L. 730.  >
À André Falconet,
le 21 mars 1662

Monsieur, [a][1]

On parle ici d’un voyage que le roi [2] veut faire à Saint-Germain, [3] pendant lequel l’on poursuivra vivement M. Fouquet. [4] Il a affaire à rude partie et je sais de bonne part que M. Colbert [5] fera ce qu’il pourra pour le perdre. Mme du Plessis-Bellière [6] lui doit être confrontée cette semaine. Mme Fouquet [7] est ici dès jeudi avec permission de solliciter pour son mari, nous en avons à attendre un grand événement. Le roi a rabattu quatre millions sur les tailles [8] après les remontrances qui lui ont été faites par la Chambre de justice, [9] à ce que me dit hier au soir M. le premier président[10] La rivière est ici encore tellement grosse qu’il ne nous peut rien venir de Rouen, ni blé, ni autres commodités dont on a ici fort besoin. [11]

On a découvert en Espagne une conspiration contre le roi [12] et sa personne. C’était pour le faire sauter avec des caques de poudre en cas que l’affaire eût réussi. On dit que c’est le comte de Liche, [13] fils de don Luis de Haro, [14] qui en était l’auteur et qui a été arrêté prisonnier. [1] Il était parti d’Ostende [15] dix vaisseaux du roi d’Espagne, pleins de soldats tirés des garnisons des Flandres, [16] pour aller en Portugal y faire la guerre, mais la tempête les a écartés et comme dissipés.

Je suis de votre avis pour la chimie, [17] il n’y a point de danger que Noël Falconet [18] en sache quelque chose, ce peu suffira pour en faire reconnaître la fourberie. Nosti illud Neoptolemi apud Ennium : Philosophandum, sed paucis ; [2][19] les plus courtes folies sont les meilleures. Barlet [20] demeure dans Cambrai [21] où je fais leçon. [3][22] Je saurai après-demain s’il commencera bientôt et après, nous prendrons son temps et son heure, je fournirai l’argent nécessaire. Je n’ai point vu M. Duchef [23] il y a longtemps, mais je ne crois pas qu’il vienne à bout du prêtre [24] pour le faire aller à Lyon. Il n’aurait point là ses coudées franches comme telles gens que lui les ont à Paris, dans l’abus et le libertinage[4][25]

Le roi et les reines s’en vont jeudi prochain à Saint-Germain-en-Laye, on dit que c’est un mauvais signe pour M. Fouquet. Cependant, on supprime une certaine sorte de rentes faites ici l’an 1659, de la somme de 160 000 livres, dont beaucoup de gens crient. Ceux qui les ont achetées en ont eu bon marché, mais ils sont en danger d’être mal payés de leurs intérêts, que le roi ne veut plus maintenir. M. Fouquet a été interrogé sur les ordres qu’il avait laissés de faire mettre des gens de guerre en campagne deçà et delà, et de faire assembler les parlements en cas qu’il fût arrêté par les ordres du roi. Il s’excuse sur la haine que le cardinal Mazarin [26] lui portait et se défend parfaitement bien. Il ne perd point courage, quoique beaucoup de gens le tiennent perdu. Mysterium est[5][27] on dit qu’il est devenu tout blanc depuis sa prison. On devient blanc à moins de perte, mais c’est en vieillissant. Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 21e de mars 1662.


a.

Bulderen, no cclxxviii (tome ii, pages 319‑321) ; Reveillé-Parise, no dc (tome iii, pages 403‑404).

1.

Don Gaspar de Haro y Guzman (1629-1687), marquis de Liche (ou Eliche), était le fils aîné de don Luis de Haro (mort en 1661, v. note [1], lettre 127), ministre de Philipe iv. Après l’échec de l’attentat qui devait frapper le roi dans le palais de Buen Retiro à Madrid, le marquis de Liche fut envoyé combattre au Portugal et fut fait prisonnier à la bataille de Montes Claros (17 juin 1665). Après son retour en grâce en 1677, il fut successivement ambassadeur à Rome et vice-roi de Naples.

2.

« J’ai appris cela de Neoptolème dans Ennius : “ Il faut philosopher, mais peu de gens le doivent ” ».

Aulu-Gelle (Nuits attiques, xv, ix) :

Ennianum Neoptolemum probabamus, qui profecto ita ait : Philosophandum est paucis ; nam omnino haud placet.

[Nous approuverons le Néoptolème d’Ennius {a} qui a assurément parlé ainsi : “ Il convient à peu de gens de philosopher ; à vrai dire, cela n’est plus guère en vogue ”].


  1. V. note [7], lettre 33, pour le poète latin Quintus Ennius.

    L’histoire a retenu deux Néoptolème, rois d’Épire : Néoptolème ier, grand-père d’Alexandre le Grand, et Néoptolème ii, son petit-fils, qui fut assassiné par son rival Pyrrhus, en 295 av. J.‑C.

    Cicéron a plusieurs fois repris ce vers d’Ennius.

3.

Noël Falconet s’apprêtait à étudier auprès d’Annibal Barlet, résidant au Collège de France (« dans Cambrai », v. note [15], lettre 153). Guy Patin le considérait comme un des rares savants capable d’enseigner la chimie à peu près sainement. Dans son Vrai et méthodique cours de la physique résolutive, vulgairement dite chimie (Paris, 1657, v. note [12], lettre 399), Barlet se montrait en effet réservé à l’égard de l’antimoine en deux passages qui devaient fort réjouir Patin.

4.

Il s’agissait du frère prêtre d’André Falconet (v. note [3], lettre 714), dont la conduite libertine causait bien du tourment. V. note [2], lettre 592, pour Duchef et la mission qu’André Falconet lui avait confiée.

5.

« Il y a un mystère ».

Une très vive contrariété peut faire blanchir les cheveux en fort peu de temps. Guy Patin faisait allusion au Projet de Saint-Mandé, dont on accablait Nicolas Fouquet. Il l’avait rédigé en 1658 et caché dans le cabinet secret de sa maison de Saint-Mandé. C’était un plan détaillé, mais tout de même assez dérisoire, de l’insurrection que son réseau d’amis devrait allumer par tout le royaume dans le cas où il serait arrêté et traîné en justice. Ce projet servit de base à l’accusation de lèse-majesté qu’on porta contre le surintendant déchu, et à la disgrâce de nombre de ses obligés qui s’y trouvaient cités.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 21 mars 1662

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(Consulté le 20/04/2024)

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