L. 718.  >
À André Falconet,
le 3 janvier 1662

Monsieur, [a][1]

Le roi [2] a fait des chevaliers de l’Ordre [3] en bon nombre. La cérémonie de leur promenade était fort belle et il y avait plaisir de les voir passer. [1] M. Fouquet [4] est dans le Bois de Vincennes, [5] bien enfermé. Il y en a qui croient qu’il sera quitte à bon marché à cause que le roi [6] et la reine d’Angleterre [7] s’emploient pour lui ; mais le sieur Colbert [8] est contre et l’on croit que le roi est fort attaché à ses sentiments. M. le cardinal de Retz [9] a fait enfin son accord, et a donné sa démission pure et simple au roi. On lui donne pour son archevêché de Paris l’abbaye de Saint-Denis [10] avec un autre grand revenu. Le roi lui permet, au lieu de venir à Paris, de se retirer en Lorraine en sa terre de Commercy [11] dont il est damoiseau (cela s’appelle dans le latin du moyen âge domicellus). [2] Voilà un homme qui a mal joué son rôle et qui, pour avoir déplu à la reine mère [12] durant nos guerres parisiennes, a perdu l’archevêché de Paris qui est, comme vous savez, un bon morceau de 100 000 livres de rente[3] Les Allemands ont peur de la guerre en leur pays l’été prochain, à quoi néanmoins il n’y a pas grande apparence, vu que la paix est arrêtée entre l’empereur [13] et le Turc. [4][14] Je vous supplie de m’acheter chez M. Huguetan [15] un nouvel exemplaire de la nouvelle édition en deux tomes in‑fo Quæstionum medico-legalium[16] c’est pour envoyer à un de mes amis en Flandres. [17] Je vous prie d’assurer le R.P. Théophile Raynaud [18] que je suis son très humble serviteur, et lui demander quand il fera imprimer la seconde partie de ses Heteroclita spiritualia[5] Je vous baise très humblement les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 3e de janvier 1662.


a.

Bulderen, no cclxxi (tome ii, pages 305‑306) ; Reveillé-Parise, no dxcv (tome iii, pages 394‑395).

1.

Les cérémonies s’étalèrent sur trois jours, du 31 décembre 1661 au 2 janvier 1662, en l’église des Grands-Augustins (v. note [7], lettre 367). Les promus étaient trois archevêques, trois évêques et 66 laïques (Levantal). V. note [17], lettre 63, pour l’Ordre du Saint-Esprit.

2.

Commercy, en Lorraine (Meuse), se situe sur la rive droite de la Meuse, à mi-chemin entre Bar-le-Duc à l’ouest et Nancy à l’est.

« Damoiseau était autrefois un titre de seigneurie, aussi bien que celui de vidame. L’un et l’autre ne sont plus guère en usage. On appelle encore le damoiseau de Commercy. Ce mot vient de domicellus ou domnicellus, diminutif de domnus, quasi parvus dominus [petit seigneur] » (Furetière).

3.

Louis xiv avait montré sa détermination et sa puissance en faisant arrêter Nicolas Fouquet. Se voyant menacé d’un sort semblable, le cardinal de Retz jugea préférable de mettre fin au combat qu’il menait depuis 1654, dans l’exil et la clandestinité, pour conserver l’archevêché de Paris. En démissionnant, pour prix de sa bonne volonté, il acceptait l’abbaye de Saint-Denis, près de Paris, et celle de La Chaume dans le duché de Retz.

Bertière b (page 467) :

« Une déception l’attendait à propos des revenus de l’archevêché : on lui restituerait non les sommes réellement perçues (sur le montant desquelles on manque d’informations fiables), mais la part de ces sommes qui avaient été versées à l’Épargne (soit 60 000 livres, une dérision), le reste ayant été utilisé (gaspillé ?) à divers usages sur lesquels le roi refusait de revenir. Retz n’était pas en état de discuter : il ne lui restait plus un écu. Il dut demander qu’on lui avançât deux mille louis d’or pour financer son voyage de retour ! Il était convenu qu’il se rendrait à Commercy, petite seigneurie de Lorraine dont il était détenteur. […] Le nom du successeur fut rapidement connu : c’était Pierre de Marca, le très habile canoniste qui avait manœuvré pour le compte de la cour dans les assemblées du Clergé où s’était joué le sort de Retz. »

4.

La mort du grand vizir Mehmed Pashha Köprülü le 31 octobre 1661 (v. note [11], lettre latine 183) et les menaces du roi (sophi) de Perse, à l’est, avaient mené à une pause dans l’invasion de la Hongrie par les Turcs.

Loret (Muse historique, livre xiii, lettre iii, du samedi 21 janvier 1662, page 458, vers 189‑216) :

« Le Turc, qui craignait un défi
De la part du puissant sophi,
Ayant su par quelque corsaire
Que ce redoutable adversaire
N’avait plus dessein, aujourd’hui,
D’armer et de fondre sur lui,
Reprend avecques félonie
Ses projets en Transylvanie.
Et cela fait que l’empereur,
Ému d’une juste terreur,
Autant qu’il se peut se prépare
Pour contrecarrer ce barbare.
Les secours de princes chrétiens,
Celui des amis anciens,
Et des pays héréditaires,
Sont plus que jamais nécessaires ;
Mais les Hongrois, peuples mal nés,
Sont si malintentionnés,
Laissant, faute d’un peu de soupes,
Dépérir ses meilleures troupes,
N’ayant, durant l’hiver fâcheux,
Voulu les héberger chez eux,
Et rendant si peu d’assistance
Contre l’ottomane puissance,
Qu’à raisonnablement juger,
Chimin-Ianos {a} court grand danger
De n’être pas souverain maître
Si soudain qu’il le croyait être. »


  1. Janos Kemény (Jean iii Kemény, 1607-23 janvier 1662) était grand prince de Transylvanie depuis 1660.

Les hostilités austro-turques allaient bientôt reprendre de plus belle sous la direction de Fazil Akmed Köprülü, fils et successeur de Mehmed Pashha.

5.

V. notes :


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 3 janvier 1662

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(Consulté le 19/04/2024)

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