Il semble que les gens de bien n’ont que faire d’attendre du soulagement pour le pauvre peuple, on minute de nouveaux impôts. [2] Omnia fatis in peius ruere et retro sublapsa referri. [1][3] On parle que le roi [4] veut augmenter le prix du sel et les entrées du vin, [5][6][7] non seulement à Paris, mais par toute la France. On dit que c’est M. Fouquet, [8] le surintendant, qui est l’auteur de tous ces malheureux avis, d’autant qu’il ne peut autrement subsister dans sa charge, vu que du temps du Mazarin, il n’avait qu’à donner au Mazarin, [9] lequel tirait tant qu’il pouvait ; mais aujourd’hui il faut qu’il donne au roi, à la reine, [10] et encore bien plus à la reine mère, [11] sa bonne patronne, qui le maintient et le conserve contre ses ennemis et envieux. On dit même qu’il est obligé de faire de grands présents à ceux qui sont auprès d’elle, et surtout à Mme de Beauvais [12] qui est une harpie, [2][13] et à plusieurs autres. Pour moi, je crois qu’on ne fait courir ces bruits que pour rendre M. Fouquet odieux à tout le peuple et je crains pour lui. [3] Enfin, les pauvres gens n’ont que faire d’attendre du soulagement ; aussi meurent-ils par toute la France, de maladie, de misère, d’oppressions, de pauvreté et de désespoir ; eheu nos miseros ! o miseram Galliam ! [4] Je pense que les Topinambous [14] sont plus heureux en leur barbarie que ne sont les paysans de France aujourd’hui. [5] La moisson n’a pas été bonne, le blé sera encore fort cher toute l’année. On dit que le roi a un grand caveau dans lequel il serre volontiers ses pistoles et d’où il n’aime point de rien tirer. Il dit que quand ce caveau sera plein, qu’il en fera faire un autre, et que monsieur le surintendant lui donne tous les mois 100 000 écus. On dit qu’il veut aller en Bretagne [15] pour supprimer les états de cette province et les tailler [16] comme les autres, et y faire de nouveaux officiers au parlement de Bretagne [17] et ailleurs : voilà des effets de l’instruction mazarinesque et des échantillons de l’avarice italienne.
Ce mardi 30e d’août. Le roi partit hier de Fontainebleau [18] et est allé à Blois ; [19] delà il ira où il plaira à Dieu. [6] J’ai fait encore aujourd’hui ma leçon [20] à Cambrai, [21] où j’avais encore plus de 70 auditeurs. Nous avons ici quatre de nos médecins bien malades, dont il y en a deux de la première estime, savoir MM. Rainssant [22] et Piètre. [23] Ceux qui vont trop vite sont sujets à se casser le nez, le bon Martial [24] n’a-t-il pas eu raison de dire Immodicis brevis est ætas, et rara senectus ? [7]
Ce 31e d’août. Noël Falconet [25] a vu la tragédie des jésuites dont il est fort content, il a vu force beaux acteurs, force jésuites, force dames et de beaux sauteurs. [8][26] Il y est entré par le moyen d’un billet que le P. Labbe, [27] mon bon ami, lui avait donné à ma prière pour y être admis. [9] Je lui ai promis des cahiers d’extraits de quelques livres de médecine que j’ai faits autrefois, ce sera un moyen de le retenir tandis qu’il s’occupera à les transcrire. M. Jean Piètre a reçu le bon Dieu, de peur de rêverie [28] dans sa fièvre continue, [29] laquelle est grande et forte. Eiusmodi delirii iam aliqua rudimenta apparuerunt. [10] Ces esprits bilieux [30] et ces têtes échauffées y sont plus sujets que d’autres sedati ingenii. Magnum est bene nasci corpore et animo ; gaudeant bene nati quos æquus amavit Iupiter, aut ardens evexit ad æthera virtus. [11][31][32] Celui dont il est question a de grandes vertus naturelles, il est savant et fort rusé ; mais si vous tournez le talon, il a de grands vices, ou au moins de grands défauts, Vitiis nemo sine nascitur, optimus ille est qui minimis urgetur. [12][33]
On dit qu’il y a bien du bruit à La Rochelle, [34] qu’ils y ont pris un partisan qu’ils ont écorché tout en vie. M. Amelot, [35] premier président de la Cour des aides, [36] a reçu ordre d’aller à Fontainebleau. On croit que c’est pour recevoir réprimande, par ordre du roi, de la bouche de M. le chancelier, [37] pour avoir parlé trop hardiment contre l’injustice du temps et la tyrannie des partisans lorsque M. le duc d’Orléans [38] fut, la semaine passée, à la Cour des aides y porter l’édit de suppression de tant d’officiers. [13] À la cour on ne veut pas de remontrances, tout s’y tourne à la despotique. Si Dieu n’y met la main, on nous assujettira comme des Turcs, nous qui sommes bons chrétiens, et francs et libres dès que nous avons été Français. Aujourd’hui les choses sont changées :
Au temps jadis, au Siècle d’or, [39]
Crosse de bois, évêque d’or
Maintenant ont changé les lois,
Crosse d’or, évêque de bois. [14]
Je vous baise très humblement les mains, à Mlle Falconet et à M. Spon notre bon ami, et suis de toute mon âme votre, etc.
De Paris, ce 2d de septembre 1661.
1. |
« C’est une loi du destin que tout périclite et aille à rebours » (Virgile, v. note [34], lettre 203). |
2. |
« On dit proverbialement d’une femme criarde et avare que c’est une vraie harpie » (Furetière). V. notule {b‑ii}, triade 82 du Borboniana manuscrit (note [41]) pour les harpies, et note [12], lettre 208, pour Mme de Beauvais. |
3. |
On doutait alors en effet bien fort du sort qui attendait le superbe surintendant (Gourville, pages 132‑136) :
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4. |
« hélas, malheureux que nous sommes ! Ô misérable France ! » |
5. |
Topinambous (Trévoux) : « Ce sont des peuples du Brésil, en l’Amérique méridionale. On les met vers la capitanie de Rio Janeiro. Il y en a aussi dans celles de Para et de Maragnan. Jean de Léri, dans son Histoire du Brésil, dit de ceux-ci qu’ils allaient tout nus, les plus considérables seulement portant une ceinture de plumes autour des reins ; qu’ils enchassaient de petites pierres ou de petites pièces de bois de couleur à chacune de leurs joues, et au bas de leurs oreilles ; qu’une seule espèce de racines, dont une femme plantait assez en un jour pour nourrir une famille toute une année, leur fournissait du pain et du breuvage, et que les hommes ne s’appliquaient qu’à la pêche et à la chasse, ou à la guerre. Cet historien nous parle d’une de leurs coutumes qui est fort singulière : c’est que quand ils avaient fait un prisonnier de guerre, ils le mariaient et l’engraissaient ; et tout cela aboutissait à le manger, après qu’il avait vécu plusieurs mois et même plusieurs années avec sa femme. Le jour de sa mort étant arrivé, on le menait au lieu où il devait être tué, on lui donnait le temps de parler, ce qu’il faisait ordinairement avec une générosité féroce, en disant aux assistants qu’il avait mangé leurs pères, leurs frères, et qu’il avait des parents qui les mangeraient eux-mêmes. Après ce beau discours, le plus proche parent de sa femme l’assommait avec une massue, et ayant été mis en pièces et rôti sur un gril de bois, haut de trois ou quatre pieds, qu’ils appelaient un boucan, sa femme était la première à manger de sa chair. » V. note [42] du Traité de la Conservation de santé, chapitre ii, pour le lien étymologique erroné entre les Topinambous et le légume qu’on appelle toujours topinambour. |
6. |
Les 17 et 18 août, le roi et toute la cour avaient assisté, médusés, à la fête somptueuse donnée par Nicolas Fouquet à Vaux (v. note [11], lettre 712), dont Loret a fait le sujet de toute sa Muse historique du 20 août (livre xii, lettre xxxiii, pages 391‑394). Louis xiv avait quitté Fontainebleau le 29 août pour atteindre Blois le 30 et arriver à Nantes le 1er septembre. |
7. |
« Les êtres extraordinaires ont la vie brève et vieillissent rarement » (v. note [1], lettre 448). |
8. |
« On dit proverbialement en se moquant d’un hableur qui se vante de faire plus qu’il ne peut, Vous êtes un habile sauteur » (Furetière). |
9. |
On jouait alors aux Jésuites de Paris {a} La Mort des enfants de Saül (Loret, Muse historique, livre xii, lettre xxxv, du samedi 3 septembre 1661, pages 397‑398, vers 23‑96) : « De l’autre mois, le dernier jour, |
10. |
« Quelques prémices d’un délire de cette sorte ont déjà paru. » |
11. |
« d’une nature calme. Il est important d’être bien né de corps et d’esprit ; se réjouissent les bien-nés que Jupiter le juste a aimés, ou qu’une ardente vertu a emportés vers l’éther » ; Virgile (Énéide, chant vi, vers 129‑131) :
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12. |
« Nul n’est né sans défauts, et le meilleur n’est que celui qui en a de moindres » (Horace, Satires, livre i, poème iii, vers 68‑69). |
13. |
Philippe d’Orléans était allé le samedi 27 août devant la Cour des aides ; Loret (Muse historique, livre xii, lettre xxxiv, du même jour, page 396, vers 231‑252) :
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14. |
Vieux quatrain populaire, dont Victor Hugo avait fait graver les 2e et 4e vers sur sa cheminée de Hauteville House à Guernesey. Littré (DLF) en a donné une version un peu différente :
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a. |
Bulderen, no cclxvii (tome ii, pages 293‑296) ; Reveillé-Parise, no dxci (tome iii, pages 385‑387). |