L. 740.  >
À André Falconet,
le 19 janvier 1663

Monsieur, [a][1]

La saignée de la petite Madame, [2] fille du roi, [1][3] a été ici fort blâmée. Les princes sont malheureux en médecins, Blaise de Montluc [4] maréchal de France, l’a fort bien remarqué dans ses Commentaires[2] L’éducation de Louis xiii[5] la mort de Gaston duc d’Orléans, [6] son frère, et celle du Mazarin [7] en rendent de grands témoignages. Cette petite Madame n’est morte que d’un coup qu’elle avait eu à la tête, qui avait fait un ébranlement du cerveau et qui lui a causé les convulsions à la mort ; donc elle n’avait pas besoin de saignée. Il y a bien des gens qui ressemblent à ce peintre dont Pline [8] a parlé, qui ne pouvait pas s’empêcher de mettre toujours la main à ses tableaux ; [3] quand un tableau est bien fait, il n’y faut plus toucher. Il ne faut faire des remèdes qu’à ceux qui en peuvent être soulagés, de peur, comme dit Celse, [9] de diffamer des remèdes qui ont été salutaires à plusieurs autres, et il fallait simplement s’en tenir au pronostic. Dans la première race de nos rois, il y en eut un à qui tous les enfants mouraient ; sa femme lui remontrait que Dieu le permettait ainsi à cause qu’il chargeait trop son peuple ; tous ses enfants moururent et le peuple ne fut point déchargé. Ce n’est pas que je le voulusse appliquer au roi [10] car tous les gens de bien sont ici assurés de < sa > bonne volonté, mais je voudrais qu’il en sût la remarque. J’ai fait saigner autrefois un enfant de trois jours pour un érysipèle [11] qu’il avait à la gorge ; il est encore vivant, âgé de 35 ans, il est capitaine de Dunkerque, c’est le fils de Mlle Choart. [4][12][13] J’ai fait saigner le fils de M. Lambert de Thorigny [14][15] le 62e jour de sa vie, qui a aujourd’hui 10 ans. [5] L’application des grands remèdes dans un âge si tendre demande beaucoup de jugement. [16]

Guénault [17] ne sait tantôt plus ce qu’il fait, il n’a ni mémoire, ni jugement, il n’a plus que l’avarice et l’ambition dans l’esprit. C’est grand’pitié que vieillesse, Quid non longa dies, quod non consumitis anni ? [6][18] Punition divine ! dit Homenaz [19] dans l’auteur François. [20] Le petit Gascon [21] avait beaucoup de feu et peu de fonds, mais il avait de la malice et de l’ambition extraordinaire : il avait supposé de faux contrats pour se marier, ces tours n’appartiennent qu’à des Gascons. Il a laissé du désordre en sa maison, on dit que son grand-père Ludovicus Lopes, [22] Medicus Lusitanus Iudaïcæ religionis[7] fut pendu en Angleterre l’an 1594. Vide Grotium de Bello Belgico, et Cambdenum in Annalibus Elisabethæ Anglorum Reginæ ; [8][23][24] c’est une méchante peste qu’un juif portugais, [25] empoisonneur, etc. Mme de Rohan [26] a fait faire quelque satisfaction à M. Morisset, [27] mais cela ne va pas encore bien, Ex inflicto vulnere remanet cicatrix quæ non facile deletur, Semper avarus eget[9][28]

Les deux rapporteurs de M. Fouquet [29] travaillent aux pièces de son procès pour en faire leur rapport, qui ne sera pas sitôt, d’autant qu’il faut bien du temps à visiter tant de papiers. On dit qu’il y a des conclusions de mort contre Catelan, [30] qu’il sera pendu et étranglé, et que son corps demeurera à la potence trois jours et trois nuits. [31] On dit qu’il y a trois nouveaux intendants des finances, MM. Charon, [32][33][34] Picon [35] et Hotman, [36] dont le premier est beau-père de M. Colbert [37] qui est aujourd’hui le mignon et le favori de la Fortune. [10][38] On ne parle ici que de la guerre en Italie et contre le pape, [39] et qu’il y a des troupes qui ont ordre de marcher.

Je vous envoie un petit mot de réponse pour monsieur votre fils, [40] que je vous prie de lire et de lui envoyer ensuite ; mais retirez-le de là le plus tôt que vous pourrez, Heu fuge credulis terras, fuge litus avarum ! [11][41] Il ne sera jamais mieux qu’auprès de vous, ce sera votre présence qui le retiendra et l’enseignera. Il se doit imaginer que vous lui dites tous les jours Disce puer virtutem ex me, verumque laborem[12][42] On commence ici l’impression in‑fo de la Pratique de Houllier [43] in qua, præter textum et scholia Hollerii, enarrationes et annotationes Lud. Dureti, et exercitationes Valetii, legentur commentarii novi et observationes selectæ Ioh. Haultin, Med. Paris.[13][44][45][46] qui a été fort savant et fort employé, et qui mourut ici l’an 1616 ; [14] mais j’ai bien peur qu’il n’y ait bien des fautes car tous nos libraires sont bien taquins et bien ignorants, ils n’ont pas même d’esprit pour bien faire. J’espère de renvoyer à MM. Huguetan [47] et Ravaud [48] leur épître dédicatoire pour le Cardan [49] la semaine qui vient et que le soir de dimanche prochain, on me la rendra < de > chez M. le premier président : [50] j’y suis invité, mais je ne puis y aller. Le jeune M. de Rhodes [51] est-il de retour d’Italie ? Je suis, etc.

De Paris, ce 19e de janvier 1663.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no cviii (pages 326‑327), à Charles Spon ; Bulderen, no cclxxxiv (tome ii, pages 337‑340), et Reveillé-Parise, no dcvi (tome iii, pages 417‑419), à André Falconet (dont le fils Noël est mentionné dans la lettre).

1.

Anne-Élisabeth de France morte le 30 décembre 1662 âgée de deux mois et demi (v. note [14], lettre 736).

2.

Blaise de Montluc a souvent médit des médecins dans ses Commentaires. {a} Guy Patin faisait allusion au passage du livre quatrième (tome premier, page 293 ro) où le maréchal déplore amèrement la maladie mortelle d’un tout jeune page dont on lui avait confié la garde :

« Mais j’ai failli en l’un, qui est celui de monsieur d’Aumale, {b} car il mourut bientôt après. Et toutefois, à ce que l’on me dit, ce petit prince, était aussi sain dans le corps qu’enfant pouvait être. Mais je crois que les médecins tuent les princes pour les vouloir trop difficilement traiter en leurs maladies. Ils sont hommes comme nous, et toutefois on veut qu’ils aient quelque chose de plus particulier que les autres. »


  1. Bordeaux, 1593, v. note [28], lettre 203.

  2. Henri de Lorraine, comte de Saint-Vallier (1549-1559), fils aîné du duc d’Aumale, Claude de Lorraine (1526-1573).

3.

V. note [10], lettre 93, pour ce passage de Pline l’Ancien sur le peintre Protogène.

4.

Henri Choart de Buzenval (1610-après 1687), frère cadet de Nicolas, évêque de Beauvais (v. note [1], lettre 235), avait épousé Marguerite Le Maistre. Le couple eut un fils unique, prénommé André (vers 1637-1717, et donc âgé d’environ 25, et non 35 ans en 1663), qui avait été fait capitaine dans le régiment de cavalerie du cardinal Mazarin en 1657, entamant ainsi une brillante carrière dans les armées : mestre de camp de cavalerie et capitaine sous-lieutenant des gendarmes de la garde du roi en 1675, brigadier d’armée en 1677, maréchal de camp en 1688, lieutenant général en 1693, chevalier de Saint-Louis en 1693.

5.

Nicolas i Lambert, sieur de Thorigny, président des comptes (mais Guy Patin ne l’en a dit que maître), fils de la sœur aînée du médecin Charles Guillemeau, était surnommé Lambert le Riche parce qu’il avait hérité de la fortune de son frère aîné Jean-Baptiste (mort sans descendance en 1644, v. note [10], lettre 118). En 1653, Nicolas i avait épousé Marie de L’Aubespine (v. note [5], lettre 371). Leur fils, Nicolas ii, alors âgé de 10 ans (mort en 1729), eut une belle carrière de magistrat : reçu conseiller (1687) puis président (1697) en la deuxième Chambre des requêtes, il fut élu prévôt des marchands de Paris en 1725.

6.

« Ô longue suite des jours, ô années, que ne détruisez-vous pas ? » (Martial, Épigrammes, livre ix, xlix, vers 9) ; v. note [5], lettre 492, pour Homenaz dans le Quart Livre de Rabelais.

7.

« Luis Lopès médecin lusitanien [portugais] de religion judaïque. »

Selon la relation de William Camden (v. note [18], lettre 642), le Lopès qui fut pendu à Londres en 1594 se prénommait Roderigo, et non Luis. Cette discordance laisse planer un doute, mais résoluble (v. infra note [8], notule {a}), sur sa parenté avec les deux François Lopès : le père, médecin de Bordeaux (v. notule {e}, note [17], lettre 13), et son fils (v. note [46], lettre 442), le « petit Gascon », docteur régent de la Faculté de médecine de Paris qui venait de mourir.

8.

« voyez Grotius De la Guerre belge, et Camden dans les Annales d’Élisabeth reine des Anglais ».

V. note [18], lettre 642, pour la relation de William Camden (Londres, 1615). La courte mention de l’événement par Grotius se trouve dans le livre iii (année 1594, pages 193) de ses Annales et historiæ de rebus Belgicis [Annales et histoires flamandes] (édition d’Amsterdam, 1657, v. note [4], lettre 276) :

Sub idem tempus Lodovicus Lopes Lusitanus, sed Iudaicæ originis, medicus per Angliam, comprehenditur, qui quinquaginta millibus ducatorum ab Hispano sibi promissis spem fecisse veneni in Reginam indicibus et literis convictus, cum consciis crimen supplicio expiavit.

[À la même époque, Luis {a} Lopès, Portugais, mais d’origine juive, médecin en Angleterre, est arrêté. Convaincu par des espions et par des lettres d’avoir formé le dessein d’empoisonner la reine, {b} pour cinquante mille ducats que l’Espagnol {c} lui avait promis, il a expié son crime par le supplice avec ses complices].


  1. Sic pour Roderigo : erreur de prénom que reproduisait Guy Patin dans sa lettre ; un des complices de Lopès se nommait Emmanuel Luis (v. notule {a‑iii}, du récit de Camden).

  2. Élisabeth ire d’Angleterre.

  3. Le roi Philippe ii ; un ducat équivalait à trois ou six livres tournois, selon qu’il était d’argent ou d’or (v. note [52] de l’Autobiographie de Charles Patin).

9.

« De la blessure infligée subsiste une cicatrice qui ne s’effacera pas facilement. “ Jamais l’avare n’en a assez ” [Horace, Épîtres, livre i, lettre 2, vers 56]. »

La « petite disgrâce » dont Philibert Morisset, récent doyen de la Faculté de médecine, avait été victime (et dont il demandait réparation) a été évoquée à la fin de la lettre à Falconet datée du 8 décembre 1662 (v. sa note [7]). Je n’en ai pas trouvé le motif exact, mais suppose qu’il s’agissait d’une dispute sur les honoraires qui lui étaient dus pour avoir soigné le jeune Louis de Rohan-Chabot.

10.

Jean-Jacques i Charon, seigneur de Nozieux et de Ménars, avait successivement reçu les offices de trésorier de l’Extraordinaire des guerres, intendant des turcies et levées de France, de grand bailli d’épée, gouverneur de la ville de Blois, capitaine des chasses de ce comté, et de surintendant de la Maison de la reine Marie-Thérèse d’Autriche. Époux de Marie Bégon, il avait marié en 1648 sa fille Marie (v. note [4], lettre 956) à Jean-Baptiste Colbert (Popoff, no 894).

Antoine-Hercule Picon, seigneur et vicomte d’Andrezel, avait été le fidèle premier commis de Jean-Baptiste Colbert, trésorier de Mazarin.

Vincent Hotman, seigneur de Fontenay (mort en 1683), était cousin (issu de germain) de Jean-Baptiste Colbert par son mariage avec Marie Colbert, fille de Oudard Colbert de Turgis. Hotman avait été reçu au Grand Conseil en 1650, puis maître des requêtes en 1656 ; intendant de Touraine, puis de Guyenne en 1658, il allait être nommé, avec Guy Chamillart, procureur général de la Chambre de Justice en novembre 1664, en remplacement de Denis Talon ; il ne fut intendant des finances qu’en 1666 (Popoff, no 993, et Petitfils c).

11.

« Ah ! enfuis-toi des terres cruelles, fuis un rivage avide » (Virgile, Énéide, chant iii, vers 44). Ce lieu de perdition, aux yeux de Guy Patin, était l’Université de Montpellier où Noël Falconet était parti prendre ses degrés de médecine (v. note [13], lettre 735).

12.

« Apprends de moi, mon fils, ce que sont le courage et l’effort véritable » (Virgile, Énéide, chant xii, vers 435).

13.

« dans laquelle, outre le texte et les scolies d’Houllier, les explications et les annotations de Louis Duret, et les exercices de Valet, on lira les nouveaux commentaires et les observations choisies de Jean Haultin, médecin de Paris » : v. note [14], lettre 738, pour cette réédition d’un ouvrage très chéri de Guy Patin.

14.

1616 pour 1615, v. note [15], lettre 738.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 19 janvier 1663

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(Consulté le 29/03/2024)

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