L. 712.  >
À André Falconet,
le 19 septembre 1661

Monsieur, [a][1]

Ce 3e de septembre. Je vous envoyai hier deux pages de nos chétives nouvelles. Il n’y en a point ici d’autres, sinon quelques fièvres quartes [2] automnales, omnis quartana autumnalis, vel est annua, vel est lethalis[1] et des dysenteries ; [3] mais je crois que ce sera bien pis dans un mois ou six semaines, après qu’on aura bu du vin nouveau. [4] Tum pauper cornua sumet[2][5] alors nous aurons des squirres [6] de foie [7] et de rate, [8] des doubles tierces [9] et des triples quartes, lesquelles dégénéreront en hydropisie ; [10] nous aurons aussi des hydropisies et péripulmonies, [3][11] et des rhumatismes. [12] Voilà nos maladies d’hiver après le vin nouveau.

Ce < lundi > 5e de septembre. Hier au soir, je soupai avec M. le premier président[13] J’appris que le roi [14] s’apprêtait à revenir et qu’il serait à Fontainebleau [15] le 15e de septembre, et qu’il s’était trouvé mal d’avoir couru la poste à Tours [16] où il prit les carrosses de relais[4] Ce même jour, un maître des comptes nommé M. Goeslard, [5][17] revenant de deux lieues d’ici, passant au long de la rivière et y voulant abreuver son cheval, s’y noya malheureusement. [18] On a ici saisi un ballot de livres qui venait d’Amsterdam, [19] dans lequel étaient plusieurs exemplaires d’un livre nouveau fait par les jansénistes [20] contre les jésuites [21] sous le nom de Denis Raymond, [22] dans lequel on soutient que les Cinq Propositions, dont il est question [23] et qui ont fait tant de bruit, ne sont point dans les livres de Jansenius, [24] évêque d’Ypres. [6][25] Dans ce même ballot on a aussi trouvé quelques exemplaires d’un livre fait par les jésuites, sed quem suppressum et ignotum esse cupiunt[7] Ce sont les règles de la Société [26] pour tous leurs desseins, leur gouvernement et leurs officiers à tous étages. Il y a 18 volumes in‑8o qui se relient en cinq gros tomes. Les jésuites en avaient fait faire une édition qu’ils envoyaient aux Indes [27] pour l’usage des pères en ces provinces. Ce vaisseau fut pris par les Anglais et les exemplaires perdus pour les jésuites. Les Hollandais ont réimprimé ce livre que les jésuites font saisir partout où ils peuvent, et même ont employé l’autorité du roi et de M. le président de Thou, [28] notre ambassadeur en Hollande, pour racheter tout ce qu’il y avait de fait ; mais ils ont beau faire, le livre ne se supprimera jamais. Il y a des jansénistes qui en ont ici, et même les huguenots [29] s’en vont le faire imprimer in‑fo en Allemagne, dans un pays où les jésuites ne trouveront point de crédit, afin que tous les curieux de l’Europe le puissent voir et y connaître les desseins et le fin gouvernement de ces bons pères qui gouvernent le monde in nomine Domini[8] à leur mode, avec beaucoup d’ambition et d’avarice, mais qui sont confites de la parabole ad maiorem Dei gloriam[9] Un maître des requêtes m’a dit ce matin que la nouvelle impression s’en fera ou en Angleterre ou à Francfort, [30] mais que les jésuites ne le pourront jamais empêcher, et que ce sera un in‑fo qui entrera dans toutes les bibliothèques, grandes et petites, et qu’enfin tout le monde connaîtra les rusées façons de faire de ces maîtres passefins et de tous ces carabins du P. Ignace. [31]

Ce jeudi 8e de septembre. Mais voici bien une autre affaire, promitte assem et habebis fabulam : [10][32] la fortune de M. Fouquet, [33] surintendant des finances, est changée ; le roi l’a fait arrêter prisonnier dans le château de Nantes, [34] et a envoyé ordre à M. le chancelier [35] pour faire tout sceller en ses maisons et d’y mettre garnison ; ce qui a été sur-le-champ exécuté. M. le chancelier a fait sceller dans la maison qu’il avait à Fontainebleau et a envoyé un maître des requêtes, nommé M. Poncet [36] faire sceller à Vaux. [11][37] M. le lieutenant civil [38] a eu ordre de faire sceller dans la maison de Paris et à Saint-Mandé, [39] et d’y mettre garnison. Sa femme, la surintendante, [40] a eu ordre de se retirer en Limousin. Ses commis sont arrêtés et leurs maisons scellées, et il y a même ordre pour les enfants. [12]

Le prêtre de Saint-Germain [41] qui avait été condamné aux galères [42] perpétuelles, par appel a minima du procureur général, a été mis dans la Conciergerie [43] où son procès a été fait de nouveau. [13] Il est condamné à faire amende honorable, [44] nu en chemise, la corde au col et la torche au poing, devant la principale porte de Saint-Germain-l’Auxerrois ; [45] et après condamné aux galères à perpétuité sans en pouvoir être racheté ni retiré en façon quelconque ; et sa petite garce condamnée à 4 000 livres d’amende. [46] Les partisans sont ici fort étourdis : on a scellé chez Boislève, [47] chez le jeune Monnerot de Lyon, [48] chez Pellisson, [49] Bernard [50] et autres. [14] On dit que M. Fouquet est dans le château d’Angers, [51] que M. le chancelier a charge de lui nommer des commissaires, savoir 24 maîtres des requêtes ; un des secrétaires de M. le premier président me le vient de dire. Plura alias[15] Je vous baise les mains et suis de tout cœur votre, etc.

De Paris, ce 19e de septembre 1661.


a.

Bulderen, no cclxviii (tome ii, pages 296‑299) ; Reveillé-Parise, no dxcii (tome iii, pages 388‑390).

1.

« toute quarte automnale soit revient chaque année, soit est mortelle ».

2.

« Alors le pauvre se croira riche » (Ovide, l’Art d’aimer, i, vers 239).

3.

Péripulmonie est synonyme de péripneumonie (v. note [11], lettre 219).

4.

Retour du voyage éclair de Louis xiv à Nantes pour les états de Bretagne, où il avait fait arrêter Nicolas Fouquet : v. infra note [11]. Parti de Nantes le 7 septembre à 2 heures du matin, le roi passa la nuit du 7 au 8 à Amboise et fut de retour à Fontainebleau le 8 septembre à minuit, « faisant voir une vigueur de corps et d’esprit, dont il serait bien difficile de trouver ailleurs aucun exemple » (Gazette, in Levantal).

Le premier président ne devait pas avoir l’âme parfaitement en repos car le Projet de Saint-Mandé, établi par Nicolas Fouquet (v. note [5], lettre 730), contenait un paragraphe qui l’obligeait fort (Dessert b, pages 361‑362) :

« M. le premier président de Lamoignon, qui m’a obligation tout entière du poste qu’il occupe, auquel il ne serait jamais parvenu, quelque mérite qu’il ait, si je ne lui en avais donné le dessein, si je ne l’avais cultivé et pris la conduite de tout, avec des soins et applications incroyables, m’a donné tant de paroles de reconnaissance et de mérite, répétées si souvent à M. Chanut, à M. de Langlade, et à Mme du Plessis-Guénégaud et autres, que je ne puis douter qu’il ne fît les derniers efforts pour moi ; ce qu’il peut faire en plusieurs façons, en se rendant caution, en faisant connaître qu’il ne cessera point d’en parler tous les jours qu’il ne l’ait obtenu ; que c’est son affaire ; qu’il quitterait plutôt sa charge que se départir de cette sollicitation, et faisant avec amitié et avec courage tout ce qu’il faut. Il est assuré qu’il n’y a rien de si facile que d’en venir à bout, pourvu qu’il ne se rebute pas et que l’on puisse être persuadé qu’il aura le dernier mécontentement si on le refuse, qu’il parle tous les jours sans relâche, et qu’il agisse comme je ferais pour un de mes amis en pareille occasion et dans une place aussi importante et aussi assurée. »

5.

Popoff (no 1319) mentionne (sans donner son prénom) ce Goeslard, maître des comptes, mort en 1661 ; son fils, Marc-Anne, substitut du procureur général, fut reçu conseiller au Parlement de Paris en 1677.

6.

Éclaircissement du fait et du sens de Jansenius, où l’on montre : i. Que ce n’est point manquer au respect et à la soumission que l’on doit au pape et aux évêques que d’éclaircir l’Église sur ce fait et qu’il ne s’y agit d’aucune question de droit ;{a} ii. Que les Cinq Propositions condamnées ne sont contenues dans le livre de Jansenius, ni quant aux termes, ni quant au sens, et que ce prélat n’a rien enseigné sur ce sujet qui ne soit reconnu pour orthodoxe par le pape, par les évêques, et par toute l’Église ; iii. Que les disciples de saint Augustin n’ont jamais soutenu ces Propositions {b} ni quant aux termes, ni quant au sens, ni reconnu qu’elles fussent de Jansenius ; iv. L’on examine tout ce qui a été allégué de l’histoire ecclésiastique pour autoriser le procédé que l’on tient sur le fait de Jansenius, contre les livres, écrits et extraits de Messieurs Pereyret, Morel, Chamillard, Annat, Amelote et autres. Par Denis Raymond, {c} licencié en théologie. {d}


  1. V. notule {a}, note [16], lettre 321, pour la distinction entre fait et droit.

  2. V. note [10], lettre 463, pour les Cinq Propositions.

  3. Denis Raymond est un pseudonyme : on attribue cet ouvrage soit à Noël de Lalane (v. note [114] des Déboires de Carolus), soit à Godefroi Hermant (v. note [12], lettre 79).

  4. Cologne, sans nom, 1660, in‑4o de 366 pages.

7.

« mais qu’ils désirent être caché et inconnu. »

8.

« au nom du Seigneur ».

9.

« pour la plus grande gloire de Dieu » (devise des jésuites). Parabole est à prendre dans le sens général (et non restreint aux Évangiles) d’« instruction allégorique fondée sur quelque chose de vrai, ou d’apparent, de la nature ou de l’histoire, dont on tire quelque moralité par la comparaison de quelque autre chose qu’on veut faire entendre au peuple » (Furetière).

10.

« promettez-moi un sou et vous aurez une histoire », v. note [7], lettre 430.

11.

Pierre Poncet (déformé en Paget dans les précédentes éditions), seigneur de La Rivière, etc., maître des requêtes en 1642, était en 1661 commissaire de la Chambre de justice et conseiller d’État ; il mourut en 1681, âgé de 91 ans (Popoff, no 2012). En son château de Vaux, les 17 et 18 août, le prodigue surintendant des finances avait reçu Louis xiv et sa cour dans un faste à peine croyable. Mémorialistes, historiens et romanciers ont abondamment écrit sur cette somptueuse fête qui causa la perte de Nicolas Fouquet : « vertigineux divertissement d’un mégalomane aveugle qui croyait plaire, étalage de luxe inouï qui ne pouvait qu’exaspérer le roi, humilié par l’éclatante et folle vanité de l’un de ses sujets, alors que, comme dira Colbert, les maisons royales étaient vides et qu’il ne s’y trouvait pas même une paire de chenets d’argent pour la chambre du monarque » (Petitfils c, page 358).

Les lendemains ne chantèrent pas (Choisy, Mémoires, livre iii, pages 136) :

« La cour était alors à Fontainebleau et Fouquet, quoique la fête eût fort bien réussi, commença à soupçonner qu’on le voulait perdre. Gourville, homme d’esprit et son ami particulier, lui en donnait tous les jours de nouveaux avis ; il lui dit que le roi, piqué de la magnificence de Vaux, qui effaçait de bien loin Fontainebleau et toutes les autres maisons royales, n’avait pas pu s’empêcher de dire à la reine mère : “ Ah ! Madame, est-ce que nous ne ferons pas rendre gorge à tous ces gens-là ? ” »

Le 28 août, Fouquet partait pour Nantes où les états de Bretagne allaient s’ouvrir. Le lendemain, le roi prenait le même chemin, à bride abattue, accompagné du prince de Condé, du maréchal de Turenne et de plusieurs gentilshommes, et suivi de plusieurs unités militaires. Tout le monde se retrouvait à Nantes le 1er septembre. Le 5, à l’issue du Conseil, où Fouquet et Louis xiv s’étaient vus pour la dernière fois de leur vie, tandis que Fouquet se rendait à la messe en chaise, D’Artagnan (v. note [2], lettre 715).

Ibid. (pages 153) :

« lui envoya dire par Maupertuis qu’il eût bien voulu lui dire une parole. Le surintendant sortit aussitôt de sa chaise et Artagnan sans perdre de temps, lui dit : “ Monsieur, je vous arrête par ordre du roi. ” Il ne parut point étonné et lui dit seulement : ” Mais M. D’Artagnan, est-ce bien moi que vous voulez ? Oui, Monsieur ”, reprit Artagnan ; et sans plus de discours le fit monter dans un carrosse entouré de cent mousquetaires qui le conduisirent sur-le-champ au château d’Angers. »

V. note [10], lettre 706, pour un aperçu des causes diverses de la chute de Fouquet. Un tel renversement de fortune fut un coup de tonnerre pour le public (Loret, Muse historique, livre xii, lettre xxxvi, du samedi 10 septembre 1661, page 401, vers 125‑160) :

« Notre roi qui, par politique,
Se transporta vers l’Armorique,
Pour raisons qu’on ne savait pas,
S’en revient, dit-on, à grands pas.

Je n’ai su par aucun message
Les circonstances du voyage ;
Mais j’ai du bruit commun appris,
C’est-à-dire de tout Paris,
Que, par une expresse ordonnance,
Le sieur surintendant de France,
Je ne sais pourquoi, ni comment,
Est arrêté présentement
(Nouvelle des plus surprenantes)
Dans la ville et château de Nantes.

Certes, j’ai toujours respecté
Les ordres de Sa Majesté,
Et cru que ce monarque auguste
Ne commandait rien que de juste ;
Mais étant remémoratif
Que cet infortuné captif
M’a toujours semblé bon et sage,
Et que d’un obligeant langage
Il m’a quelquefois honoré,
J’avoue en avoir soupiré,
Ne pouvant, sans trop me contraindre,
Empêcher mon cœur de le plaindre.
Si, sans préjudice du roi
(Et je le dis de bonne foi),
Je pouvais lui rendre service,
Et rendre son sort plus propice,
En adoucissant sa rigueur,
Je le ferais de tout mon cœur ;
Mais ce mien désir est frivole,
Et prier Dieu qu’il le console
En l’état qu’il est aujourd’hui,
C’est tout ce que je puis pour lui. »

12.

Petitfils c, page 374 :

« Tout le clan fut emporté dans la disgrâce. Mme Fouquet se vit notifier un exil à Limoges. Louis Fouquet, maître de l’oratoire, fut prié de regagner son diocèse d’Agde. {a} Exilé aussi, M. de Narbonne {b} qui, quelques jours auparavant, à Fontainebleau, en mitre et cappa magna {c} avait développé devant Sa Majesté une onctueuse homélie ; il dut gagner Alençon et s’y tenir. Gilles, son frère, déchu de la charge de premier écuyer de la grande Écurie du roi, {d} fut relégué à Ancenis ; la protection de sa puissante belle-famille, les d’Aumont, ne lui servit de rien. Même Basile {e} ne fut pas épargné, on lui demanda de vider les lieux et d’aller s’enfermer à Bazas en Guyenne. Les enfants de Nicolas, dont le dernier, un bébé de deux mois, furent arrachés à leur mère et sans l’intervention charitable de Brancas, auraient été jetés à la rue ; Anne d’Autriche, prise de pitié, les fit conduire chez leur grand-mère. Les amis, les clients furent frappés. »


  1. Louis Fouquet (v. note [9], lettre 536), évêque d’Agde, était aumônier et maître de l’oratoire du roi (Chéruel, Mémoires sur la vie publique et privée de Fouquet, tome 2, page 471) :

    « En achetant pour lui la charge de maître de l’oratoire, le surintendant le mettait à la tête de tout le clergé inférieur de la chapelle du roi, composé du chapelain ordinaire et de huit chapelains qui servaient par quartier et célébraient touyes les messes basses dans l’oratoire aprticulier de Louis xiv. »

  2. François ii Fouquet (v. note [52], lettre 280).

  3. Chape prélatice (grand manteau de chœur).

  4. V. note [29] des Deux Vies latines de Jean Héroard.

  5. L’abbé Fouquet (v. note [51], lettre 280).

13.

V. notes [2], lettre 705, pour les méfaits de l’abbé de Pernes, et [12], lettre 180, pour l’appel a minima contre sa condamnation aux galères perpétuelles.

14.

Monnerot était sans doute Pierre, frère de Nicolas (v. note [33], lettre 547).

Charles Bernard, commis de Nicolas Fouquet, avait été nommé maître d’hôtel du roi en 1651, conseiller d’État l’année suivante ; il fut embastillé après l’arrestation du surintendant (Petitfils c).

15.

« Plus une autre fois. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 19 septembre 1661

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(Consulté le 24/04/2024)

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