L. 702.  >
À André Falconet,
le 7 juin 1661

Monsieur, [a][1]

J’apprends qu’un médecin de Bourgogne nommé Bourgeois [2] fait imprimer à Lyon un livre de venæ sectione κατ′ιξιν in internis inflammationibus ; [1][3] le livre sera apparemment curieux et bon, nous en aurons bientôt à Paris. Les Anglais qui sont dans Dunkerque [4] demandent des contributions aux places voisines. Les Flamands en ont fait leurs plaintes. De là vient que le roi [5] a envoyé à Londres M. d’Estrades, [6] gouverneur de Gravelines, [7] pour en traiter avec le roi d’Angleterre. [8] M. de Vateville, [9] natif de Franche-Comté, [10] gouverneur de Saint-Sébastien, [11] ambassadeur d’Espagne à Londres, s’en est retiré fort malcontent et lui a presque déclaré la guerre à cause de l’alliance de Portugal. [2]

Dieu soit loué que votre mal n’a guère duré. Pour mon paquet de livres, je vous remercie de tant de peines qu’il vous donne. J’en viens de recevoir la facture, je vous jure que ce syndic de Lyon est ridicule de dire qu’il y ait là-dedans des livres pernicieux. Le bonhomme ne s’y connaît pas, il n’y a rien que de commun, si ce n’est qu’il tienne pour pernicieux le Catechismus Hollandicus Kuchlini[12] qui était un des plus savants hommes de son siècle et beau-père de Petrus Bertius, [13] savant Hollandais ; [3] lequel s’étant converti, [14] fut ici fait professeur du roi en géographie, quem hic olim intus et in cute novi[4] Il y mourut l’an 1629 d’une dysenterie [15] atrabilaire, [16] fort vieux et fort usé. Feu MM. Piètre [17] et Guérin [18] le traitèrent en cette maladie avec moi. Il me louait perpétuellement ce sien beau-père, duquel j’ai céans un gros tome in‑4o de bonnes thèses, à cause de quoi j’ai voulu avoir cet autre, comme j’ai Theses Leidenses, Altdorphinas, Salmurienses, Amstellodamenses, Basilenses[5] qui sont de fort bons livres ; j’y ajouterai Thesaurus theologiæ Sedanensis[6] S’il dit que ces auteurs ont été hérétiques, il n’a nul droit là-dessus. Le prince le permet, tous les livres qui viennent d’Allemagne, de Hollande sont de même nature. Il y a dans Paris 150 bibliothèques, dans toutes lesquelles on trouvera des livres huguenots, [19] aussi bien qu’en toutes les villes du royaume, et même à Rome, pour ne pas m’arrêter aux seules bibliothèques des R.P. jésuites. Ni lui, ni d’autres n’ont jamais eu droit de l’empêcher et jusqu’ici personne ne l’a prétendu. Est-ce que cet homme veut réformer le monde, empêcher le commerce que le roi permet à ses sujets et disposer des bibliothèques dans lesquelles on trouve tant de philosophes païens, et même quelques athées [20] et plusieurs libertins ? [21] Et bien que j’en parle, ce n’est point que j’y prétende aucun intérêt, je n’en ai aucun pour ces livres ; [22] mais il est mal aisé que dans une grande bibliothèque [23] il ne s’y en rencontre quelqu’un. Et s’il y a en cela du mal, ce n’est point à ce syndic de le réformer. Aussi espèré-je que M. le lieutenant général n’aura point d’égard à des raisons aussi frivoles et que la justice nous délivrera bientôt de cette persécution syndicale, librairesque et mercadente, [7] qui est une tyrannie cui nec debent, nec possunt subiici homines libero ingenio nati[8] Dieu vous puisse donc renvoyer bientôt votre santé, et à nous notre petit paquet. Je vous baise très humblement les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 7e de juin 1661.


a.

Bulderen, no cclx (tome ii, pages 278‑280).

1.

« sur la saignée à pratiquer κατ′ιξιν {a} dans les inflammations internes ». {b}


  1. Expression hippocratique que la médecine a ultérieurement utilisée dans deux sens : secundum longitudinem, en incisant la veine dans le sens de sa longueur, ou secundum rectitudinem, en saignant du même côté que la lésion inflammatoire (pleurésie, pneumonie, etc.) ; la seconde interprétation me paraît la meilleure.

  2. Les « inflammations internes » correspondaient globalement aux fièvres (v. note [6], lettre latine 412).

Ni son titre, pourtant singulier, ni le nom de son auteur ne m’ont permis de trouver ce livre dans les catalogues. V. note [5], lettre 577, pour le médecin bourguignon Henri Bourgeois (Henricus Citadinus), possible pseudonyme de Pierre Petit : s’agissait-il d’une supercherie de même farine ?

2.

Le baron Charles de Vateville (Watteville, Batteville ou Battevilla, mort en 1670), natif de Franche-Comté, alors espagnole, était entré de bonne heure au service de son roi. Il avait combattu dans la guerre de Guyenne (1650-1651, v. notes [46], lettre 226, et [19], lettre 274). Le cardinal de Retz a parlé de lui dans ses Mémoires (pages 1136 et suivantes, dans son voyage de Belle-Île vers l’Italie en traversant l’Espagne, en 1654) comme gouverneur de Saint-Sébastien (v. note [24], lettre 318) ; son nom figure dans le 8e article secret du traité des Pyrénées.

Vateville fut surtout celui « qui, étant ambassadeur d’Espagne en Angleterre, fit [le 10 octobre 1661] cette insulte pour la préséance au maréchal d’Estrades, ambassadeur de France, qui fit tant de fracas et qui fut suivie de la déclaration solennelle que l’ambassadeur d’Espagne en France eut ordre de faire au roi de ne plus prétendre en nul lieu de compétence [compétition] avec lui » (Saint-Simon, Mémoires, tome i, pages 327‑328) : pour obtenir la préséance lors de la réception de l’ambassadeur de Suède, Vateville avait laissé massacrer par ses gens les laquais du maréchal d’Estrades. Le différend faillit rallumer la guerre entre la France et l’Espagne. Le 16 octobre, Louis xiv chassa de France l’ambassadeur d’Espagne, le comte de Fuensaldagne ; plus tard, il força son remplaçant, le marquis de la Fuente (v. note [7], lettre 766), à demander pardon pour son pays.

Le roi fit frapper une médaille commémorant cette soumission, avec cette devise hispano-latine :

No concurrir con los ambassadores de Francia. Ius præcedendi assertum, Hispanorum excusatio coram xxx legatis principum, 1662.

[Ne pas entrer en concurrence avec les ambassadeurs de France. Le droit de préséance est affirmé, excuse des Espagnols en présence de 30 ambassadeurs des princes].

De retour en Espagne, Vateville devint gouverneur de Biscaye avec le titre de vice-roi et en 1669, ambassadeur à Lisbonne. Charles était frère de l’abbé Jean de Vateville (1613-1702) qui favorisa la première conquête de la Franche-Comté par la France en 1668 (ibid. tome ii, pages 153‑156).

Samuel Pepys (Journal, page 103, en date du 30 septembre, 10 octobre nouveau style, 1661) a donné un point de vue anglais sur la querelle des ambassadeurs :

« Comme c’est aujourd’hui l’arrivée de l’ambassadeur de Suède, on s’attend à des bagarres. Le roi a ordonné que nul Anglais ne se mêle de l’affaire et qu’on les laisse agir à leur guise. Tous les soldats et les miliciens étaient en armes. Il y avait un grand branle-bas dans la Cité. Je suis allé du côté de l’ambassade d’Espagne et de l’ambassade de France. On faisait de part et d’autre de grands préparatifs. Les Français étaient les plus bruyants et les plus fanfarons ; les autres ne bougeaient guère. Dans l’après-midi, on m’a raconté que les Espagnols avaient eu le dessus, qu’ils avaient tué aux Français trois chevaux et plusieurs hommes, et que leur carrosse avait traversé la Cité immédiatement derrière celui du roi. C’est curieux de voir comme tout le monde s’en réjouit. Il faut bien le dire, nous aimons les Espagnols et nous détestons les Français. […] je vis passer le carrosse espagnol entouré d’une garde de cinquante épées nues. Puis j’allai à l’ambassade de France, et je pus remarquer qu’il n’y a pas de gens au monde plus insolents que les Français quand ils réussissent et plus piteux quand ils échouent, car ils étaient tous là comme des spectres, sans échanger une parole. »

3.

Johann Küchlein (ou Küchlin, Wetterau, Hesse 1546-Leyde 1606) fut d’abord régent de l’École de Neustadt. Il devint ensuite ministre calviniste de l’Église de Tackenheim ; mais ayant refusé de devenir luthérien, il passa en Hollande en 1576 et fut nommé pasteur à Amsterdam où il demeura 18 ans. Devenu en 1595 principal du Collège de théologie de Leyde, il y enseigna jusqu’à sa mort. Il avait marié l’une de ses deux filles à Petrus Bertius (Pierre Bert, v. note [38], lettre 348).

Son principal ouvrage est le recueil de toutes les thèses de théologie qu’il dirigea : Theologicæ disputationes de religionis christianæ capitibus præcipuis… [Disputes théologiques sur les principaux chapitres de la religion chrétienne…] (Genève, Sam. Crispinus, 1613, in‑4o).

Guy Patin admirait son Ecclesiarum Hollandicarum et Westfrisicarum Catechismus explicatus [Catéchisme commenté des Églises de Hollande et de Westfrise] (1612, in‑4o).

4.

« que j’ai connu jadis très intimement [v. note [16], lettre 7] ».

5.

« des thèses de Leyde, d’Altdorf, de Saumur, d’Amsterdam, de Bâle. »

6.

« Trésor de théologie sedanaise » : v. note [11], lettre 541, pour ce recueil de thèses protestantes (Genève, 1661).

7.

Mercadent : « terme de mépris, qui signifie un marchand de légères merceries ou un marchand ruiné. Il est pris de l’italien un povero mercadente » (Furetière) ; « librairesque » est un néologisme « patinesque ».

8.

« à quoi les hommes nés avec un tempérament libre ne doivent ni ne peuvent être soumis. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 7 juin 1661

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(Consulté le 29/03/2024)

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