L. 768.  >
À André Falconet,
le 8 février 1664

Monsieur, [a][1]

On parle de la maladie de M. le duc de Savoie, [2] pour laquelle M. le comte de Soissons, [3] son proche parent, [1] s’en va à Turin ; [4] je crois même qu’il est déjà parti.

Ce 7e de février. J’ai ce matin été entendre l’acte de nos Écoles, [2] où j’ai appris que M. Morisset [5] n’est point encore arrivé à Paris. Celui qui croyait l’avoir vu a la berlue, [6] il est encore à Lyon avec sa femme qui y a été malade. Tout le monde parle du procès qui est entre deux gros marchands de la rue Saint-Denis [7] nommés Salar [8] et Gautier : [9] celui-là demande à celui-ci 62 000 livres par une obligation qu’il dit avoir de lui, passée par devant deux notaires qui tous deux vivent et reconnaissent leur écriture ; mais tous deux avouent qu’ils ne se souviennent point de cet acte. On croit qu’il y a quelque fourberie du côté de Salar, que l’on dit être un méchant homme et n’être pas à son aise ; et au contraire, M. Gautier a bonne réputation et est fort riche. Je les connais fort bien tous deux, et ai plusieurs fois été chez l’un et chez l’autre en consultation. [10][11] J’ai peur que Salar ne perde, étant soupçonné de beaucoup de friponneries ; et au contraire, M. Gautier est fort aimé, je le tiens homme d’honneur et digne du grand crédit qu’il a.

Dieu soit loué de ce que vous êtes de retour à Lyon après un si grand voyage et un si mauvais temps. Je suis bien aise que vous n’y ayez pas perdu votre peine et qu’on y ait reconnu votre vertu. On ne pouvait pas moins faire après vous avoir tiré de Lyon et de votre maison : Principibus placuisse viris non ultima laus est[3][12] Pour M. Morisset, j’ai pitié de lui, mais il a toujours gâté toutes ses affaires par sa vanité, quelque habile homme qu’il soit ou qu’il croie être. Je ne crois pas qu’il séjourne longtemps à Lyon car ses créanciers le feront prisonnier là aussi aisément qu’à Paris. Voilà comme on en parle ici, cet homme est malheureux, habet equum Seianum et est quarta luna natus[4][13][14][15] Je vous remercie de ce que vous me mandez des recommandations de M. Torrini [16] et de M. Touvenot, [17] je vous prie de leur en faire autant pour moi à votre commodité. Je vous renvoie votre lettre pour M. le chevalier. [5][18] Je crois qu’il est à Lyon ; au moins m’est-il ici venu dire adieu, prétendant partir le lendemain et que mademoiselle sa mère lui avait commandé de s’en retourner, il y a déjà bien douze jours ou environ. Un fort homme de bien, grand serviteur de Dieu et de bonne conscience, mourut hier ici, c’est M. le maréchal de La Meilleraye, [19] tyran de Bretagne, cousin de M. de La Rochefoucauld, [20] jadis surintendant des finances, grand maître de l’Artillerie, cousin de Mme la duchesse d’Aiguillon [21] et père de M. le duc Mazarin ; [22] magna nomina ! [6] Ne pensez-vous pas qu’il faille dire de cet homme ce qu’a dit un certain poète de ce temps, Belle âme devant Dieu, s’il y croyait ! [7] Il n’y a donc plus guère que Mme de Combalet de cette première branche de la parenté du cardinal de Richelieu [23] qui puisse empêcher que M. de Saint-Germain, jadis nommé Mathieu de Mourgues, [24] aumônier de la feu reine mère Marie de Médicis, [25] ne mette au jour son histoire de la vie du dit cardinal, où l’on verra d’étranges choses à ce qu’il m’a dit lui-même ; et ensuite la vie du feu roi Louis xiii et l’histoire de tout son règne, depuis l’an 1610 jusqu’en l’an 1643 qu’il est mort. [8] On dit que la paix est faite avec le pape, [26] mais la Chambre de justice [27] continue ses poursuites, et même sur M. Fouquet [28] qui a refusé de répondre novissime [9] à son nouveau procureur général, nommé M. Chamillard, [29] et à un de ses rapporteurs. On parle ici d’un nouveau commerce établi par le roi [30] avec le roi de Danemark, [31] lequel diminuera quelque chose du gain des Hollandais et entre autres, pour du grand bois que l’on tirera de Norvège à faire des grands bâtiments et des vaisseaux pour la navigation, que M. Colbert [32] s’en va faire établir en France pour aller aux Indes Orientales [33] et Occidentales. [10][34] On parle aussi de faire en France une jonction des deux mers, Océane et Méditerranée, en commençant devers Bordeaux par le Languedoc jusque près de Narbonne. [11][35][36] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 8e de février 1664.


a.

Bulderen, no cccviii (tome ii, pages 394‑397) à Charles Spon ; Reveillé-Parise, no dcxxvi (tome iii, pages 457‑459) à André Falconet.

1.

Eugène-Maurice de Savoie-Carignan, comte de Soissons, époux d’Olympe Mancini, était le fils de Thomas-François de Savoie (le prince Thomas), frère de Victor-Amédée ier, père du duc alors malade, Charles-Emmanuel ii, régent de Savoie. Après sa mère, morte le 27 décembre 1663, le duc avait aussi perdu son épouse, morte le 12 janvier 1664 ; la Gazette n’a rien dit d’une maladie du duc.

2.

V. note [5], lettre 767, pour cette thèse quodlibétaire.

3.

« Avoir plu aux princes n’est pas une mince gloire » (Horace, Épîtres, i, lettre 17, vers 35).

4.

« Il a le cheval Séjus {a} et il est né le quatrième jour après la nouvelle lune », {b} pour dire « il joue de malchance ».


  1. Aulu-Gelle (Nuits attiques, livre iii, chapitre ix, § vii) :

    Gauius Bassus in commentariis suis, item IuliusModestus in secundo quæstionum confusarum historiam de equo Seiano tradunt dignam memoria atque admiratione. Gnæum Seium quempiam scribam fuisse eumque habuisse equum natum Argis in terra Græcia, de quo fama constans esset, tamquam de genere equorum progenitus foret, qui Diomedis Thracis fuissent, quos Hercules Diomede occiso e Thracia Argos perduxisset. Eum equum fuisse dicunt magnitudine inuisitata, ceruice ardua, colore pœniceo, flora et comanti iuba, omnibusque aliis equorum laudibus quoque longe præstitisse ; sed eundem equum tali fuisse fato sive fortuna ferunt, ut, quisquis haberet eum possideretque, ut is cum omni domo familia fortunisque omnibus suis ad internecionem deperiret. Itaque primum illum Gnæum Seium, dominum eius, a M. Antonio, qui postea triumuirum reipublicæ constituendæ fuit, capitis damnatum miserando supplicio affectum esse ; eodem tempore Cornelium Dolabellam consulem in Syriam proficiscentem fama istius equi adductum Argos deuertisse cupidineque habendi eius exarsisse emisseque eum sestertiis centum milibus ; sed ipsum quoque Dolabellam in Syria bello ciuili obsessum atque interfectum esse ; mox eundem equum, qui Dolabellae fuerat, C. Cassium, qui Dolabellam obsederat, abduxisse. Eum Cassium postea satis notum est uictis partibus fusoque exercitu suo miseram mortem oppetisse ; deinde post Antonium post interitum Cassii parta uictoria equum illum nobilem Cassii requisisse et, cum eo potitus esset, ipsum quoque postea uictum atque desertum detestabili exitio interisse. Hinc prouerbium de hominibus calamitosis ortum dicique solitum : “ ille homo habet equum Seianum ”.

    [Gabius Bassus, dans ses Commentaires, et Julius Modestus, dans le deuxième livre de ses Remarques mêlées, racontent l’histoire merveilleuse du cheval de Sejus. Ce Cnæus Sejus, disent-ils, avait un cheval né à Argos, en Grèce, dont l’origine, si l’on en croit une tradition fort accréditée, remontait jusqu’à ces fameux coursiers que Diomède possédait en Thrace et qu’Hercule, {i} après avoir fait périr Diomède, conduisit de Thrace dans Argos. C’était, dit-on, un cheval bai d’une grandeur extraordinaire ; il avait la tête haute, la crinière fournie et luisante, et possédait au plus haut degré toutes les autres qualités que l’on estime dans un cheval. Mais telle était la fatalité, ou le sort funeste attaché à cet animal, que tous ceux qui le possédaient mouraient de mort violente après avoir perdu tout leur bien, à la suite d’affreux malheurs. Ainsi, son premier maître, Cn. Sejus, condamné à mort par M. Antoine, qui dans la suite {ii} fut triumvir, perdit la vie dans d’horribles supplices ; à la même époque, le consul Cornelius Dolabella, {iii} partant pour la Syrie, attiré par la célébrité de ce coursier, passa par Argos ; il fut saisi d’un vif désir de l’avoir, et il l’acheta cent mille sesterces. Or la guerre civile ayant éclaté en Syrie, Dolabella lui-même fut assiégé et égorgé. Bientôt le cheval passa de Dolabella à C. Cassius, qui avait assiégé ce dernier ; on sait assez que Cassius, voyant la ruine de son parti, la déroute de son armée, périt d’une manière funeste, frappé de sa propre main. Vainqueur de Cassius, Antoine se fit amener le cheval déjà fameux de son adversaire ; mais peu de temps après l’avoir eu en sa possession, trahi par la fortune, abandonné des siens, il périt de la plus déplorable mort. De là est venu ce proverbe appliqué souvent aux hommes que le malheur poursuit : « Cet homme a le cheval de Sejus. »]

    1. V. notes [3], lettre de Reiner von Neuhaus, datée du 21 octobre 1663, pour Hercule, et [23], lettre 197, pour la Thrace antique.

    2. V. notule {a}, note [15] du Faux Patiniana II‑5.

    3. En 43 av. J.‑C.

  2. Quarta luna nati [Nés le quatrième jour de la lune] est un adage commenté par Érasme (no 77) pour désigner ceux que le destin condamne au malheur pour être nés sous une mauvaise étoile. Le plus célèbre a été Hercule, né un quatrième jour de la lune, qu’Eurysthée, roi de Mycènes, persécuta sans relâche jusqu’à la mort, en lui faisant accomplir les douze fameux Travaux.

5.

Le troisième fils d’André Falconet, Henri, surnommé le chevalier, qui était venu étudier le droit à Paris (v. note [10], lettre 745).

6.

« que de grands noms ! »

Charles de La Porte, duc et maréchal de la Meilleraye (v. note [8], lettre 47), qui venait de mourir, était le père d’Armand-Charles (v. note [33], lettre 291), élevé au titre de duc Mazarin en épousant Hortense Mancini. Le père du maréchal, Charles de La Porte, avocat au Parlement de Paris, était demi-frère de Suzanne, mère du cardinal-duc de Richelieu. Marie-Madeleine, duchesse d’Aiguillon, veuve d’Antoine de Beauvoir de Combalet, était la fille de Françoise du Plessis de Richelieu, sœur puînée du ministre.

7.

V. note [11], lettre 507.

8.

Mathieu de Mourgues, abbé de Saint-Germain (v. note [7], lettre 20), ne publia aucun des mémoires dont Guy Patin rêvait ici.

9.

« tout dernièrement ». V. note [1], lettre 772, pour le traité de Pise qui rétablit la paix entre la France et le Saint-Siège.

10.

La France avait jusque-là vainement tenté de concurrencer les compagnies anglaise et surtout hollandaise des Indes Orientales (v. note [3], lettre 701). Depuis 1640, la modeste Compagnie d’Orient avait poussé des navires jusqu’à Madagascar et l’île Bourbon (île de la Réunion).

Partant de cet embryon, Colbert lançait en 1664 l’ambitieux projet d’une grande Compagnie française pour le commerce des Indes Orientales, « pour naviguer et négocier depuis le Cap de Bonne-Espérance presque dans toutes les Indes et mers orientales », et entreprenait de réunir les capitaux requis : « Mais dès le départ, la Compagnie se heurta au scepticisme et aux réticences du monde du négoce qui ne croyait guère en ces grandes structures aux vastes objectifs imaginés dans les hautes sphères de l’État. On le vit bien lorsqu’il s’agit de réunir le capital de six millions de livres, porté à quinze millions : le roi contribua pour trois millions, la cour pour deux millions, la noblesse et les villes marchandes pour à peine quatre, et avec beaucoup de difficultés » (Dictionnaire du Grand Siècle).

Succédant à la Compagnie de la Nouvelle-France, aussi dite des Cent Associés ou du Canada, créée en 1627, la Compagnie française des Indes Occidentales fut officiellement fondée le 28 mai 1664 (Levantal).

11.

Le Canal royal en Languedoc, rebaptisé Canal du Midi en 1789, reliant la Garonne à la Méditerranée, a été construit sous la supervision de Pierre-Paul Riquet de 1666 à 1681. Receveur des gabelles en Languedoc, Riquet en avait exposé le projet dans une lettre à Colbert, datée du 15 novembre 1662.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 8 février 1664

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(Consulté le 16/04/2024)

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