L. 695.  >
À André Falconet,
le 10 mai 1661

Monsieur, [a][1]

Ce samedi 7e de mai. Notre M. Courtois [2] est encore bien malade. Quoiqu’il ait été saigné douze fois, je ne vois pas encore sa guérison assurée. Son mérite me fait peur de sa perte, et je le tiens un des plus sages et des plus savants de notre Compagnie. [1] J’ai encore un autre malade en grand danger, c’est Mme Du Laurens, [3][4] âgée de 81 ans. Elle est mère du conseiller [5] et belle-sœur de feu M. André Du Laurens, [6] qui a fait l’Anatomie. Elle s’appelle Anne < sic > Robert, fille du savant avocat Anne Robert [7] qui a fait de si beaux plaidoyers, Annæi Roberti rerum iudicarum, etc., le livre se trouve en latin et en français. [2] Je viens d’apprendre que l’on imprime à Paris un nouveau livre du P. Théophile Raynaud [8] de Theophilis[3] Il y en a de bons et de mauvais, je m’imagine qu’il n’aura pas oublié d’y parler de ce pauvre Français, Théophile Viau, [9] quiqui mourut ici fort jeune d’une pilule narcotique que La Brosse [10][11] lui donna pour dormir, dont il dort encore ; ce fut l’an 1627 et il n’était âgé que de 36 ans. [4]

Ce dimanche 8e de mai. M. Courtois a une grande sueur critique, [12] de laquelle il n’a été soulagé que très peu. Je commence à le purger [13] in spem levationis et melioris ævi. Sola catharsis potest tantum morbum percurare. Utinam cito convalescat[5] On dit ici que M. d’Épernon [14] est fort malade en son hôtel d’une suppression d’urine, [6][15] et que M. Fabert, [16] le maréchal, se meurt à Sedan ; [17] même on dit que les médecins l’ont abandonné. [7] Mme la grande-duchesse de Toscane [18] partit hier pour l’Italie, sa sœur aînée [19] la doit conduire jusqu’à une journée de Paris seulement. [8]

Ce lundi 9e de mai. Aujourd’hui m’a été rendue une lettre de votre part par un honnête Lyonnais qui demande à obtenir une audience de M. le premier président ; [20] mais cela ne se peut faire car il est au lit malade, entre les mains du sieur Guénault [21] qui a reculé la guérison au lieu de l’avancer, l’ayant purgé [22] trop tôt. Cela les a obligés de recourir à la saignée, [23] et plusieurs fois. On commence maintenant à le purger, mais il a un grand mal de tête qui empêche qu’on ne lui parle d’aucune affaire. J’ai promis à votre ami que dès qu’il sera guéri, je l’irai voir et que je tâcherai d’obtenir quelque chose pour lui. Ne vous étonnez point si je ne suis pas son médecin, Guénault l’est il y a plus de 26 ans par des raisons politiques ; [9][24] il y a un autre petit médecin du commun pour la famille. Noël Falconet [25] vous transcrit Axiomata Dureti : [26] il y a quelque chose de fort bon, mais cela est court et à cette imitation, j’en fais un dont je lui ferai présent ; il y aura quantité de bons mots qui m’ont servi quelquefois, et bien souvent en mes explications publiques. [10][27]

M. d’Épernon continue d’être bien malade, c’est une suppression d’urine [28] produite par une pierre [29] qu’il a dans la vessie. C’est le jugement des médecins. Pourtant, un chirurgien a dit que c’est une carnosité. [11][30] Feu M. Piètre [31] disait que ces barbiers [32] ne manquaient jamais de mentir en ce cas-là. Quoi qu’il en soit, il est fort malade. Il court ici quantité d’épitaphes contre le cardinal Mazarin, [33] dont Noël Falconet fait un recueil. Plusieurs étrangers en font ici de même avec dessein de les faire imprimer ensemble en Flandres [34] ou en Hollande, ce qui arrivera tant plutôt [12] que l’on n’en a osé imprimer de deçà, le roi [35] l’ayant expressément défendu. Vous savez ce que dit Médée [36] dans Ovide, Video meliora, proboque, deteriora sequor. Nitimur in vetitum semper, cupimusque negata[13][37][38] M. d’Épernon a fait son testament, on dit qu’il donne tout son bien à son neveu, Monsieur, frère du roi, que l’on appelait ci-devant duc d’Anjou : [39] c’est que sa défunte femme [40][41] était fille naturelle de Henri iv [42] et de Mme de Verneuil, [43] et par conséquent, sœur de M. de Metz, [44] abbé de Saint-Germain-des-Prés et marquis de Verneuil. [14][45] J’ai fait aujourd’hui après-midi une fort bonne leçon [46] en laquelle j’ai amplement expliqué l’apoplexie, [47] où j’ai sanglé les apothicaires [48] qui voudraient épuiser leur boutique sur cette maladie, mais en vain : nous ne la guérissons que par la prompte et fréquente saignée. [15][49] Je vous baise très humblement les mains et suis de toute mon âme votre, etc.

De Paris, ce 10e de mai 1661.


a.

Bulderen, no ccliii (tome ii, pages 253‑256) ; Reveillé-Parise, no dlxxix (tome iii, pages 358‑360).

1.

V. note [5], lettre 265, pour Paul Courtois, élève, collègue et ami de Guy Patin.

2.

Selon Popoff (no 1544), la plus jeune fille (prénom inconnu) de l’avocat Anne Robert (auteur des Quatre livres des arrêts et choses jugées par la cour…, v. note [60] de L’ultime procès de Théophraste Renaudot…) avait épousé Antoine-Richard Du Laurens (mort en 1647 à 83 ans), sieur de Chevry, avocat au Conseil et frère cadet d’André i Du Laurens, auteur de l’Historia anatomica… (v. note [3], lettre 13). Guy Patin (comme Bayle) l’aurait ici confondue avec sa sœur aînée, prénommée Anne.

Un fils d’Antoine-Richard Du Laurens était Robert Du Laurens (v. note [13], lettre 53), conseiller au Parlement, proche ami et patient de Guy Patin.

3.

« sur ceux qui se prénomment Théophile » :

S. Ioannes filius Zebedæi evangelista, Theophilus amans et amatus, reliqui Theophili delibati.

[Saint Jean l’évangéliste, fils de Zébédée, Théophile {a} qui aime et est aimé, après en avoir détaché le reste des Théophile]. {b}


  1. La tradition chrétienne tient l’apôtre Jean pour celui que Jésus (Théos, Dieu) aimait (philein), et pour l’auteur de l’Évangile éponyme et de l’Apocalypse.

  2. Paris, Franciscus Muguet, 1661, in‑8o de 238 pages ; inséré dans les Opera du R.P. Théophile Raynaud (Lyon, 1665, v. note [6], lettre 736), tome viii, pages 185‑252, sous le titre à peu près aussi exubérant de :

    Sanctus Ioannes filius Zebedæi Evangelista Lugdunensis Christianitatis Atavus ; per S. Policaprum Avum et S. Policrarum Avum et S. Pothinum Patrem. Lucubratio R.P. Theophili Raynaudi, Societatis Iesus Theologi.

    [Saint Jean l’évangéliste, fils de Zébédée, quadrisaïeul de la chrétienté lyonnaise, par saint Polycarpe, qui en est l’aïeul, et saint Pothin, qui en est le père. Fruit des veilles du R.P. Théophile Raynaud, théologien de la Compagnie de Jésus].

    Le supplément final [Mantissa] de ce traité (pages 250‑252) traite de deux questions sur le prénom, jugé usurpé, de Théophile :

    • De Theophilis nomen vacuum præferentibus, reipsa impiis [Des Théophile qui se targuent d’un nom vide de sens, et sont de ce fait impies] ;

    • Ad falso dictos Theophilos (si qui supersint) Alloctuio [Allocution contre ceux qu’on appelle Théophile (s’il en subsiste aucun)].

4.

V. note [7], lettre de Charles Spon, le 28 décembre 1657, pour le poète libertin Théophile de Viau, mort le 25 septembre 1626 (et non 1627).

5.

« avec l’espoir de le soulager et de le prolonger. La purge énergique peut seule guérir une si grande maladie. Puisse-t-il vite reprendre des forces. »

6.

Loret s’en est ému (Muse historique, livre xii, lettre xviii, du samedi 7 mai 1661, page 350, vers 105‑128) :

« Touchant Monseigneur d’Épernon, {a}
Est-il en bonne santé ? non.
Une rétention cruelle
Qu’on craint un peu d’être mortelle,
Met, dit-on, en piteux état
Ce duc, des plus grands de l’État.
Ainsi, ni grandeur, ni richesse,
Courage, autorité, noblesse,
N’empêchent point les corps humains
De sentir des maux, maints et maints.

Le Ciel en ce besoin l’assiste,
Sa langueur rend mon âme triste,
J’en dois sans doute être affligé,
Car il m’a jadis obligé.
En faveur de l’art poétique,
Et m’acceptant pour domestique,
Il me tira de garnison
Pour me mettre dans sa Maison,
N’ayant que l’épée et la cape,
Et j’y fus heureux comme un pape ;
Mais, comme le sort ici-bas,
Assez souvent, n’accorde pas
De durée aux bonnes fortunes,
Je n’y demeurai que trois lunes. »


  1. Bernard de Nogaret de La Valette, v. note [13], lettre 18.

7.

Le maréchal de Fabert (v. note [15], lettre 357) mourut le 17 mai 1662 à Sedan. En 1661, Louis xiv lui avait offert le cordon du Saint-Esprit, mais les statuts de l’Ordre exigeaient quatre générations de noblesse et Fabert n’en avait qu’une avant lui. Plutôt que de consentir à fournir des preuves fictives de noblesse et bien que le roi lui eût fait dire que les preuves qu’il fournirait seraient acceptées les yeux fermés, Fabert déclina l’honneur qui lui était fait. Ce refus ne fit qu’augmenter la considération que le roi avait pour son caractère : « Ce rare exemple de probité, lui écrivit Louis xiv, me paraît si admirable que je vous avoue que je le regarde comme un ornement de mon règne […]. Ceux à qui j’en vais distribuer le collier ne sauraient jamais en recevoir plus de lustre dans le monde que le refus que vous en faites, par un principe si généreux, vous en donne auprès de moi » (G.D.U. xixe s.).

8.

Mlle de Montpensier a raconté (Mémoires, deuxième partie, chapitre iv, pages 514‑519), de manière à la fois triste et cocasse, comment elle accompagna le départ à contrecœur de sa demi-sœur, Marguerite-Louise, pour la Toscane :

« En partant de Paris, nous fûmes à la messe à Saint-Victor, qui est sur le chemin de Fontainebleau ; {a} en disant adieu à Madame sa mère, il n’est pas surprenant qu’elle pleurât beaucoup. Le prince Charles {b} vint nous conduire jusqu’à Saint-Victor ; il ne nous vit pas monter en carrosse ; on m’a dit depuis qu’il était dans le cloître. Tout le chemin, ma sœur ne fut pas gaie. Elle envoya tout son équipage, elle ne garda pas seulement une femme de chambre ; elle coucha dans la mienne à Fontainebleau et se servit de mes femmes. Nous y fûmes deux ou trois jours où elle s’ennuya fort. M. de Béziers {c} était au désespoir de la manière dont elle reçut le matin tous les gens qui lui vinrent dire adieu : elle s’habillait dans sa garde-robe où sa toilette était mise sur une table ; enfin, rien n’était moins propre, et n’avait pas l’air de dignité ni de gravité à l’italienne. MM. Le Tellier, Lionne et Colbert en furent étonnés et me dirent comme je le souffrais. En prenant congé de Leurs Majestés et en disant adieu à tout le monde, elle ne jeta pas une larme. Nous allâmes coucher à Montargis où elle n’avait pas voulu que l’on portât son lit, ce qui me surprit quand je le sus. En arrivant, elle me dit : “ Je coucherai avec vous. ” J’en fus bien fâchée, aimant mes aises et n’étant pas accoutumée à coucher avec personne. Elle était ravie, de quoi j’en étais fâchée. Elle s’endormit devant moi, dont bien me prit car elle se mit à rêver et me sauta à la gorge ; si j’eusse été endormie, elle m’aurait étranglée. Je ne dormis point le reste de la nuit, de crainte que la même rêverie ne la prît. Elle fit toute la journée à cheval le lendemain, et il y a treize ou quatorze lieues de Montargis à Saint-Fargeau ; elle se trouva mal en arrivant, soupa peu et s’alla coucher. Le lendemain, elle dormit jusqu’à trois heures, et dès qu’elle fut habillée, elle s’en alla se promener […].

Dès que nous eûmes dîné, {d} nous partîmes pour aller à Cosne, {e} où on trouva tout son train. Lors, elle commença à pleurer et pleura toute la nuit à ce que l’on me dit. Le prince Charles {f} s’en retourna à Paris le lendemain. Nous nous séparâmes à l’église ; elle partit la première, criant les hauts cris ; tout le monde pleurait. »


  1. Où était la cour.

  2. Charles de Lorraine, amoureux déçu de Marguerite-Louise.

  3. Mgr Bonzi, résident du grand-duc de Toscane auprès du roi.

  4. Une semaine plus tard.

  5. Cosne-sur-Loire.

  6. Qui avait rejoint les princesses à Saint-Fargeau.

9.

Loret, Muse historique (livre xii, lettre xviii, du samedi 7 mai 1661, page 350, vers 91‑104) :

« Cette fièvre déterminée
Qui, durant neuf jours obstinée,
Était comme un brasier ardent
Au corps du premier président,
S’est rendue, enfin, plus traitable,
Et n’a plus rien de redoutable.
Les Messieurs de la Faculté
Espèrent bien de sa santé,
Et ce grand Lamoignon commence
D’entrer dans la convalescence ;
Et comme il est infiniment
Estimé dans le Parlement,
Tous ceux de cette Compagnie
En ont une joie infinie »

Guy Patin se rassurait à bon compte de ne pas s’être acquis la précieuse confiance médicale du premier président. Lamoignon s’était choisi des praticiens du clan antimonial, comme en atteste ce passage du Journal d’Eusèbe Renaudot (page 260), le plus fidèle élève de François Guénault : {a}

« M. le premier président du Parlement m’a régalé le 12 février 1669 de deux demi-muids de vin pour les soins que je lui ai rendus dans ses maladies avec succès. Nous verrons vers ces jours gras si la liqueur qu’il m’a envoyée est plus agréable que toutes celles que je lui ai fait boire dans une longue infirmité qu’il a eue, qui venait d’un abcès des reins dont il est bien guéri. »


  1. Dans sa lettre du 31 mai 1661 (v. sa note [4]), Patin est convenu avec amertume que Guénaut dirigeait la troupe médicale qui veillait sur la santé de Guillaume de Lamoignon.

10.

Les « Axiomes de Duret » ne correspondent a aucun texte imprimé de Louis Duret (v. note [10], lettre 11). Il pouvait s’agir d’un de ses manuscrits inédits ou, par erreur de transcription des précédents éditeurs, des deux centuries des Axiomata Frey qui occupent les 217 premières pages du Mens de Jean-Cécile Frey (Paris, 1645, v. note [12], lettre 7) : ce sont en effet les seuls axiomes physico-philosophiques que cite notre édition.

La suite de la phrase est de sens tout aussi incertain : Guy Patin semblait trouver bons ces Axiomata que Noël Falconet transcrivait pour son père, mais en connaissait d’autres meilleurs et de son propre cru, qu’il allait lui demander d’ajouter à sa copie. Il s’agissait sans doute des cahiers où il recueillait ses notes de lecture ou ses propres pensées, en vue d’alimenter ses écrits, leçons et disputations ; ou même de fragments de ses ana, et tout particulièrement de ses Paralipomènes (cent triades) du Borboniana.

11.

V. note [13], lettre 539, pour les carnosités de l’urètre et de la prostate.

12.

« d’autant plus volontiers ».

Je n’ai pas trouvé de livre, français ou hollandais, recueillant les épitaphes de Mazarin. Les quelques échantillons que Guy Patin en a donnés dans ses lettres font penser que ça n’est pas une bien grande perte.

13.

« Je vois le parti le plus sage, je l’approuve, et je choisis le plus mauvais. {a} Nous convoitons toujours ce qui nous est défendu, et désirons ce qu’on nous refuse. » {b}


  1. Ovide, Métamorphoses (livre vii, vers 20‑21), propos de Médée, la Magicienne : dans la mythologie antique, elle tomba éperdument amoureuse de Jason l’Argonaute et lui permit de conquérir la Toison d’or (v. 2e notule {d}, note [1], lettre latine 167, et notule {b} de la triade 82, note [41] du Borboniana 11 manuscrit).

  2. Ovide, Amours (livre iii, iv, vers 17).

14.

Bernard de Nogaret de La Valette, duc d’Épernon (v. note [13], lettre 18), avait épousé en 1622 Gabrielle-Angélique (1603-1627), fille naturelle légitimée de Henri iv et de Catherine-Henriette de Verneuil ; c’est ainsi qu’il se pouvait dire demi-frère de Louis xiii et oncle de Monsieur, frère de Louis xiv .

V. note [35], lettre 299, pour l’autre frère de Gabrielle-Angélique, de même lignage, Henri de Bourbon, qui fut évêque de Metz, et ensuite marquis puis duc de Verneuil.

15.

V. note [7], lettre 639, pour la distinction thérapeutique entre apoplexie sanguine et apoplexie pituiteuse.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 10 mai 1661

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(Consulté le 28/03/2024)

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