L. 750.  >
À André Falconet,
le 18 mai 1663

Monsieur, [a][1]

J’ai donc eu raison de vous mander par ma dernière que cette bibliothèque [2] de Grenoble devait venir < de > chez M. de Calignon [3] dont j’ai traité ici le fils, [4] qui y était conseiller et fort galant homme : Memoria bonorum sit in benedictione[1] Je ne sais si l’Érasme [5] s’imprime à Rotterdam, [6] mais on m’a assuré qu’il s’y fera et qu’il est commencé. [2] J’ai reçu ce qu’a fait le R.P. Bertet [7] sur le mariage de Savoie, cela est fort beau, je l’en remercie de tout mon cœur. Hic male audit et dicitur delirare rabbinus vester senior, quod facile credo, alter non sapit, et vix unquam sapiet ; isthæc pars est maxima stultitiæ talium medicastrorum ; sed εισ κορακας abeant αιματοφοβοι isti nebulones, imo in malam crucem, res suas habeant sibi[3][8] Je vous promets quelques thèses de venæ sectione in apoplexia ; [4][9][10] si l’occasion s’en présente et que j’en aie le loisir, j’en ferai une moi-même pour vous contenter. Mes deux fils vous remercient de l’honneur de votre souvenir. Leur rang de présider est passé et ne peut revenir de longtemps, mais le mien approche. Si j’y suis encore, je vous promets que je m’en acquitterai à cause de vous et que j’y sanglerai les hémophobes, aussi bien que le vin émétique [11] de Guénault. [5][12] Le chevalier Falconet [13] lit à ses heures de loisir l’Histoire de France sur ce que je lui ai prêté, cela est nécessaire à un avocat ; il étudie fort bien, et est sage et modéré.

On dit que M. Rasponi [14] n’a pas le même pouvoir de traiter que le pape [15] avait promis au roi, [16] à cause de quoi il a été obligé de renvoyer à Rome. [6] On parle ici fort sinistrement de M. Fouquet [17] et de La Bazinière, [18] et même de Catelan. [19] On dit que la reine mère [20] se porte mieux, mais néanmoins, elle a encore tous les jours la fièvre. Quand elle sera plus forte, on dit qu’elle se fera porter au Bois de Vincennes [21] pour y prendre l’air. La Chambre de justice [22] fait de grands retranchements de gages contre quelques grands officiers et entre autres, Messieurs les présidents au mortier qui s’étaient fourrés en divers partis et avaient de fort grands revenus à bon marché : MM. Le Coigneux, [23] de Bailleul, [24] Molé de Champlâtreux, [25] de Mesmes [26] et de Novion [27] en ont de chères preuves en leurs familles car on leur a bien rogné leurs ongles à chacun, l’un portant l’autre, plus de 60 000 livres de rentes annuelles. [7] Il court ici un poème imprimé in‑4o avec ce titre : Fucquetus in vinculis, ad virginem Matrem[8] On prétend que c’est un jésuite qui l’a fait, et il est bien fait. D’autres croient que c’est un de nos bacheliers [28] en médecine nommé Gervaise, [29] qui est fort bon poète latin, mais qui n’a pas continué de faire son cours sur nos bancs avec les trois thèses ordinaires comme ses compagnons, faute d’argent. Il avait demandé qu’on lui remît tous ses frais de Faculté et qu’on lui fît grâce ; mais quoiqu’il eût bien brigué, qu’il fût ami de Vallot [30] et que Guénault se fût apertement déclaré pour lui, néanmoins, il n’en vint pas à bout. La plupart y résistèrent disant qu’il n’était pas raisonnable qu’il fût admis pour rien, les autres ayant payé, dont plusieurs étaient bien plus savants que lui. Il m’en avait aussi fait prier par de mes bons amis et néanmoins, je fus de l’avis contraire à cause de la conséquence : car s’il eût obtenu cette faveur, tous les deux ans il y eût eu quelqu’un qui eût demandé la même grâce, ce qui eût causé bien du désordre. Tous, tant que nous sommes, nous avons payé ; je suis d’avis que ceux qui viendront payent aussi, bibe aut abi, solve aut abi[9][31][32]

La reine mère n’est point encore guérie, elle eut encore hier un frisson de deux heures et l’accès de dix heures. La jeune reine [33] est pareillement malade, elle fut saignée [34] hier au matin. [10][35] Quelques-uns disent que la reine mère intercède puissamment pour M. de La Bazinière et qu’il en sera remis en liberté. Tibère [36] accordait à sa mère Livia [37] tout ce qu’elle lui demandait, ei nam debebat vitam, libertatem et imperium[11] On dit que la Hongrie s’est révoltée contre l’empereur [38] et qu’elle s’est donnée au Turc [39] moyennant certaines conditions pécunieuses. M. le prince de Danemark, [40] qui n’a que 17 ans passés, beau et bien fait, partira d’ici dans peu de jours pour aller faire un tour par la France : il va d’ici à Orléans, [41] Tours, [42] Angers, [43] Nantes, [44] La Rochelle, Bordeaux, Toulouse, Lyon, Genève, Bâle, Strasbourg, Francfort, Hambourg [45] et Copenhague. Je lui ai donné un mémoire afin qu’il vous voie quand il passera à Lyon et je l’ai recommandé à M. de Pasberg, [46] brave gentilhomme qui est son gouverneur, un grand blond picoté de vérole. [12][47] Les nouvelles de Rouen sont mauvaises touchant la santé de M. de Longueville ; [48] même il y en a qui le tiennent mort. Il y a du bruit en Angleterre et le Parlement [49] s’y fortifie trop contre les catholiques, aux dépens de la religion romaine. [13] Je vous supplie de dire à M. Spon que je lui baise les mains et que je le prie de se souvenir de ce que je lui ai mandé par ma dernière touchant un jeune médecin allemand nommé M. Zollikofer, [50] qui doit à son retour de Bordeaux et de Toulouse passer à Lyon, où il le verra, et delà passer à Genève, à Bâle, à Strasbourg où il prendra ses degrés de docteur en médecine, [14] et delà s’en retournera à Vienne, [51] sa ville natale.

M. de Longueville est mort à Rouen ex duplici quidem febre tertiana, et duabus dosibus vini antimonialis emetici : verius enetici, cum tot homines enecet[15][52][53][54] Notre M. Brayer, [55] qui y avait été envoyé, lui en a fait prendre malgré le refus et les plaintes des trois médecins de Rouen qui étaient d’avis contraire. Ce n’est pas qu’il ne sache fort bien que le vin émétique est un dangereux remède et un pernicieux poison, mais il y en ordonne quelquefois comme cela à cause de Guénault, qui est son ami et duquel il espère d’être avancé à la cour, bien que, s’il voulait être homme de bien, il passerait Guénault de bien loin ; mais avoir Guénault pour ami par lâcheté, dire quelque mot grec, et avoir 300 000 écus de beau bien et être le plus avaricieux du monde, cela fait venir de la pratique à Paris. M. de Longueville a laissé deux fils, dont l’aîné [56] a été [si] simple que de s’être fait jésuite ; on l’appelait le comte de Dunois et il n’est pas trop sage. L’autre est le comte de Saint-Pol. [16][57] Cette Maison est fort riche.

Qu’est devenu votre M. Meyssonnier, [58] fait-il encore des almanachs ? Ne pourrait-il pas dire par ses sciences astrologiques [59] quand c’est que le pauvre peuple sera soulagé par la diminution de la taille [60] et de tant d’autres impôts ? [61] Nous pourrons avoir dans la fin de l’été le beau Diogenes Laertius in‑fo grec et latin de M. Ménage. [17][62][63] Les cahiers qui avaient été égarés en chemin sont recouvrés, on y travaille à Londres tous les jours, ce sera un des meilleurs ouvrages de l’Antiquité. Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 18e de mai 1663.


a.

Bulderen, no ccxciii (tome ii, pages 361‑366) ; Reveillé-Parise, no dcxiii (tome iii, pages 435‑438).

1.

« Béni soit le souvenir des hommes de bien. »

2.

Guy Patin évoquait ici pour la dernière fois ce projet de rééditer en Hollande les Opera omnia d’Érasme. Il n’a aboutit qu’au début du xviiie s. (v. note [4], lettre latine 166) ; la seule édition précédente datait de 1540 (v. notes [2], lettre 750).

3.

« On parle ici en mal de votre vieux rabbin et on dit qu’il délire, ce que je crois volontiers ; l’autre ne s’y entend pas et ne s’y entendra jamais vraiment ; cette part de folie est immense en de tels médicastres ; mais qu’on abandonne en pâture aux corbeaux ces vauriens hématophobes, ou plutôt qu’ils aillent au diable et ne s’occupent que de leurs affaires. »

Ce passage médisant visait deux médecins de Lyon, dont André Falconet avait dû se plaindre à Guy Patin : peut-être Henri Gras et Lazare Meyssonnier. Le texte du P. Jean Bertet sur le mariage de Savoie (v. note [13], lettre 745) n’a pas laissé de trace dans les catalogues ; Sommervogel le cite dans sa bibliographie du P. Bertet, mais en donnant pour référence cette lettre de Guy Patin.

4.

« sur la saignée dans l’apoplexie » : la note [1] de la lettre 20 avril 1663 détaille deux références sur cette question dont André Falconet avait entretenu Guy Patin, mais sans nommer les deux hématophobes qui en avaient fait un sujet de discorde au sein du Collège médical lyonnais.

5.

L’occasion ne se présenta pas : Guy Patin n’a dirigé (rédigé) aucune thèse sur la saignée dans l’apoplexie ; son tour de présider était encore loin puisqu’il ne le fit plus qu’en décembre 1670 (quodlibétaire contre la circulation du sang, v. note [1], lettre 999) et mars 1671 (cardinale contre la thériaque, v. note [1], lettre 1001) pour le bachelier Jean Cordelle.

6.

Cesare Maria Antonio Rasponi (Ravenne 1615-Rome 1675), dont la famille était apparentée à celle des Barberini, avait été envoyé en France par Alexandre vii comme légat pour tenter de régler le différend provoqué par l’affaire des gardes corses (v. note [1], lettre 735). La Gazette a reparlé de Rasponi en février-mars 1664, annonçant que le pape l’envoyait à Pise pour négocier le traité de paix avec la France (Levantal). Il fut nommé cardinal en 1664 et reçut le chapeau en 1666.

7.

Guy Patin dénonçait ici la collusion entre les partisans et la haute magistrature, que Daniel Dessert a méticuleusement analysée dans son livre intitulé Argent, pouvoir et société au Grand Siècle (1984).

8.

Fucquetus in vinculis ad Dei matrem [Fouquet aux fers, à la mère de Dieu] (sans nom ni lieu ni date, in‑4o de 6 pages) est un poème anonyme attribué à Nicolas Gervaise de Sainte-Foy (v. notes [8], lettre 521, et [9] infra).

9.

« bois ou va-t’en, paie ou va-t’en. »

Pour illustrer cet article des statuts, Patin résumait ici fidèlement les déboires de Nicolas Gervaise de Sainte-Foix, {a} que détaille le tome xiv des Commentaires de la Faculté.

À tous ces égards, l’unique quodlibétaire parisienne de Gervaise mérite un soigneux examen. Elle portait sur la question Suntne animosi quibus sanguis facile coit ?. {a}

10.

Mme de Motteville (Mémoires, page 532) :

« Dans ce même temps, {a} la reine eut la rougeole ; elle n’eut nul mauvais accident et en peu de jours, elle en fut quitte. Quand le roi vit qu’elle se portait mieux, il souhaita de la mener à Versailles pour y prendre l’air ; mais comme les premiers jours de sa maladie il n’avait point quitté son lit, qu’au contraire il était toujours demeuré auprès d’elle, il ne fut pas plutôt arrivé à Versailles qu’il fut attaqué du même mal, mais beaucoup plus dangereusement car au jugement de Vallot, son premier médecin, il fut menacé d’une prompte mort » {b}


  1. Dans le même temps que la reine mère était dangereusement malade (v. note [20], lettre 748).

  2. V. note [6], lettre 751.

11.

« c’est qu’il lui devait la vie, la liberté et le pouvoir. »

Livia (58 av. J.C.-29 apr.) avait eu pour premier époux Tiberius Claudius Nero dont elle eut deux fils, Tibère et Drusus. Devenue la troisième épouse de l’empereur Auguste (v. note [6], lettre 188), Livia œuvra pour qu’il adoptât Tibère et en fît son successeur (en 14 apr. J.‑C.).

12.

Les pustules de la variole (petite vérole) laissaient sur la peau de petites cicatrices creuses. Il en résultait un aspect picoté ou grêlé du visage. Cette disgrâce était alors fort commune.

Le gouverneur du prince Christian de Danemark (v. note [13], lettre 748) se nommait Christopher Pasberg.

13.

En alliance avec Lord Clarendon (v. note [8], lettre 922), premier conseiller du roi Charles ii, le Cavalier Parliament (v. note [1], lettre 699), royaliste et ultraconservateur, s’attaquait au « non-conformisme » religieux, c’est-à-dire à tout ce qui s’écartait de la pure orthodoxie de l’Église d’Angleterre (catholiques, mais aussi calvinistes presbytériens, quakers, baptistes, etc.). Les actes successifs du Clarendon Code étaient en train d’en résulter : Corporation Act en 1661, Act of Uniformity en 1662, Conventicle Act en 1664, etc.

14.

Disputatio inauguralis medica de cholera, quam annuente archiatro coelesti, consentiente et approbante Collegio medico Argentoratensi, pro licentia summam ascendendi Apollinis Cathedram, et acquirendis rite doctoralibus in Arte Medica honoribus ac privilegiis. Doctæ eruditorum censuræ publice atque solemniter discutiendam subjicit. D. 19 Novembris, Horis Locoque consuetis. Maximilianus Honorius Zollicoferus Vienna Austriacus.

[Disputation médicale inaugurale sur le choléra, {a} qu’avec l’accord de l’archiatre céleste, et avec le consentement et l’approbation du Collège médical de Strasbourg, Maximilianus Honorius Zollicoferus, {b} natif de Vienne en Autriche, il l’a soumise au docte jugement des savants en la discutant publiquement et solennellement le 19 novembre, aux heure et lieu habituels, pour acquérir la permission d’accéder à la plus haute chaire d’Apollon, {c} et aux honneurs et privilèges doctoraux en médecine]. {d}


  1. V. note [24], lettre 222.

  2. Maximilian Honorius Zollikofer était apparenté à Johann Wilhelm Mannagetta, archiatre de l’empereur germanique.

  3. Dieu de la médecine, v. note [8], lettre 997.

  4. Strasbourg, Librairie Spoor, 1663, in‑4o de 22 pages, thèse composée de 101 courts articles.

15.

« d’une fièvre double-tierce certes, mais surtout de deux prises de vin émétique d’antimoine, à vrai dire énétique puisqu’il fait périr tant d’hommes. »

16.

Quatre enfants étaient nés du second mariage du duc de Longueville, Henri ii d’Orléans, en 1642, avec Anne-Geneviève de Bourbon-Condé, la sœur du Grand Condé :

Des deux fils, Saint-Simon a écrit (Mémoires, tome i, page 169) :

« Le cadet, {a} d’une grande espérance, < fut > tué au passage du Rhin, {b} sans alliance ; l’autre, {c} d’un esprit faible, qu’on envoya à Rome, que les jésuites empaumèrent et que le pape fit prêtre. {d} Revenu en France, il devint de plus en plus égaré, en sorte qu’il fut enfermé dans l’abbaye de Saint-Georges près de Rouen, où il n’était vu de personne, et M. le Prince prit l’administration de ses biens. » {e}


  1. Charles Paris, fils adoré de sa mère, né pendant le siège de Paris en 1649, dont une rumeur insistante disait que son père était le duc François vi de La Rochefoucauld.

  2. 12 juin 1672, comme il venait d’être élu roi de Pologne.

  3. Jean-Louis-Charles.

  4. En 1666, on força Jean-Louis-Charles de renoncer à son droit d’aînesse, c’est-à-dire à plus de 300 000 livres de rente, en faveur de son frère cadet ; il se fit prêtre en 1669 et prit le nom d’abbé d’Orléans.

  5. À la mort de Charles Paris, Jean-Louis-Charles rentra dans ses droits, mais sa famille le fit enfermer dans un couvent ; « c’est sur cette tutelle que M. le Prince père et fils eurent tant de disputes et de procédés avec Mme de Nemours, qui la perdit contre eux » (ibid. tome ii, page 984) ; avec Jean-Louis-Charles s’éteignait la postérité du bâtard d’Orléans, le beau Dunois.

17.

Λαερτιου Διογενουσ περι βιων δογματων και αποφθεγματων των φιλοσοφια ευδοκιμησαντων Βιβλια ι’. Laertii Diogenis de vitis, dogmatis et apophthegmatis eorum qui in philosophia claruerunt, libri x. Thoma Aldobrandino Interprete, cum Annotationibus ejusdem. Quibus accesserunt Annotationes H. Stephani et Utriusque Casauboni ; Cum uberrimis Ægidii Menagii observationibus.

[Les dix livres de Diogène Laërce {a} sur les vies, les doctrines et les apophtegmes des philosophes illustres ; dans la traduction {b} de Thomas Aldobrandini, {c} et avec ses annotations ; à quoi ont été ajoutées les annotations de Henri Estienne {d} et des deux Casaubon, {e} avec les très riches observations de Gilles Ménage]. {f}


  1. V. note [3], lettre 147.

  2. Latine.

  3. V. note [12], lettre 469.

  4. V. note [31], lettre 406.

  5. Isaac et son fils Méric-Florent-Étienne, v. note [13], lettre latine 16.

  6. Londres, Octavian Pulleyn, 1664, in‑fo, grec et latin.

    Cette publication a été précédée par Ægidii Menagii in Diogenem Laertium observationes et emendationes [Observations et corrections de Gilles Ménage sur Diogène Laërce] (Paris, sans nom, 1663, in‑8o, rééditées en 1692).



Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 18 mai 1663

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(Consulté le 29/03/2024)

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