L. 696.  >
À André Falconet,
le 17 mai 1661

Monsieur, [a][1]

Ce samedi 14e de mai. Voilà que je vous envoie une lettre que monsieur votre frère, [2] le prêtre, a apportée en mon absence. Voici une autre affaire pour laquelle j’ai bien regret de vous donner de la peine, mais je ne puis faire autrement. C’est un cas imprévu et dont je ne me pouvais garder, étant impossible aux gens de bien d’aller au-devant de la malice des hommes, comme vous allez entendre. Un de mes écoliers, aujourd’hui docteur en médecine, qu’il exerce dans Francfort, [3][4] et qui m’aime, sur l’exemple d’Hippocrate, [5] à l’égal de ses parents, [1] m’envoie tous les ans un paquet de livres qu’il peut ramasser aux deux foires de Francfort [6] (vous savez que toutes les curiosités de l’Europe se rencontrent là). Il donne ce paquet à MM. de Tournes, [7] libraires à Genève, qui sont à Francfort à la foire de Pâques. La même chose s’est faite cette année, ils l’ont mis dans leurs bagages et l’ont fait venir à Genève, et de Genève l’ont envoyé à Lyon et suivant la coutume, l’ont adressé à M. Anisson, [8] libraire, pour me le faire tenir, comme ils l’on fait ci-devant. Le syndic des libraires de Lyon a fait laisser mon paquet à la douane, pour pique qu’il a contre les libraires de Genève, [2] comme s’il avait quelque droit sur le paquet qui ne lui doit rien et comme si c’étaient des livres huguenots. [9] Je ne crois pas qu’il y en ait un de cette religion ; mais quand il y en aurait quelqu’un, c’est un présent que l’on me fait et même, il en vient à Paris tous les jours de tous côtés, d’Angleterre, de Hollande, d’Allemagne. Ce paquet est extraordinairement composé de livres de médecine, de philosophie, d’humanités qui sont les fondements de ma bibliothèque. [10][11] M. Anisson me mande par sa lettre, que je vous envoie, qu’il faut avoir un arrêt de défense de M. le lieutenant général ; [3] mais le conseil que j’en ai pris est d’un autre avis, qui est de faire représenter à mondit sieur lieutenant général de votre ville mes raisons afin d’obtenir de lui par douceur que le paquet me soit rendu. Je ne me sers nullement de livres de huguenots et n’en ai que faire, mais le roi [12] même permet bien qu’il en vienne à Paris de Genève. Je crois qu’il y a dans ce paquet Malta vetus et nova[4][13] qui est une histoire de l’île de Malte in‑fo, et plusieurs autres petits livres curieux de médecine que M. Scheffer ramasse tout le long de l’année pour m’en faire un petit présent. Je n’ai point la facture du dit paquet et ne sais s’il est gros. Quoi qu’il en soit, s’il y en a quelques-uns que mondit sieur lieutenant général veuille être retenus, qu’il le fasse, mais il n’y a rien qui puisse donner droit de confiscation au syndic des libraires de Lyon. Je pense que si vous en voulez prier monsieur votre lieutenant général, < il > ne vous refusera pas cette justice. Dic tantum verbo, et sanabitur anima mea[5][14] c’est pour l’embellissement et la perfection d’une bibliothèque qui est ιατρειον της ψυχης, medela animæ[6] Si vous n’êtes pas son médecin, priez s’il vous plaît celui qui l’est d’obtenir cette grâce pour moi de M. le lieutenant général. S’il vous y faut débourser de l’argent, je vous en tiendrai compte. S’il faut plaider à Paris contre le syndic des libraires, je suis tout prêt, je n’y manquerai ni de bonnes raisons, ni d’amis. Excusez-moi si je vous donne tant de peine, c’est l’iniquité du siècle qui est cause, Nimis multa licent improbis[7][15] Vous savez bien ce que dit Martial, [16] Omnis inhumanos habet officiosus amicos[8] Si Dieu vous fait la grâce d’obtenir ce paquet, vous le ferez, s’il vous plaît, garder chez vous ou chez M. Spon et après, on avisera de le faire venir ; mais il faudra encore y ajouter les deux tomes du P. Zacchias[17] qu’un de mes amis de Bruxelles [18] désire avoir et à qui je l’ai promis. [9] Si vous prenez la peine de parler de notre paquet saisi à MM. Huguetan [19] et Ravaud, [20] peut-être qu’ils vous fourniront quelque expédient pour vous le faire rendre. Je me suis autrefois mêlé ici pour eux d’une pareille affaire, dont ils eurent contentement à la prière que j’en fis à M. le lieutenant civil, [21] qui me fait l’honneur de m’aimer. Je vous demande pardon de tant de peines, mais au moins, vous voyez que ce n’est pas ma faute. Ce n’est que mon malheur qui est commun aux gens de bien, la chicane n’a que trop de crédit en France et l’innocence n’est que trop persécutée. Sponium nostrum saluto, rogoque ut tibi mihique opem ferat in præsenti negotio, talique difficultate liberemur : in tuo enim eiusque in nos amore plurimum spei reponimus[10][22] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 17e de mai 1661.

M. d’Épernon [23] se porte mieux. [11] Il n’y a rien de nouveau à la cour, ils sont tous à Fontainebleau [24] avec la reine grosse. [25] Le roi d’Angleterre [26] a été couronné en grande pompe et cérémonie. Notre M. Courtois [27] est encore malade, et le sera : degenerat enim morbus acutus in diuturnum, reliquiæ magnæ nos exercent ; [12] il a été saigné seize fois et purgé [28] huit fois, et tamen aliquid superest[13] C’est le meilleur ami que j’aie dans la Faculté et le plus honnête homme.


a.

Bulderen, no ccliv (tome ii, pages 256‑259) ; Reveillé-Parise, no dlxxx (tome iii, pages 361‑363).

1.

« Je mettrai mon maître de médecine au même rang que les auteurs de mes jours » (Serment d’Hippocrate). Ce jeune médecin de Francfort était Sebastian Scheffer.

2.

Pique : « brouillerie, mésintelligence, petite noise ou division qui est entre parents et amis » (Furetière).

Plus qu’une brouille entre libraires de Lyon et de Genève, les activités clandestines de Guy Patin dans le trafic des livres pouvaient être la véritable raison de cette saisie.

3.

« On donne des arrêts de défenses particulières pour lier les mains à des juges ou à des officiers, pour empêcher qu’ils ne continuent l’instruction d’un procès, l’exécution d’un jugement » (Furetière).

4.

« Malte ancienne et moderne » de Burchard Niderstedt, (Helmstedt, 1660, v. note [4], lettre 659).

5.

« Dites seulement une parole et mon âme sera guérie » : Dic verbo et sanabitur puer meus [Dis seulement un mot et mon serviteur sera guéri] (Matthieu, 8:8), paroles du centurion à Jésus, reprises dans le Domine, non sum dignus, ut intres sub tectum meum ; sed tantum dic verbo et sanabitur anima mea [Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit ; mais…] (liturgie de l’Église catholique, Communion).

6.

« la pharmacie de l’âme [grec et latin] » : ψυχης ιατρειον est une inscription qui se trouvait au fronton de la bibliothèque sacrée du temple funéraire de Ramsès ii, aux dires d’Hécatée d’Abdère (historien grec contemporain d’Alexandre et du premier Ptolémée), repris par Diodore de Sicile (v. note [33] du Borboniana 3 manuscrit) dans sa Bibliothèque historique.

7.

« On en permet beaucoup trop aux malhonnêtes gens » (propos que Guy Patin a attribué à Juste Lipse, v. note [6], lettre 867).

8.

« Tout homme serviable a des amis ingrats » (v. note [26], lettre 186).

9.

V. note [10], lettre 568, pour les « Questions médico-légales » de Paolo Zacchias (Lyon, 1661).

10.

« Je salue notre cher Spon, et demande qu’il nous apporte à tous deux son appui dans la présente affaire et que nous nous tirions d’une si grande difficulté : nous plaçons en effet beaucoup d’espérance dans votre affection pour nous et dans la sienne. »

Les trafics plus ou moins licites de livres auxquels s’adonnèrent Guy Patin puis son fils Charles leur valurent maints ennuis, dont les plus graves sont détaillés dans les Déboires de Carolus.

11.

Loret en a dit un peu plus sur cette embellie (Muse historique, livre xii, lettre xviii, du samedi 21 mai 1661, page 355, vers 71‑98) :

« Ce Monsieur, de haute importance,
D’Épernon, duc et pair de France,
Que l’on tenait dans le péril
Aux derniers jours du mois d’avril,
Se porte mieux de sa personne,
Et son mal plus on ne soupçonne
D’être dangereux, ni mortel,
Quoiqu’il ait paru tel.
Le sieur Marin, sage empirique,
Par un remède spécifique
(Que l’on dit ne manquer jamais),
Selon nos vœux et nos souhaits,
A guéri ce malade illustre,
Et l’a remis presque en son lustre,
Signe assuré que son talent
A la vertu d’être excellent,
Outre les fortes conjectures
Qu’on tire de toutes ses cures,
Où l’on dit que jusques ici
Il a toujours bien réussi.
Tout de bon, ces miennes paroles
Ne sont point des choses frivoles
En faveur du susdit Marin,
Que je ne flatte pas un brin.
Je connais bien ce personnage,
Il est de notre voisinage,
Et je parle comme savant
De ce que je mets en avant. »

12.

« la maladie aiguë traîne en longueur et ses lourdes séquelles ne nous laissent pas en repos ».

13.

« et pourtant il en subsiste quelque chose. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 17 mai 1661

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(Consulté le 25/04/2024)

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