L. 778.  >
À André Falconet,
le 6 mai 1664

Monsieur, [a][1]

Je vis ici vendredi dernier en consulte [2][3] une femme mordue d’un chien enragé, [4] âgée de 35 ans. Les parents ayant entendu notre pronostic, qui ne promettait rien de bon, furent chercher le chevalier de Saint-Hubert, [1][5] qui y vint mais qui n’y avança rien. On leur amena un charlatan [6] qui lui fit avaler du vin émétique [7][8] et après, lui donna une pilule, dont elle mourut trois heures après. Le pentamètre d’Ausone [9] n’y a pas eu son effet, Et quum fata volunt bina venena iuvant[2] Les charlatans tuent plus de monde que les bons médecins n’en guérissent, c’est la faute des juges qui les souffrent.

Je baise les mains à madame votre femme. [10] J’ai mauvaise opinion des eaux de Vichy [11] pour elle. Feu M. Merlet, [12] qui y avait été, les disait fort contraires à la poitrine et de fait, ces minéraux desséchants sont ennemis du poumon. J’aimerais mieux en cette belle saison un changement d’air et du lait d’ânesse, [13] en se purgeant [14] de dix en dix jours avec la casse [15] et le séné. [16] Toutes ces eaux métalliques ont un certain sel desséchant et ennemi des entrailles. Vous avez délivré votre jeune homme d’un grand mal. Nos barbiers [17] font ici tous les jours des fautes semblables à celles qu’on a faites avec lui, et nos chiens à grand collier [3] ne font autre chose et ne rougissent point de dire comme Vespasien [18] que l’odeur du gain est toujours bonne, de quoi que ce soit qu’il provienne. [4]

Je viens d’apprendre la mort d’un de nos médecins nommé Vacherot, [19] âgé de 62 ans. Il était à Commercy, [20] médecin du cardinal de Retz, [21] et il y est mort d’une inflammation du poumon [22] pour avoir trop aimé le vin ; du reste, c’était un savant homme, honnête et digne d’une plus longue vie. Il est mort aussi un conseiller de la Grand’Chambre, nommé < Le > Meusnier de Lartige [23] âgé de 79 ans. Guénault [24] et Rainssant [25] n’ont pas laissé de lui donner deux fois du vin émétique [26][27] avec lequel on arrive souvent ad requiem sempiternam[5]

Notre jeune reine est grosse et j’en suis bien aise. [28] Plaise à Dieu que sa postérité vive et règne longtemps, et qu’elle répare tant de maux que la France souffre depuis la mort du bon roi Henri iv[6][29] M. Colbert [30] a été dire à M. Boucherat, [31] conseiller d’État, qu’il n’allât plus à la Chambre de justice [32] et que telle était la volonté du roi. On croit que c’est pour avoir parlé en faveur de M. Fouquet [33] et n’avoir pas crié au gré de la cour Tolle, crucifige ! [7][34] Je suis, etc.

De Paris, ce 6e de mai 1664.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no cxviii (pages 356‑357) ; Bulderen, no cccxvi (tome ii, pages 410‑411) ; Reveillé-Parise, no dcxxxiii (tome iii, pages 469‑470).

Les deux derniers paragraphes proviennent d’une lettre à André Falconet (lettre 957) que Bulderen, no cccxv (tome ii, pages 406‑410) et Reveillé-Parise, no dcxxxii (tome iii, pages 466‑469) ont fabriquée et, en partie, datée incorrectement (6 mai 1664 pour 1669).

1.

Personnage assez énigmatique, mais fort réputé de son temps, Georges Hubert, dit le chevalier de Saint-Hubert, avait obtenu de Louis xiv, en 1649, des lettres patentes pour toucher les personnes mordues de bêtes enragées (v. note [1], lettre 460) ou qui craignaient simplement de l’être quelque jour. Retz lui avait donné en 1652 la permission de toucher dans son diocèse, avec la concession de la chapelle de Saint-Joseph dans la paroisse Saint-Eustache. Sa réputation s’étendit ensuite par toute la France.

Mme de La Guette (alias Catherine Meurdrac, 1613-1681) a parlé de lui dans ses Mémoires (Paris, P. Jannet, 1856, édition annotée par M. Moreau pages 200‑201) alors que plusieurs bêtes de son domaine avaient montré des signes de rage après le passage d’un chien errant :

« Je […] pris la résolution de m’en aller le lendemain à Paris pour trouver le chevalier de Saint-Hubert et le prier de me toucher. Comme il est de la race de ce grand saint, il a la vertu d’empêcher la rage, et tous ceux qui sont touchés de lui se tiennent heureux. Le roi même l’a été et toute la cour, ainsi qu’une infinité de personnes du royaume. Je le rencontrai heureusement et lui dis ce qui m’était arrivé. Il m’assura que si j’avais été encore deux fois vingt-quatre heures sans le voir, j’aurais enragé indubitablement. Il me donna ordre de me confesser et de communier le lendemain, et dit qu’il en ferait autant ; que je vinsse le trouver à huit heures et qu’il me toucherait. Aussitôt qu’il m’eut touchée, je le priai de monter en carrosse et de venir chez moi pour toucher tout ce qui y était, c’est-à-dire mes domestiques et mes bêtes. »

2.

« Et si le sort s’en mêle, deux poisons pris ensemble deviennent secourables » (Ausone, v. note [2], lettre 293).

3.

« On appelle, au propre, un chien au grand collier, un chien d’attache [qu’on tient attaché pendant le jour, de peur qu’il ne morde] ou un chien qui conduit les autres ; et figurément, il se dit d’un habile homme qui a du crédit en sa compagnie et qui entraîne les autres en son opinion. Scarron a aussi parlé fort plaisamment “ De ces auteurs au grand collier,/ Qui pensent aller à la gloire,/ Et ne vont que chez l’épicier ” » (Furetière).

Le jeune homme qu’André Falconet avait ici « délivré d’un grand mal » n’est pas identifiable.

4.

Allusion à l’impôt que l’empereur Vespasien fit lever à Rome sur l’urine (v. note [4], lettre 33).

5.

« au repos éternel » ; v. note [10], lettre 472, pour Clément Le Meusnier de Lartige.

6.

Annonce de la naissance de Marie-Anne de France en novembre 1664 (v. note [1], lettre 799), troisième enfant du couple royal, après le dauphin Louis et Anne-Élisabeth, morte en décembre 1662.

7.

« À mort, qu’on le crucifie ! » (Jean, 19:15).

Louis Boucherat (v. note [6], lettre 655) avait procédé avec d’Artagnan à l’arrestation de Nicolas Fouquet, le 5 septembre 1661, à Nantes (v. note [11], lettre 712) ; il était l’un des trois maîtres des requêtes siégeant à la Chambre de Justice ; jugé insuffisamment docile, il en était alors révoqué avec quelques autres (Petitfils c, page 413).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 6 mai 1664

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(Consulté le 20/04/2024)

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