L. 714.  >
À André Falconet,
le 23 septembre 1661

Monsieur, [a][1]

Ce 21e de septembre. Je vous écrivis hier tout ce que je savais de diverses affaires. Le cousin Fouquet [2] est toujours à Angers [3] bien gardé. [1] Nemo hic dubitat totam rem ad mortem usque ituram. Quod si a me quæras, cur illic tamdiu hæreat, nec in hanc Urbem adducatur, certe nescio, nec forsan præter ipsum Regem, mortalium nemo : arcanum est Principis, alta mente repostum : mysterium est politicum, et illud maximum, quod ventura dies revelabit[2]

Cet homme que savez, qui est prisonnier dans le grand Châtelet, [4] est fort malheureux. Ses parties le poursuivent encore pour une autre affaire : il hantait dans cette maison et y allait quelquefois dîner ; un autre vol de vaisselle d’argent y a été fait par ci-devant, ils prétendent que c’est lui qui l’a fait et qu’ils en ont des preuves. Il est à craindre que cela ne le fasse mettre à la question. [5] Ne voilà pas un malheureux homme de n’avoir pas voulu retourner à Lyon ! Mihi durum est hæc ad te scribere, scribo tamen[3][6] d’autant que je crois qu’il faut que soyez averti de tout ce qui viendra à ma connaissance.

Le prince de Condé [7] a parlé hardiment pour Guénault, [8] on dit que le roi [9] encline fort à le faire son premier médecin à la place de Vallot [10] qui est au lit malade de rhumatisme [11] et d’un érysipèle ; [12] aussi bien que du regret qu’il a de ce que le roi lui a reproché qu’il servait d’espion près de sa personne au cousin Fouquet. On dit pourtant qu’il n’est encore qu’en male grâce, et non pas encore disgracié ; mais qu’il le sera, que Guénault aura sa place et que Brayer [13] sera premier médecin de la reine nouvelle. [14][15] Je serais ravi de voir arriver ce beau changement pour plusieurs raisons quas penes me habeo, quæ neque te latent[4] On dit que Vallot est bien fâché d’une grande somme d’argent comptant qu’il a prêtée au cousin Fouquet et de laquelle il a bien peur d’être mal dressé : ce qui vient de flûtes s’en va en tambourin. [5] Il était gros partisan, male parta male dilabuntur : [6][16] voilà comment la succession de Vautier [17] a perdu deux cent mille écus. Les gens de bien sont exempts de telles pertes, Minus gaudent, minus dolent. Vale et me ama. Tuus ex animo, G.P[7][18]

Ce vendredi 23e de septembre 1661.


a.

Ms BnF no 9357, fo 347 ; Chéreau no xxviii (42‑43). Celle‑ci est la seule lettre manuscrite de Guy Patin à André Falconet qui soit parvenue jusqu’à nous. L’adresse écrite au verso est : « À Monsieur, Monsieur de Falconet, Conseiller et Médecin Ordinaire du Roy, À Lyon », ce qui indique qu’elle n’avait pas été envoyée par l’ordinaire de la poste.

1.

Cousin est à prendre ici dans son sens péjoratif de parasite : « écornifleurs de campagne qui, sous prétexte de parenté ou d’amitié, vont manger chez les gentilshommes du voisinage ; plusieurs sont obligés de vendre, de quitter leurs terres parce qu’ils sont mangés de cousins » (Furetière). Guy Patin détestait Nicolas Fouquet, qu’il tenait alors pour le prince des prévaricateurs du royaume, en digne disciple de Mazarin.

2.

« Personne ici ne doute que toute l’affaire ira jusqu’à la mort. Si vous cherchez à savoir de moi pourquoi on le retient aussi longtemps là-bas et si on l’amènera dans cette ville, je n’en sais absolument rien, non plus que personne, à part peut-être le roi lui-même : c’est le secret du prince, serré au plus profond de son esprit ; c’est un mystère politique, et celui-là est immense, qu’un jour futur révélera. »

3.

« Il m’est pénible de vous écrire ces choses, j’écris pourtant ».

Il est impossible de dire avec assurance qui était la relation d’André Falconet à qui arrivaient ces mésaventures. Toutefois, la touchante compassion de Guy Patin fait penser à une personne très proche de Falconet, qui pouvait être son frère, le prêtre, alors en butte à de grands tracas en raison de son « libertinage » (v. note [4], lettre 730).

4.

« que j’ai en mon for intérieur et qui ne vous sont pas inconnues » : spéculations de Guy Patin sur les changements des médecins royaux dont je ne suis pas parevnu à pénétrer les subtilités, sauf à penser à son espoir secret d’une promotion aulique pour son cher fils, Carolus (v. note [1], lettre 713). Rien de tout cela ne se produisit pourtant : François Vallot (nommé en 1652) et François Guénault (nommé en 1661) demeurèrent premiers médecins respectifs du roi et de la reine, ni Nicolas Brayer ni Charles Patin ne furent promus.

5.

Le bien mal acquis ou acquis trop facilement se dissipe aussi vite qu’il est venu (v. note [41], lettre 297).

6.

« bien mal acquis se dissipe en mauvaise part » (Cicéron, Philippiques, ii, xxvii).

7.

« Ceux qui souffrent peu éprouvent peu de joie. Vale et aimez-moi. Votre Guy Patin de tout cœur ».

Pour dire qu’une crainte dissipée est source de plaisir, Patin mettait Martial à sa sauce (Épigrammes, livre xi, xxxvi, vers 4‑8, où le poète se réjouit que son ami Gaius Julius Proculus ait échappé à la mort) :

Minus gaudent qui timuere nihil.
Hypne, quid exepectas, piger ? Immortale Falernum
funde, senem poscunt talia vota cadum :
quincunces et sex cyathos bessemque bibamus,
Gaius ut fiat, Iulius et Proculus
.

[Ceux qui n’ont rien craint se réjouissent peu. Hypnus, qu’attends-tu, pareseux ? Verse l’immortel vin de Falerne, l’accomplissement de tels vœux réclame un bon vieux tonneau : buvons cinq, six et huit coupes à la triple santé de Gaius, Julius et Proculus !]

En 1652, à la mort de François Vautier, premier médecin du roi, Antoine Vallot avait acquis sa charge. Dans sa lettre à Charles Spon datée du 20 juin 1653 (v. sa note [32]), Patin avait estimé à 60 000 livres (20 000 écus) la somme que Vallot avait versée à la famille de Vautier (sa « succession ») pour l’acheter. En 1661, il en avait tiré suffisamment d’argent pour placer une somme dix fois supérieure entre les mains du « cousin Fouquet » : les héritiers de Vautier pouvaient légitimement se croire floués, mais comme en revanche, la disgrâce du surintendant compromettait l’espoir qu’avait Vallot de jamais récupérer sa mise (son bien mal acquis), et redoutait d’en être « mal dressé » (mal servi) ; les flûtes s’en allaient bien en tambourin ; mais les honnêtes gens se tiennent à l’abri de telles déconvenues, ils n’éprouvent pas les grandes émotions que suscitent les vives appréhensions. Telle est du moins ma laborieuse interprétation de cette fin de lettre assez elliptique.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 23 septembre 1661

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0714

(Consulté le 29/03/2024)

Licence Creative Commons "Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron." est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International.