Je vous envoie la thèse des jésuites, [2][3] laquelle a ici fort réveillé les esprits de ceux qui aiment la controverse. La Sorbonne [4] même s’en remue encore, mais je ne sais ce qui en sera. [1][5] On dit que dans peu de jours le roi [6] doit aller au Parlement pour faire vérifier la convention qu’il a faite avec le duc Charles [7] pour le duché de Lorraine. [2] Le prince François [8] et le duc Charles, [9] son fils, se sont retirés à petit bruit en Allemagne, voyant leur Maison ruinée. [10] Le roi rachète Dunkerque [11] du roi d’Angleterre [12] et l’on dit qu’il la rend au roi d’Espagne [13] pour deux autres villes qu’il nous donne en Flandres. [14] Le roi n’ira que samedi prochain au Parlement [15] pour l’affaire du duc de Lorraine, c’est M. le premier président qui me le vient de dire. M. Talon [16] a demandé ce temps qui lui est nécessaire pour un plaidoyer de si grande importance. On va travailler vigoureusement au procès de M. Fouquet, [17] le roi veut qu’il soit fait en 15 jours.
M. Arnauld d’Andilly, [18][19][20] seigneur de Pomponne, conseiller d’État, neveu de M. Arnauld [21] le janséniste, docteur en Sorbonne, et de l’évêque d’Angers, [22] a reçu commandement du roi de se retirer à Verdun. [3][23] Il a répondu qu’il était prêt d’y obéir, mais qu’il priait le roi de changer le lieu de son exil et de l’envoyer plutôt à Angers chez son oncle, l’évêque du lieu ; adeo vere dixit Lucrecius : [24]
Medio de fonte leporum
Surgit amari aliquid quod in ipsis faucibus angat. [4]
Voilà M. Cani qui vient de sortir de céans et m’a rendu l’Almanach de votre M. Meyssonnier. [25] Pour le grand livre, [il] n’est pas encore arrivé, [5] il est avec ses hardes, il faut attendre encore huit jours à cause que la rivière est trop grosse. M. Cani a un procès à la quatrième des Enquêtes où j’ai plusieurs amis que je lui fournirai lors du jugement. Il y a sur la rivière de Seine [26] près de Rouen trente grands bateaux de blé pour venir à Paris, et quarante autres qui viennent de Dantzig [27] et d’Amsterdam, [28] et qui seraient déjà arrivés s’ils avaient eu le bon vent.
Le voyage du roi au Palais est différé jusqu’au retour du courrier que l’on a envoyé au prince François en Allemagne avec un nouveau traité pour tâcher de le contenter. Quand nous aurons l’Alsace avec la Lorraine, la Franche-Comté [29] n’aura qu’à se bien tenir et se garder de nos gens, aussi bien que Strabourg et autres villes sur le Rhin, en vertu du vieux proverbe Gallum habeas amicum, non vicinum. [6]
La Chambre de justice [30] a fait donner des assignations à tous les traitants et gens d’affaires pour venir répondre sur les faits qui leur sont proposés. Girard [31] y a été plusieurs fois et a tâché de faire pitié, mais les juges n’y ont pas consenti. [7] On continue de vendre dans la Cour du Palais les beaux meubles de Boislève [32] qui est en fuite.
Pour monsieur votre lieutenant général, sa mort a été plus soudaine qu’étrange. Il est mort, comme vous me le mandez, d’une obstruction de cœur et de poumon, à quoi il n’y avait nul remède. Cette maladie est fort contraire aux mélancoliques. [33] S’il eût été ouvert, on lui aurait trouvé dans les vaisseaux du cœur [34] du sang figé, et aliquod vitium in substantia pulmonis, quod nihil aliud est, quam insignis illa diaphtora tantopere celebrata, quæ facit asthma lethale, et quam graphice descriptit Fernelius, pauci a Fernelio, nullus ante Fernelium. [8][35][36] Cet homme était infailliblement mélancolique et asthmatique ; [37] au moins est-il mortel ex vitio lienis, qui transmittit in pulmonem et facit affectum immedicabilem per viam suffocationis. [9] La syncope est une marque infaillible que les canaux du cœur sont bouchés. [38] Il peut être qu’il y avait ωμον φυμα in lævibus arteriis pulmonis. [10][39] La sueur diaphorétique [40] cum ασφυξια [11] est une marque certaine que tout était perdu. La maladie d’Antipater dans Galien, [41] in Locis affectis, était de ce genre, hormis qu’elle dura plus longtemps ; aussi y a-t-il des interprètes qui ont douté de morbo Antipatri. [12][42] Dieu veuille avoir son âme.
De Paris, ce 14e de février 1662.
1. |
Le 12 décembre 1661, au Collège de Clermont (collège jésuite de Paris, v. note [2], lettre 381), le P. Jacques Coret (ou Goret, 1631-1721), épaulé par le P. François Annat, avait disputé une thèse catégorique contre le gallicanisme et pour l’infaillibilité pontificale (v. note [2], lettre 741). Les réactions émanant des jansénistes (Antoine Arnauld et Pierre Nicole), de la Sorbonne, des curés de Paris et des évêques de France, dénonçant la « nouvelle hérésie des jésuites », faisaient alors grand tapage. L’article Paris de la Bibliothèque de la Compagnie de Jésus (Sommervogel) recense les principaux libelles qui furent imprimés à cette occasion (1895, tome vi, § 67 colonnes 224‑225). |
2. |
V. note [2], lettre 728, pour le lit de justice du 27 février qui régla temporairement les affaires de Lorraine (v. note [4], lettre 724). |
3. |
Simon Arnauld d’Andilly, sieur (en 1660) puis marquis (en 1682) de Pomponne (Paris 1618-Fontainebleau 1699) était le deuxième fils de Robert Arnauld d’Andilly (v. note [4], lettre 845), le frère aîné de Henri, évêque d’Angers, et d’Antoine, le Grand Arnauld, benjamin de la fratrie. Envoyé en 1642 auprès de Michel Le Tellier à l’armée d’Italie, commandée par Turenne, Simon avait été nommé conseiller d’État en 1645, intendant à Casal jusqu’en 1647. À la suite de nombreuses missions administratives et diplomatiques en Italie, il était entré dans les intimes de Nicolas Fouquet, ce qui lui valait d’être exilé à Verdun le 2 février 1662. Il ne fut autorisé à revenir à Paris qu’en février 1665, pour reprendre ses activités diplomatiques au service de la Couronne de France, notamment comme ambassadeur en Suède et en Hollande. |
4. |
« d’où la vérité ce qu’a dit Lucrèce : “ Du plein de la fontaine des agréments surgit quelque chose à aimer, qui étreint au plus profond de la gorge ” » (v. note [13], lettre 211). J’ai corrigé dans ce paragraphe trois inexactitudes touchant Pomponne (dont on ne peut dire si elles venaient de Guy Patin ou des transcripteurs de sa lettre), en remplaçant « secrétaire » par « conseiller » d’État (Pomponne ne devint secrétaire d’État aux Affaires étrangères qu’en 1672), et « frère », par « neveu » puis par « oncle ». |
5. |
V. note [20], lettre 586, pour l’Almanach de Lazare Meyssonnier (1659). Le « grand livre » pouvait être son Histoire de l’Université de Lyon… (Lyon, 1644, v. note [2], lettre 619). |
6. |
« Mieux vaut avoir un Français pour ami que pour voisin » (v. note [3], lettre 970). |
7. |
Proposer : « mettre en avant quelque doute dont on demande la résolution » (Furetière) : les faits « proposés » ont ici le sens de « reprochés », « opposés » ou « allégués ». V. note [10], lettre 846, pour Louis Girard, maître des requêtes, tentait de défendre la cause de son épouse, veuve du financier Pierre Girardin. |
8. |
« et quelque défectuosité dans la substance du poumon, qui n’est rien d’autre que cette putréfaction remarquable et si fameuse, qui provoque l’oppression mortelle et que Fernel a parfaitement décrite, comme peu l’ont fait après lui, et comme nul ne l’avait fait avant lui. » Chapitre xii (Les Maux de cœur) du livre v (Des Maladies et symptômes de chaque partie ; pages 389‑390) de la Pathologie de Jean Fernel (v. note [1], lettre 36) :
Ce que Fernel décrivait correspondait sans doute aux anévrismes de l’aorte thoracique ascendante (de cause syphilitique, ou autre) ; mais dans le cas que commentait ici Guy Patin, on peut évoquer deux autres diagnostics modernes, selon la manière dont on interprète « les vaisseaux du cœur » : s’il s’agissait des artères coronaires (qui irriguent le cœur), on pense à une thrombose coronaire avec infarctus myocardique massif et insuffisance aiguë du ventricule gauche, responsable d’œdème pulmonaire ; s’il s’agissait, comme c’est plus probable (v. infra note [10]), des artères pulmonaires (qui émanent du ventricule droit), on évoque une embolie pulmonaire avec infarctus du poumon. Ayant jadis été spécialisé dans l’étude des maladies vasculaires, dont l’expression la plus commune aujourd’hui est la maladie coronaire (obstruction des artères du cœur par l’athérosclérose), j’ai recherché avec la plus grande attention les évocations que j’ai pu en trouver dans la correspondance de Patin et dans les nombreux ouvrages médicaux auxquels elle se réfère. En décembre 2021, grâce aux remarquables Observationes de Johann Jakob Wepfer (1658 et 1727), je me suis convaincu qu’elle n’intéressait guère les médecins du xviie s., mais qu’elle existait bel et bien car elle a été très expressivement décrite et illustrée en 1695 (v. note [7], lettre 610). Avant que ne fût admise la circulation du sang, au milieu du xviie s., les médecins n’ont pas prêté attention aux artères et à leurs maladies car ils n’en avaient pas compris la fonction vitale. William Harvey a logiquement été le premier à décrire fidèlement les symptômes et les conséquences de la maladie coronaire, dans son second Exercitatio Anatomica de Circulatione sanguinis ad Ioannem Riolanum [Essai anatomique sur la circulation du sang, adressé à Jean ii Riolan] : {a} Vir nobilis Eques Auratus Dominus Robertus Darcy, progener doctissimi viri, et mihi amicissimi Medici celeberrimi Doctoris Argent : cum erat consistente ætate, sæpe de dolore quodam pectoris oppressivo, conquestus est ; præcipue nocturno tempore, ita ut quandoque lipothymiam, quandoque suffocationem a paroxysmo metuens, vitam inquietam et anxiam degebat, multa incassum tentavit, omnium medicorum consiliis usus, tandem ingravescente morbo, cachecticus et hydropicus sit, et ultimo, in uno parxysmo vehementer oppressus, obiit. In hujus cadavere, (præsente D. Doctore Argent, qui tunc temporis præsidens Collegii medicorum erat, et D.D. Gorge, Theologo et prædicatore egregio, qui illius parochii pastor fuit,) ex impedito transitu sanguinis, de sinistro ventriculo in arterias, paries ipsius vetriculi sinistri cordis (qui satis crassus et robustus cernitur) disruptus et perforatus amplo hiatu sanguinem effundebat ; erat enim foramen tantæ magnitudinis, ut facile aliquem ex meis digitis reciperet. |
9. |
« par une défaillance de la rate, qui se transmet dans le poumon et provoque une affection incurable par voie de suffocation. » Guy Patin n’avait visiblement pas eu la curiosité de bien lire les ouvrages de William Harvey. |
10. |
« une tubercule cru dans les artères lisses du poumon. » Tubercule cru est à comprendre comme un thrombus (solidification du sang dans les vaisseaux d’un individu vivant) ; si les artères lisses du poumon (v. note [15], lettre 433) se comprennent ici comme les artères pulmonaires (par opposition aux bronches, annelées), on peut évoquer une embolie pulmonaire : arrivée brutale dans le lit artériel pulmonaire d’un thrombus détaché d’une veine périphérique (phlébite), qui peut, entre autres, provoquer une syncope, voire une mort subite (v. note [15], lettre 554). La lettre de François Rassyne date du 27 décembre 1656 détaille une splendide observation de thrombose veineuse iliaque du post-partum compliquée d’embolie pulmonaire mortelle.Par les « canaux du cœur bouchés » responsables de syncope, Guy Patin devait entendre l’artère pulmonaire, issue du ventricule droit et ses ramifications, et non l’aorte, issue du ventricule gauche, à laquelle il n’attachait pas d’importance puisque la circulation du sang ne l’a jamais convaincu. |
11. |
« avec asphyxie ». La « sueur diaphorétique » est à entendre comme l’élimination naturelle par la peau d’un excès d’humeur. |
12. |
« de la maladie d’Antipater ». L’observation de Galien se trouve à la fin du livre iv du traité Des Lieux affectés (Daremberg, tome ii, pages 623‑624) :
|
a. |
Bulderen, no cclxxiv (tome ii, pages 311‑313) ; Reveillé-Parise, no dxcvii (tome iii, pages 397‑399). |