ses fautes passées et qu’il promît de se corriger, il pourrait me rendre de bons services. Cependant, pour prendre avec lui mes sûretés, je lui donnai dans les finances Colbert pour contrôleur, sous le titre d’intendant, homme en qui je prenais toute la confiance possible parce que je savais qu’il avait beaucoup d’application, d’intelligence et de probité, et je le commis dès lors à tenir ce registre des fonds dont je vous ai parlé. […]

J’ai su depuis que le choix de ces trois ministres avait été considéré diversement dans le monde, suivant les divers intérêts dont le monde est partagé. Mais pour connaître si je pouvais faire mieux, il n’y a qu’à considérer les autres sujets à qui j’aurais pu donner la même place. […]

J’aurais pu sans doute jeter les yeux sur des gens de plus haute considération, mais non pas qui eussent eu plus de capacité que ces trois ; et ce petit nombre, comme je vous l’ai déjà dit, me paraissait meilleur qu’un plus grand. Pour vous découvrir même toute ma pensée, il n’était pas de mon intérêt de prendre des sujets d’une qualité plus éminente. Il fallait, avant toutes choses, établir ma propre réputation et faire connaître au public, par le rang même d’où je les prenais, que mon intention n’était pas de partager mon autorité avec eux. Il m’importait qu’ils ne conçussent pas eux-mêmes de plus hautes espérances que celles qu’il me plairait de leur donner, ce qui est difficile aux gens d’une grande naissance ; et ces précautions m’étaient tellement nécessaires qu’avec cela même le monde fut assez longtemps à me bien connaître. Plusieurs se persuadaient que dans peu quelqu’un de ceux qui m’approchaient s’emparerait de mon esprit et de mes affaires. La plupart regardaient l’assiduité de mon travail comme une chaleur qui devait bientôt se ralentir ; et ceux qui voulaient en juger plus favorablement attendaient à se déterminer par les suites. Le temps a fait voir ce qu’il en fallait croire. »

Dans tout cela, le fait essentiel était que l’entourage immédiat du roi ne comptait plus ni grand noble de sang royal (tels qu’eussent été Anne d’Autriche, Monsieur ou le prince de Condé) ni premier et principal ministre. Comme l’écrivait plus loin Guy Patin, avec insistance et jubilation, le roi voulait désormais gouverner lui-même.

7.

La mort de Mazarin marquait la fin de ce que les historiens ont appelé le « premier xviie siècle ». Le pouvoir royal devenait plus personnel. Mazarin n’eut pas de successeur qui fût son équivalent. Louis xiv s’était déjà détaché de l’influence des grands, démantelée par la Fronde, mais il n’allait gouverner lui-même et directement, c’est-à-dire être vraiment monarque absolu qu’en 1691, après les ministères de Colbert puis de Louvois.

Mme de Motteville (Mémoires, page 506) :

« Le roi, depuis qu’il voyait son ministre pencher vers sa fin, avait montré qu’il voulait à l’avenir gouverner son royaume. Il disait qu’il n’approuvait point la vie des rois fainéants et qui se laissent mener par le nez. Il ajoutait lui-même à cela qu’il voyait bien qu’on pouvait lui reprocher qu’il avait fait ce qu’il blâmait, mais il attribuait sa conduite passée à l’estime qu’il avait eue pour le cardinal, à cause de son habileté, et à cette soumission et dépendance à laquelle son enfance l’avait accoutumé. La reine, sa mère, qui avait senti l’incommodité du joug qu’elle s’était imposé, ne voulait plus se soumettre à d’autre puissance qu’à celle du roi son fils ; si bien qu’elle souhaitait qu’il voulût travailler lui-même pour lui-même. Elle n’était point ambitieuse, mais elle était assez bonne mère pour vouloir lui aider en tout ce qu’elle pourrait. Tous les gens de bien étaient dans ce même sentiment et le ministre en mourant, soit par le désir de faire son devoir en donnant de bons conseils au roi, soit pour ne vouloir point de successeur dans la gloire de sa faveur, lui laissa pour principale maxime de faire lui-même ses affaires et de ne plus élever de premier ministre à ce suprême degré où il était monté ; lui avouant que par les choses qu’il aurait pu faire contre son service, il connaissait combien il était dangereux à un roi de mettre un homme dans cet état. Il lui laissa des conseils et des préceptes estimables, que le roi lui-même écrivit afin de s’en souvenir pour sa conduite. »

8.

En mer, « être de l’avant, se mettre de l’avant, pour dire laisser derrière soi des vaisseaux, des ports, des côtes » (Furetière) ; prendre le large.

9.

« Il y en a certains qui augurent mal de votre polémarque Villeroy, comme ayant peu de pouvoir et de faveur auprès du roi, par suite de la recommandation vigoureuse et obstinée de ce fripon empourpré qui s’en est récemment allé dans le domaine des morts ; mais ce sont des rumeurs à supporter avec patience, aussi longtemps que toutes choses seront emplies de soupçons. »

Le polémarque était un commandant d’armée chez les Grecs. Villeroy avait les faveurs d’André Falconet (v. sa lettre datée du 15 mars) et Guy Patin voulait qu’il ne se fît pas trop d’illusions sur les chances que le maréchal avait de succéder à Mazarin.

10.

Sous la présidence de Werner Rolfinck :

V. notes [28], lettre 662, pour les « Œuvres [médicales] complètes » de Gregor ii Horst et [10], lettre 568, pour les « Questions médico-légales » de Paolo Zacchias (Lyon, 1661).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 18 mars 1661

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(Consulté le 23/04/2024)

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