L. 753.  >
À Charles Spon,
le 29 juin 1663

Monsieur, [a][1]

Ce 20e de juin. Je vous écrivis hier ce que je savais de nouveau. Ce même jour, deux choses arrivèrent à Paris : l’une est que M. Fouquet [2] fut conduit du Bois de Vincennes [3] à la Bastille [4] quatre heures après midi par 300 chevaux ; l’autre est la mort de M. Du Clédat, [5] un de nos anciens, âgé de 75 ans. On dit que la Chambre de justice [6] finira à la fin du mois prochain à cause qu’elle retarde le commerce et qu’elle empêche le crédit de ceux qui doivent fournir de l’argent au roi, tels que sont Messieurs des cinq grosses fermes, des aides et des gabelles ; [7] néanmoins, on dit qu’il y aura restriction pour quelques prisonniers et entre autres, pour M. Fouquet, MM. Jeannin, [8] de La Bazinière, [9] Monnerot, [10] etc.

Ce 24e de juin. La reine mère [11] a pris du vin émétique, [12][13] ex quo longe peius habuit ; [1] et même un médecin de cour m’a dit aujourd’hui que son accès fut encore hier de douze heures. Plures sibi metuunt a sinistro eventu[2] Je crois néanmoins que Guénault [14] espère qu’elle guérira, de peur de décrier sa marchandise empoisonnée, mais il se gardera bien d’en prendre. Même, on dit que la reine mère pense sérieusement à la mort et qu’elle se recommande aux prières de tout le monde, et qu’on s’en va faire des prières de quarante heures par toutes les églises [15] et y exposer le Saint-Sacrement sur le maître autel. On en fit autant pour le cardinal Mazarin, [16] mais il ne laissa pas de mourir bientôt après. Ce serait grand dommage que la reine mourût présentement car elle est bien intentionnée et a dessein de faire soulager le peuple de tant d’impôts [17] qui ont été établis durant la guerre par toute la France. Mais il arrive souvent que les princes meurent quand ils ont envie de bien faire : quand les rois d’Espagne se sentent malades, ils songent à nous restituer la Navarre, [3][18] mais la mort les attrape avant que de l’effectuer ; ainsi la mort renverse les bons desseins de ces Messieurs-là. On dit que les accès de la double-tierce [19] de la reine commencent à être plus légers et à diminuer. Guénault, qui est un animal fort menteur et qui ment comme un moine qui se dit venir du Japon, [4][20][21] dira que c’est son vin émétique ; mais néanmoins, on dit qu’elle a le visage fort défait et cadavéreux, qui est encore un mauvais signe que l’antimoine peut avoir fait et qu’il n’ôtera jamais. Enfin j’ai fait un nouveau marché, j’ai marié mon fils Carolus [22] âgé de 30 ans à la fille de M. Hommetz [23][24] mon collègue. Elle s’appelle Magdelon et est âgée de 19 ans moins quatre mois, belle fille, bien née et bien élevée, d’un bon père et d’une sage mère. Utinam omnia fauste succedant[5] c’est un marché douteux pour la réussite, uxori atque viro thorus est fatalis[25] Le bonhomme Lipse, [6][26] qui avait une méchante femme, [27] a dit quelque part en ses Epîtres qu’il y a secret du destin dans les mariages ; mais on ne sait guère bien ce qu’il faut entendre par ce destin si nous n’avons recours à Sénèque [28] qui a dit Natura, Fortuna, Providentia, Fatum, nomina sunt unius et eiusdem Dei, varie agentis in rebus humanis[7][29] Il me semble que saint Augustin, [30] qui était très persuadé de la foi chrétienne, n’aurait pu mieux dire.

Il est arrivé un malheureux accident qui retarde la grande édition de toutes les œuvres de feu M. de Balzac : [31] c’est que sa vie faite par M. Girard, [32] grand archidiacre d’Angoulême, [33] est achevée, mais ce M. Girard est mort ; on n’a encore pu la tirer des maisons de ses héritiers. [8] Il y aura dans cette édition nouvelle plusieurs traités nouveaux qui n’ont pas encore été imprimés. Ce grand recueil sera précieux et fera honneur à la France, aussi bien que les œuvres de nos plus grands personnages tels qu’ont été MM. de Commynes, [34] Matthieu < Paris >, [35] les Essais de M. de Montaigne, [36] l’Histoire de M. le président de Thou, [37] la Sagesse de Charron, [38] la République de Bodin, [39] les œuvres de M. de La Mothe Le Vayer, [40] Fernel, [41] Houllier, [42] Cujas, [43] Scaliger, [44] les PP. Sirmond [45] et Petau, [46] le cardinal Duperron, [47] et M. Coëffeteau [48] et autres en grand nombre. [9]

Le roi [49] et la reine, [50] Monsieur [51] et Madame d’Orléans [52] sont allés à Saint-Germain [53] se réjouir de la convalescence de la reine mère. On recommence à parler d’un certain accord prétendu entre les jésuites et les jansénistes, [54][55] on dit que c’est le pape [56] qui le veut et que le P. Annat [57] y est fort porté, malgré les pères et ses compagnons. J’ai peur qu’il n’y ait là quelque supercherie cachée et qu’il n’y ait quelque frère simplicien attrapé. [10] Balzac a dit que les femmes faisaient la plus belle partie du monde, mais à mon avis les jésuites en sont la plus fine. Quicquid id est, timeo Danaos, et dona ferentes. [11][58] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 29e de juin 1663.


a.

Bulderen, no ccxcvi (tome ii, pages 369‑373), à Charles Spon ; Reveillé-Parise, no dcxvi (tome iii, pages 439‑442), à André Falconet. Aucun fragment de la lettre ne permet de choisir entre les deux destinataires ; j’ai arbitrairement suivi Bulderen.

1.

« et s’en est trouvée beaucoup plus mal » ; v. note [20], lettre 748, pour l’affirmation du contraire par Mme de Motteville sur la santé d’Anne d’Autriche, mais elle écrivait avec bien plus d’intimité et de bienveillance que n’en avait Guy Patin.

2.

« plusieurs craignent pour elle une issue fâcheuse ».

3.

Le royaume de Navarre occupait les versants nord et sud des Pyrénées occidentales. Précédemment indépendante des couronnes de France et d’Espagne, la Navarre était séparée en deux depuis 1512 : au sud, la Haute-Navarre (dont la capitale était Pampelune) appartenait à l’Aragon ; au nord, la Basse-Navarre (Pau), berceau des Bourbons (v. note [16], lettre 128), appartenait à la Gascogne depuis 1589 (ce qui ajoutait à son roi le titre de roi de Navarre). En dépit de maints efforts, jamais les deux Navarres ne se sont réunies depuis.

4.

Dans sa définition du Japon (Nihon), le dictionnaire (jésuite) de Trévoux (1717) jette un peu de lumière sur cette mordante expression de Guy Patin :

« Il y a des raisons de croire qu’il y reste encore des chrétiens. On sait qu’on a commandé du Japon aux ouvriers de porcelaine < et > à la Chine certains vases sur lesquels on voulait qu’on peignît des croix, et l’on a même dit qu’on envoya, il y a quelques années à Canton, demander des hosties aux chrétiens chinois. On a appris cette année, par la voie de Moscovie, que deux jésuites et un prêtre séculier s’y étaient jetés, qu’ils y avaient trouvé un fort grand nombre de très bons chrétiens, que les femmes avaient eu un très grand soin de baptiser les enfants et de les bien instruire. Cela demande pourtant encore confirmation. »

5.

« Dieu veuille que tout aboutisse heureusement ».

6.

« le lit nuptial est fatidique pour l’épouse et pour le mari ».

Guy Patin a emprunté sa citation à Juste Lipse, dans son propos morose sur le mariage, à la fin de la lettre xxxi, centurie i (page 37) ; {a} sans la dater, il l’a écrite à Theodorus Leewius, {b} à La Haye :

Et Diogenes quidem ab omni ætate coniugium removebat, satis scite. Nam iuveni, inquiebat, nondum ducenda est uxor : seni nunquam. Græce hoc sonat melius τω νεω μηδε ποτε, τω γεροντι μηδεπω ποτε. At ego certe non vane id restinxerim, ad statum mediumque hoc ævum, quod velut vinum iam deferbuit, et quale, mi Le<e>wi, est unum. Hæc in parte unâ dici possunt, nec pauciora in alterâ quæ quoniam scio subiici et a te tibi, et ab aliis cottidie, laborem non sumam in iis rescendendis. Ei minus quod frustra scio suaderi coniugia aut dissuaderi : quæ a cælesti nutu et a fato haud vane esse dicuntur. Bene Euripides,

*Ευνη γαρ ανδρι και γυναικι μορσιμη.
*Fatalis est viro atque fœminæ thorus. {c}

Idque didicimus nos ipsi. Bina Socratis monita tantum addam. Primum iuvenes cælibes similes esse piscibus qui alludunt circum nassam : et gestiunt inire, contra qui iam inclusi, exire : simile in matrimonio esse, quod ambiunt liberi, damnant capti. Alterum, Sciscitanti cuidam Uxorem an non duceret ? Utrumvis, inquit, feceris, pœnitebit.

[Aussi Diogène écartait-il assez sagement le mariage à tout âge : une femme, disait-il, ne doit pas se marier à un homme encore jeune, et jamais à un vieillard ; ce qui sonne mieux en grec, τω νεω μηδε ποτε, τω γεροντι μηδεπω ποτε. Pour ma part, mon cher Leewius, je ne trouverais assurément pas sot de restreindre cela à cet âge, moyen et mûr, qui est celui où, comme le vin, un homme a cessé de fermenter. Pour une partie tout comme pour l’autre, ce sont là des questions qui se peuvent aborder, car je sais que toi-même et les autres se les posent à ton sujet, et je croirais qu’il ne t’est pas pénible d’y réfléchir ; mais sans bien savoir te persuader ou te dissuader de te marier. Il n’y a pas, dit-on, d’ineptie dans les décisions du ciel et du destin, {d} mais il y a ce bon vers d’Euripide :

*Ευνη γαρ ανδρι και γυναικι μορσιμη.
*Le lit nuptial est fatidique pour l’épouse et pour le mari.

C’est ce que nous avons appris par nous-mêmes, et à quoi je me contenterai d’ajouter deux avis de Socrate. Primo, les jeunes célibataires sont semblables aux poissons qui jouent autour d’une nasse : ils se démènent pour y entrer, mais ceux qui y sont prisonniers font au contraire tout pour en sortir ; il en va de même pour le mariage, que convoitent ceux qui sont libres de ses liens, mais que condament ceux qu’il a capturés. Secundo, à qui lui demandait s’il ne devait pas prendre femme, il répondait : quoi que tu fasses, tu le regretteras].


  1. Epistolarum selectarum Chilias [Millier de lettres choisies] (Avignon, 1609, v. note [12], lettre 271).

  2. V. note [7] des Triades du Borboniana manuscrit.

  3. Traduction fournie dans la marge de la lettre de Lipse.

  4. Allusion probable à Sénèque le Jeune : v. infra note [7].

7.

« Nature, Fortune, Providence, Destin sont un seul et même nom de dieu, qui intervient de diverses manières dans les affaires humaines » ; Sénèque le Jeune, Des Bienfaits (livre iv, viii) :

Sic nunc Naturam voces, Fatum, Fortunam : omnia eiusdem Dei nomina sunt varie utentis sua potestate.

[Ainsi tu invoquerais maintenant la Nature, le Destin, la Fortune : tout cela désigne un même Dieu, faisant diversement usage de sa puissance].

Bayle dit de Juste Lipse qu’il « se maria à Cologne avec une veuve, environ l’an 1574, et il n’en eut point d’enfants. Quelques-uns disent que c’était une très méchante femme ; mais il assure qu’il vécut en paix avec elle », avec cette note F :

« “ Le bonhomme Lipse, qui avait une méchante femme, a dit quelque part en ses Epîtres qu’il y a secret du destin dans les mariages. ” Voici le passage dont Patin entend parler : Uxorem duxi, dit Lipse, mei magis animi quam amicorum impulsu. Sed, ut ille ait, το μεν αρ που επεκλωσαν θεοι αυτοι, et concorditer sane viximus, fructus tamen matrimonii, id est liberorum, exsortes. {a} On a cru que Lipse ne changea de religion qu’à cause de son ambition, et de l’importunité de sa femme, qui était extraordinairement superstitieuse. {b} M. Teissier {c} assure cela sur la foi de Scaliger, dont il cite la lettre cxx, livre ii. J’ai parlé à des gens qui m’ont fait des contes de l’humeur bourrue de cette femme. Ils les avaient ouï faire à des vieillards qui avaient vu Lipse.

Quelques marchands du Pays-Bas racontèrent à Florimond de Raemond, l’an 1600, que Lipse s’était marié. Il l’en félicita, mais Lipse lui répondit que cette nouvelle l’avait bien fait rire, et qu’il y avait longtemps qu’il était dans cette prison. At de conjugio, quod tu a Mercurialibus nostris audieras, quam risum mihi movit ! Ego, vir optime, non recens in eam nassam veni, sed annos jam vigintisex custodia hæc me habet. Liberos tamen nullos genui, nec hunc conjugii fructum aut lenimentum Deus dedit. » {d}


  1. Lipse, lettre lxxxvii, centuriei, Epistolarum selectarum Chilias (v. supra note [6]), à Joannes Wowerius (v. note [23] du Grotiana 2), datée de Louvain, le 1er octobre 1600, page 495 :

    « Je me suis marié bien plus de mon propre gré que sous l’impulsion de mes amis ; mais nous avons vécu, comme on dit, “ en conformité avec le destin prescrit par les dieux ”, et en bonne concorde, tout en étant privés des fruits du mariage, c’est-à-dire d’enfants. »

    V. notes [15], et [16] du Grotiana 1, pour Anne van den Calstere, épouse de Lipse.

  2. V. note [29], lettre 195, pour la conversion de Lipse au catholicisme, sur la fin de sa vie.

  3. Antoine Teissier, compilateur et annotateur des Éloges de Jacques-Auguste i de Thou (v. note [12] du Faux Patiniana II‑2).

  4. Lipse, lettre lxxii, centurie i, ibid. à Florimond de Raemond (v. note [46] du Naudæana 4), datée de Louvain, le 15 novembre 1600, page 373) :

    « Que ce mariage, dont vous avez entendu parler par mes lettres, m’a bien fait rire ! Je ne viens pas de tomber dans cette nasse, bien cher Monsieur : voilà vingt-six ans qu’elle me tient. Je n’ai pourtant pas eu d’enfants, Dieu ne m’a accordé ni ce fruit ni cet adoucissement du mariage. »

    V. note [24] (extrait 2) du Naudæana 4, pour d’autres aveux de Lipse sur les vicissitudes de l’hymen.


8.

Guillaume Girard (v. note [16], lettre 349) avait été l’éditeur des Entretiens et de plusieurs recueils de lettres de Jean-Louis Guez de Balzac, dont les Œuvres (v. note [9], lettre 675) étaient alors en préparation.

9.

Nicolas Coëffeteau (v. note [3], lettre 651) est le seul nouveau venu dans ce panthéon de certains des auteurs que Guy Patin chérissait le plus (tous morts, à l’exception de François i de La Mothe Le Vayer).

10.

Simplicien : « simple, naïf, un peu niais » (G.D.U. xixe s., qui cite cette phrase de Guy Patin en exemple).

11.

« Quoi qu’il en soit, je crains les Grecs, surtout s’ils portent des cadeaux, » (allusion au cheval de Troie ; Virgile, v. note [183], lettre 166).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 29 juin 1663

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(Consulté le 19/04/2024)

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