L. 792.  >
À André Falconet,
le 12 septembre 1664

Monsieur, [a][1]

J’apprends que le roi [2] n’ira point à Dunkerque, [3] mais il y envoie en sa place M. le marquis de Montausier, [4] dont la femme [5] est aujourd’hui première dame d’honneur de la reine, [1] à la place de Mme de Navailles [6] qui a été disgraciée, tant par son malheur que par sa faute. [2] On dit que le roi a quelques indispositions de chaleur et que pour le rafraîchir, il sera saigné et purgé ; [7] ensuite de quoi on lui fera prendre des eaux de Saint-Myon, [8] Sancti Medulphi en Auvergne. [3]

Mme de Label, [9] notre voisine, est bien affligée, on lui a enlevé son petit Huguet [10] qui, par une débauche spirituelle, s’était fait capucin avec quelques autres petits écoliers. [11] Mon Dieu, faut-il avoir si froid et aller en gymnopode en paradis ! comme a dit quelque part M. Sébastien Rouillard, [12] natif de Melun, [13] jadis avocat en Parlement[4] Comment se porte le R.P. Bertet ? [14] son grand dessein de l’édition des œuvres du P. Théophile [15] sera-t-il bientôt achevé ? Comment va celle du P. Gibalin ? [5][16]

Ce 20e d’août. On mit avant-hier dans les cachots du Châtelet [17] neuf jeunes hommes qui ont volé un commis de M. Colbert, [18] il y en a eu quatre de roués. [19] J’ai été appelé ce matin chez M. le nonce [20] pour y voir le maître d’hôtel. J’y ai aussi vu monsieur votre frère [21] qui m’a dit qu’il vous avait fait réponse. On dit que M. le nonce fera bientôt son entrée solennelle dans Paris, comme ont accoutumé de faire les ambassadeurs. [6] Monsieur votre frère m’a fait voir son beau carrosse, on ne voyait rien de pareil dans la Palestine durant le temps du Messie ; mais alors la religion était en herbe, aujourd’hui elle est en gerbe et en fleur, unde fit ut hodie principes Ecclesiæ tam facile et iucunde hauriant aquas in gaudio de fontibus Salvatoris[7][22] Pietas peperit divitias, mais filia suffocavit matrem : [8] c’est saint Bernard [23] qui l’a dit, dont on célèbre aujourd’hui la fête.

Ce 23e d’août. M. le nonce a fait son entrée dans Paris avec grande admiration de tout le monde, et tout y était beau et splendide. [9] Ce même jour, je vis monsieur votre frère qui vous baise les mains. Il est si fort accablé d’affaires qu’il n’a pas le loisir de vous écrire et vous prie de l’excuser. Ce même jour, est arrivée la nouvelle que le sieur de Maginville, [24] vice-bailli de Chartres, [25] qui était en fuite pour vol et fausse monnaie, avait été arrêté à Toulon. [26] C’est le prévôt des maréchaux [27] de Chartres, un grand et franc voleur chargé de beaucoup de crimes ; puisqu’il s’est laissé prendre, je le tiens en grand danger. [10] Les amis de M. Fouquet [28] ont espérance qu’il échappera, vu que l’on a joint au procès les requêtes qu’il a présentées de nouveau à Messieurs de la Chambre de justice. [29] On a ici ramené les prisonniers, et M. le chancelier [30] aussi, qui est plus vieux que pas un et qui ne vivra plus longtemps. Le fragment de Pétrone [31] n’est point encore achevé. [11]

Il y a ici un gros procès au Conseil entre les médecins et les apothicaires [32] de Marseille. [33] Notre M. Rainssant [34] est toujours bien malade d’une double-quarte, [35] nous allons tomber dans une saison qui lui sera fort contraire, febres quartanæ autumnales longæ[12] Il y a aujourd’hui 22 ans qu’Armand cardinal de Richelieu, [36] ministre enragé, fit couper la tête dans votre ville à mon bon et cher ami M. de Thou. [37] Heu dolor ! scribere plura vetant lacrymæ ubertim fluentes ex oculis[13] On dit qu’il y a un seigneur disgracié pour avoir refusé d’épouser Mlle de La Vallière. [14][38] Je viens de dire adieu à M. le premier président [39] qui s’en va demain aux champs pour deux mois. Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 12e de septembre 1664.


a.

Bulderen, no cccxxvii (tome ii, pages 430‑432) à Charles Spon(probable inadvertance, « Au même ») ; Reveillé-Parise, no dcxlii (tome iii, pages 482‑483) à André Falconet.

1.

Julie-Lucine d’Angennes (1607-1671), épouse de Charles de Sainte-Maure, marquis, puis duc de Montausier (v. note [10], lettre 272), était l’aînée des sept enfants de la marquise de Rambouillet, fort réputée pour son « salon littéraire » (v. notule {a}, note [4], lettre 23). Julie prit dignement la succession de sa mère, et sa préciosité avait brillé de tous ses feux à l’hôtel de Rambouillet entre 1625 et 1650.

Gouvernante du dauphin, la duchesse de Montausier était rivale de Mme de Navailles (v. infra note [2]) et de mœurs tout à fait opposées aux siennes. Elle fut appelée en qualité de dame d’honneur près de la reine Marie-Thérèse ; la maréchale de La Mothe lui succéda comme gouvernante du dauphin. Étant dame d’honneur de la reine, la duchesse joua un rôle d’entremetteuse dans les galanteries du roi avec Mlle de La Vallière, puis Mme de Montespan. Mme de Montausier se retira définitivement de la cour en 1669.

Tallemant des Réaux lui a consacré une historiette (tome i, pages 456‑470) :

« Après Hélène, il n’y a guère eu de personne dont la beauté ait été plus généralement chantée ; cependant ce n’a jamais été une beauté. »

2.

Suzanne de Baudéan de Neuillant, duchesse de Navailles (1626-1700), faisait partie des filles d’honneur d’Anne d’Autriche et avait su mériter la confiance de Mazarin, qui lui avait fait épouser le duc de Navailles (v. note [7], lettre 343) en 1651. En 1660, elle avait été nommée dame d’honneur de la reine Marie-Thérèse.

Saint-Simon (Mémoires, tome i, pages 693‑694) :

« C’était une femme d’esprit et qui avait conservé beaucoup de monde {a} malgré ses longs séjours en province, et d’autant de vertu que son mari. La reine eut des filles d’honneur, et les filles d’honneur, avec leur gouvernante et sous-gouvernante, sont dans l’entière dépendance de la dame d’honneur. Le roi était jeune et galant. Tant qu’il n’en voulut point à la chambre des filles, Mme de Navailles ne s’en mit pas en peine ; mais elle avait l’œil ouvert sur ce qui la regardait : elle s’aperçut que le roi commençait à s’y amuser et bientôt après, elle apprit qu’on avait secrètement percé une porte dans leur chambre, qui donne sur un petit degré {b} par lequel le roi y montait la nuit, et que, le jour, cette porte était cachée par le dossier d’un lit. Elle tint sur cela conseil avec son mari : ils mirent la vertu et l’honneur d’un côté, la colère du roi, la disgrâce, le dépouillement, l’exil de l’autre ; ils ne balancèrent pas. Mme de Navailles prit si bien son temps pendant le jeu et le souper de la reine, que la porte fut exactement murée et qu’il n’y parut pas. La nuit, le roi, pensant entrer par ce petit degré, fut bien étonné de ne trouver plus de porte : il tâte, il cherche, il ne comprend pas comment il s’est mépris et découvre enfin qu’elle est devenue muraille. La colère le saisit ; il ne doute point que ce ne soit un trait de Mme de Navailles et qu’elle ne l’a pas fait sans la participation de son mari. Du dernier, il ne put l’éclaircir que par la connaissance qu’il avait d’eux ; mais pour la porte, il s’en informa si bien qu’il sut que c’était Mme de Navailles qui l’avait fait murer. Aussitôt, il leur envoie demander la démission de toutes leurs charges, et ordre de s’en aller chez eux en Guyenne, c’était en juin 1664, et en va faire des plaintes à la reine mère dont il les savait fort protégés. La reine mère, qui avait un grand crédit sur le roi, l’employa tout entier pour parer ce coup : tout ce qu’elle put obtenir, ce fut de leur sauver le gouvernement de La Rochelle et du pays d’Aunis, et de les y faire envoyer ; mais tout le reste sauta. […] et Mme de Montausier fut dame d’honneur sans quitter sa place de gouvernante de Mgr le Dauphin. Les suites ont fait voir que le roi se connaissait bien en gens et qu’il ne pouvait choisir une plus commode, malgré toute la morale et la vertu de l’hôtel de Rambouillet et l’austérité de M. de Montausier. L’exil ne fut pas long : la reine mourut tout au commencement de 1666 et en mourant, elle demanda au roi son fils le retour et le pardon de M. et de Mme de Navailles, qui ne put la refuser. {c} Le mari est devenu, neuf ans depuis, maréchal de France, et quoique simple duc à brevet, n’a jamais porté le titre de maréchal, ni sa femme de maréchale. Elle parut le reste de sa vie fort rarement, et des moments, à la cour. »


  1. Relations mondaines, entregent.

  2. Escalier.

  3. Lui dire non.

L’anecdote de l’escalier secret qui permettait au roi de visiter Mlle de La Vallière a été largement exploitée par Alexandre Dumas dans Le vicomte de Bragelonne, mais Mme de Motteville (Mémoires, pages 536‑537) a fourni une version moins romanesque de la disgrâce des Navailles :

« Peu après, le roi, suivi des reines et de toute la cour, alla s’établir à Fontainebleau, pour y passer une partie de l’été. Ce fut là que le roi, sur une parole que lui répondit le duc de Navailles, en parlant d’une chose de peu de conséquence qui regardait les chevau-légers, parut publiquement se fâcher contre lui, et leur perte fut résolue, de lui et de sa femme. Ils reçurent commandement, en juin, de donner leur démission du gouvernement du Havre-de-Grâce, de la lieutenance des chevau-légers et de la charge de dame d’honneur. Le roi qui, en les éloignant de la cour, ne les voulut pas priver des biens qu’ils y avaient reçus et achetés, par justice et par bonté, leur fit donner, pour récompense de leurs charges, neuf cent mille livres.

La reine mère, qui ne jetait pas souvent des larmes, quand le duc et la duchesse de Navailles partirent, pleura leur disgrâce, qui arriva malgré elle et malgré les prières qu’elle fit au roi en leur faveur. Elle sentit leur infortune de toute manière ; car, outre leur malheur, elle eut de la peine d’avoir vu trop clairement, en cette occasion, qu’elle n’avait pas alors un grand crédit auprès du roi. La reine en parut fâchée autant qu’en effet elle le devait être : elle pleura et malgré sa timidité ordinaire, elle en parla au roi, à ce qu’elle nous fit l’honneur de nous dire, avec des sentiments dignes de l’affection et de la fidélité de ceux qu’elle perdait. Elle embrassa la duchesse de Navailles, et l’assura, en la quittant, qu’elle ne l’oublierait jamais.

La duchesse de Montausier, jusqu’alors gouvernante des enfants de France, fut mise aussitôt à la place de la duchesse de Navailles. Selon ce que j’ai écrit de cette dame, il est aisé de juger qu’elle devait être agréable au roi, non seulement parce qu’elle avait de belles qualités, mais à cause que le mérite qui était en elle était entièrement tourné à la mode du monde, et que son esprit était plus occupé du désir de plaire et de jouir ici-bas de la faveur que des austères douceurs qui, par des maximes chrétiennes, nous permettent les félicités éternelles. »

L’affaire de la lettre espagnole, où la duchesse de Montausier avait été injustement incriminée (v. note [4], lettre 803), paraît avoir été le véritable motif de la disgrâce des Navailles.

3.

V. notes :

4.

Gymnopode : « qui a les pieds nus » (Littré DLF) ; les capucins sont « religieux ou religieuses de l’Ordre de Saint-François, de la plus étroite observance. Ils portent des capuchons pointus et sont vêtus de gris. Ils vont toujours nu-pieds, jamais en carrosse, et les hommes ne rasent jamais leur barbe » (Furetière).

Guy Patin faisait allusion au curieux livre intitulé :

Les Gymnopodes, ou de la Nudité des pieds, disputée de part et d’autre : par Me Sebastian Roulliard de Meulun, {a} avocat en Parlement. {b}


  1. Sébastien Rouillard (v. note [7], lettre 104), dont le portrait gravé figure dans cette édition, avec ce distique :

    Exteriora meæ placeant spectacula formæ :
    Dum magis ipse lubens interiora probes
    .

    [Puisse l’aspect extérieur de mes traits te plaire :
    puisses-tu maintenant plus volontiers encore leur contenu].

  2. Paris, À l’OlivierN. Rousset, 1624, in‑4o de 326 pages en deux parties, affirmative (pages 1‑180) et négative (pages 181‑326.

5.

V. notes [6], lettre 736, pour les Opera du P. Théophile Raynaud (Lyon, 1665), et [4], lettre 758, pour le De universa rerum humanarum Negotiatione… du P. Joseph Gibalin, paru dans la même ville à la fin de 1663.

6.

Le 30 août, à Vincennes, Louis xiv allait accorder sa première audience à Mgr Carlo Roberti-Vittori, nonce extraordinaire, auprès duquel servait le frère prêtre d’André Falconet (v. note [8], lettre 787).

7.

« ce qui fait qu’aujourd’hui les princes de l’Église puisent si facilement et si agréablement les eaux avec joie aux sources du Sauveur [Isaïe, v. note [19], lettre 500]. »

8.

« La piété a enfanté la richesse, mais la fille a étouffé sa mère » : variante de Religio peperit divitias, sed filia devoravit matrem [La religion a engendré la richesse, mais la fille a dévoré la mère] ; saint Bernard de Clairvaux est fêté le 20 août.

9.

La Gazette, ordinaire no 104 du 30 août 1664 (pages 863ordinaire no 104 du 30 août 1664 (pages 863‑864) :

« De Paris, le 30 août 1664. […] Le 23, le sieur Roberti, nonce extraordinaire de Sa Sainteté, fut amené de Picpus, en cette ville, dans les carrosses du roi et des reines, par le prince d’Harcourt, avec le sieur de Berlize, introducteur des ambassadeurs. Aussitôt, il fut complimenté au nom de Leurs Majestés par le duc de Saint-Agnan, premier gentilhomme de la chambre, le duc d’Orval, premier écuyer de la reine mère, et le marquis d’Hautefort aussi, premier écuyer de la reine ; ainsi qu’au nom de Monsieur, par le comte du Plessis, premier gentilhomme de sa chambre, de Madame, par le marquis de Clérambaut, son premier écuyer, et de Mme la duchesse douairière d’Orléans, par le comte de Saint-Mesme, son chevalier d’honneur. »

10.

Guy Patin est revenu sur l’affaire de Julien Colin de Maginville (v. note [2], lettre 777) à la fin de sa lettre à André Falconet, datée du 18 novembre 1664.

11.

Pierre Petit (v. note [17], lettre 325) avait découvert dans une bibliothèque de Trau (Trogir), en Dalmatie, un manuscrit du Satyricon de Pétrone plus complet que ce qu’on connaissait jusqu’alors (v. note [5], lettre 560), bien qu’encore empli de lacunes ; il portait le titre de Petronii Arbitri Satyri fragmenta ex libro quinto decimo et sexto decimo [Fragments de la Satire de Pétrone Arbiter (l’Arbitre des élégances), extraits de livres xv et xvi]. Ce texte, contenant tout le Banquet de Trimalcion et le début des Aventures d’Encolpe, venait s’imbriquer parfaitement dans les chapitres préexistants.

Deux éditions imprimées parurent :

Dès leur parution, Guy Patin n’a pas caché ses doutes sur l’authenticité du manuscrit (v. sa lettre latine du 1er avril 1665 à Heinrich Meibomius). Une querelle savante s’ouvrit d’ailleurs bientôt, opposant Petit, inventeur du fragment, caché sous le pseudonyme de Marinus Stabilius, aux deux frères historiographes Adrien et Henri de Valois (v. notes [41] et [42], lettre 336), ainsi qu’à plusieurs philologues européens (v. note [1], lettre latine 459). Deux expertises eurent lieu, auprès de Grimani, ambassadeur de Venise à Rome, et auprès du Grand Condé, concluant identiquement que le manuscrit datait d’au moins deux siècles. Depuis lors, il fut communément admis, mais sans preuves décisives, que le Banquet était du même auteur que les Aventures d’Encolpe.

Un autre fragment fut découvert à Belgrade en 1688 ; il comblait toutes les lacunes persistant dans le texte, mais sa fausseté fut facilement établie sur la seule analyse linguistique (G.D.U. xixe s. et Louis De Langle).

12.

« les fièvres quartes automnales durent longtemps. »

13.

« Quelle douleur, hélas ! les larmes qui m’inondent les yeux m’empêchent d’en écrire plus » : mordant souvenir de l’exécution de Henri de Cinq-Mars et François-Auguste de Thou, à Lyon, le 2 septembre 1642 (v. note [6], lettre 75).

14.

En novembre 1663, Louise de La Vallière (v. note [12], lettre 735) avait secrètement mis au monde un premier enfant illégitime de Louis xiv, prénommé Charles (mort en 1666). Elle était en passe de devenir ouvertement la maîtresse du roi. Aucun mémoire du temps n’a permis d’élucider ce projet de mariage. Elle mourut retirée au couvent sans avoir épousé personne.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 12 septembre 1664

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(Consulté le 29/03/2024)

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