L. 795.  >
À André Falconet,
le 7 octobre 1664

Monsieur, [a][1]

Ce 1erd’octobre. Je vous envoyai hier une lettre de deux pages et je recommence à vous écrire afin que par là vous connaissiez que je pense souvent à vous en vous donnant des nouvelles de ce pays. Je vous rends grâces du livre que vous me promettez de M. Anisson, [2] Amaltheum onomasticum Laurentianum[3] duquel j’ai fort bonne opinion. M. Ménage [4] parle de faire réimprimer ses Origines de la langue française in‑fo fort augmentées, mais il est bien long à tout ce qu’il promet, et encore plus à le tenir. [1] Les jansénistes [5][6] faisaient ici imprimer une nouvelle vie des saintsin‑8o avec privilège du roi, les jésuites ont eu le crédit d’en faire arrêter l’impression. Avez-vous à Lyon un P. Pomey, [7] jésuite, qui fasse imprimer un ouvrage de Religione Veterum en plusieurs tomes in‑fo ? [2] Cela me fut dit hier par un gentilhomme écossais qui est depuis peu arrivé de Lyon. Un savant homme en théologie et en humanités peut faire un beau livre sur ce sujet. On parle ici de la peste à Toulon [8] que quelques vaisseaux Hollandais y ont apporté, j’en serais bien fâché par l’amitié que j’ai pour le genre humain.

Ce 4e d’octobre. Hier fut décapité en Grève, [9][10] assez tard, un gentilhomme normand qui était prisonnier depuis 18 mois. Il était d’auprès de Dreux, il avait battu un juge, brûlé une maison et fait d’autres excès. Non oportet in eum scribere, qui potest proscribere[3][11] les juges ont intérêt de conserver leur crédit, aussi bien que de faire justice et de punir les méchants. Il n’avait que 34 ans, il ne pouvait se résoudre à la mort, on fut tout prêt à lui couper la tête par force sur un billot. Quand vous verrez M. Troisdames, [12] je vous prie de lui faire mes recommandations. Il m’ennuie que je ne le voie, nous dirions quelquefois de bons mots qui ne se peuvent écrire, notissima est fabula de Iove et Europa, et Io, virguncula in iuvencam transformata, etc. sed est ! [4][13][14][15][16] Notre M. Rainssant [17] a pris deux diverses fois du quinquina [18] qui n’a produit aucun bon effet. Eadem morbi contumacia et eadem symptomata perseverant, quorum omnium causa est prava diathesis fortiter impressa visceribus nutritiis, sed præsertim hepati atque lieni. Ballonius cancrosam vocat hanc dispositionem, quæ nulla arte deletur, et est ανιατος, propter hydropem proxime insequentem[5][19][20][21][22] Il a onze enfants vivants et pas un de pourvu, hormis un qui a un canonicat à Reims. [23] Ô que celui-là est heureux qui peut être content ! Paix et peu, panem et circenses[6] comme Juvénal [24] a dit, Satira x, contre Séjan. [25] Voilà Messieurs nos stibiaux [26] et empiriques [27] de cour tantôt au bout de leur rollet, [7] comme ils ont fait à feu M. le duc d’Orléans [28] et au cardinal Mazarin. [29] Il a bien fait prendre du vin émétique [30] et d’autres drogues en sa vie à ses malades, et principalement de la poudre de perles, [31] pour faire plaisir aux apothicaires, [32] ses bons amis ; mais aujourd’hui non habet hominem qui proiiciat illum in piscinam probaticam[8][33] Il peut pourtant encore guérir, pourvu qu’il éloigne les charlatans [34] qui le traitent, et qu’il se confie à quelque habile homme qui entende bien la profession et qui sache le secret de la méthode. Le reste n’est rien que pour amuser le monde. Il vaut mieux se résoudre à être plus longtemps malade que vouloir rompre l’anguille au genou et guérir par force ; [9] c’est pourtant ce que les empiriques promettent tous les jours, et ce qu’ils ne tiennent jamais.

On tient pour certain que la Chambre de justice [35] sera bientôt terminée, que la déclaration en a été portée à la Chambre des comptes, que toutes les affaires seront civilisées, [10] excepté celles de M. Fouquet, [36] qui demeurera prisonnier et auquel on donnera des commissaires. Je crois pourtant qu’il en échappera par le moyen de quelques puissants intercesseurs et déprécateurs [11] qui le favorisent prudemment et emploient finement le crédit de leurs amis. Quand vous devinerez qui sont ces gens-là, non ideo mihi eris magnus Apollo : [12][37][38] il y en a partout, ubique terrarum regnat Acignius[13][39][40] à ce que dit Barclay [41] et comme il est très vrai. On prétend aussi qu’il a de très bonnes raisons contre les accusations de M. Colbert, [42] et que celui-ci a fait de grandes injustices et supercheries. Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 7e d’octobre 1664.


a.

Bulderen, no cccxxix (tome iii, pages 3‑6) ; Reveillé-Parise, no dcxliv (tome iii, pages 485‑487).

1.

V. notes [8], lettre 791, pour l’Amalthée onomastique… de Giuseppe Laurenzi (Lyon, 1664), et [11], lettre 760, pour les Origines de la langue française de Gilles Ménage (Paris, 1650), qui ne fut rééditée qu’en 1694.

2.

François-Antoine Pomey, (Pernes, Vaucluse 1619-Lyon 1673), entré chez les jésuites en 1638, avait enseigné les humanités et la rhétorique dans divers collèges de la Compagnie, en dernier lieu à Lyon où il devint préfet des classes. Il a écrit un grand nombre d’ouvrages d’instruction scolaire, de théologie, de morale et d’érudition. Aucun ne porte le titre donné par Guy Patin (« sur la Religion des Anciens »), mais ce thème oriente vers une suite espérée de son :

Pantheum Mythicum. Seu fabulosa Deorum Historia, hoc primo, Epitomes eruditionis, volumine, breviter dilucideque comprehensa… Editio prima.

[Panthéon mythique, ou Histoire fabuleuse des dieux, clairement et brièvement exposée dans ce premier volume d’abrégé d’érudition… Première édition]. {a}


  1. Lyon, Antonius Molin, 1659, in‑12 de 352 pages : utile dictionnaire des déités antiques, qui a été réédité une dizaine de fois (mais jamais en plusieurs tomes in‑fo) ; il a été traduit en français sous le titre d’Histoire des anciennes divinités du paganisme (Paris, 1715), mais aussi en anglais, allemand, espagnol et polonais (Sommervogel).

3.

« Il ne faut pas écrire contre celui qui peut proscrire » ; Macrobe (Saturnales, livre ii, chapitre iv, 21), paroles d’Asinius Pollio (v. note [7], 2e lettre de Roland Desmarets) répondant à Auguste qui avait écrit des vers contre son refus de se rallier à son parti :

At ego taceo. Non est enim facile in eum scribere qui potest proscribere.

[Pour moi je préfère me taire, car il n’est pas facile d’écrire contre celui qui peut proscrire].

4.

« la plus notoire est la fable sur Jupiter et Europe, et celle d’Io, petite fille transformée en génisse, etc. mais c’est ainsi ! » Guy Patin faisait sans doute allusion à la liaison adultérine de Louis xiv avec Mlle de La Vallière.

5.

« La même opiniâtreté de la maladie et les mêmes symptômes persistent : toute la cause en est une diathèse {a} vicieuse fortement enfoncée dans les intestins, {b} mais surtout dans le foie et la rate. Baillou qualifie cette disposition de cancéreuse, elle n’est accessible à aucun art et elle est incurable {c} parce que l’hydropisie la suit de près ».

Le conseil xxvi du livre iii (page 106) des Consiliorum medicinalium de Guillaume de Baillou {d} est intitulé De Tumore cancroso pro D. de S. Iean [Sur la Tumeur cancéreuse, pour M. de Saint-Jean]. Le mal y est décrit comme tout à fait irrémédiable, et ressortit à ce qu’on appelle aujourd’hui les soins palliatifs :

Cancri sunt alendi non curandi, nec irritandi, inutilis opera est, et ægri sequitur calamitas mitigare, delinere humanius, tutius ; irritare crudelius, periculosius.

[Il faut alimenter les cancers et non les soigner ni les stimuler, c’est une opération inutile qui provoque la misère du malade ; il est plus humain et plus sûr d’oindre et d’apaiser, il est plus cruel et périlleux d’irriter]. {e}


  1. Propension des parties coporelles aux maladies, v. note [4], lettre latine 17.

  2. Viscères nutritifs, v. notule {a}, note [6], lettre 558.

  3. Aniatos en grec.

  4. Guillilemus Ballonius : Paris, 1649, v. note [47], lettre 152.

  5. Guy Patin a souvent parlé de la lente agonie de Sébastien Rainssant, jusqu’à sa mort en février 1665.

6.

« du pain et des jeux », cynique expression de Juvénal (v. note [6], lettre latine 222) que Guy Patin opposait au sobre dicton français « paix et peu ».

7.

Rollet « ne se dit guère qu’en cette phrase proverbiale : il est au bout de son rollet, il ne sait plus que répondre, il ne sait plus où trouver de quoi vivre » (Furetière).

8.

« il n’a personne pour le plonger dans la piscine des Brebis ».

Dans l’Évangile de Jean (5:2‑9), il est question de cette probatica piscina :

« Or il existe à Jérusalem, à la piscine des Brebis, le bâtiment qu’on appelle en hébreu Bethesda. {a} Il a cinq portiques. Sous ces portiques gisait une foule d’infirmes, aveugles, boiteux, impotents, qui attendaient le bouillonnement de l’eau. Car l’ange du Seigneur descendait par intervalles dans la piscine ; l’eau s’agitait et le premier qui y entrait, après que l’eau avait bouillonné, se trouvait guéri, quel que fût son mal. Il y avait là un homme qui depuis 38 ans était infirme. Jésus, le voyant étendu et sachant qu’il était dans cet état depuis longtemps déjà, lui dit : “ Veux-tu guérir ? ” – “ Seigneur, lui répondit l’infirme, je n’ai personne pour me plonger dans la piscine, quand l’eau se met à bouillonner ; {b} et le temps que j’y aille, un autre descend avant moi. ” Jésus lui dit : “ Lève-toi, prends ton grabat et marche. ” À l’instant l’homme fut guéri ; il prit son grabat ; il marchait. »


  1. Maison de miséricorde.

  2. hominem non habeo ut cum turbata fuerit aqua mittat me in piscinam.

Les éditions Bulderen et Reveillé-Parise donnent en note de bas de page, qu’elles attribuent à Guy Patin, la traduction du latin : « Il n’a personne qui le jette dans la piscine » ; il est invraisemblable que cette note soit fidèle au manuscrit (perdu) car jamais Patin n’a recouru à un tel procédé dans les lettres qu’on a de sa main.

9.

« On dit rompre l’anguille au genou pour se moquer des gens qui prennent une manière de faire quelque affaire qui n’est pas propre pour y réussir. On disait autrefois rompre l’andouille au genou, dans le même sens » (Furetière). L’anguille est souple et glisse des mains, il est impossible de la rompre sur son genou, comme on fait d’un bâton.

10.

V. note [16], lettre 745, pour le sens juridique du verbe « civiliser ».

11.

Latinisme, deprecatores, pour « protecteurs ».

12.

« je ne vous tiendrai pas pour un grand Apollon [un génie] » : et eris mihi magnus Apollo [et tu seras pour moi un grand Apollon] (Virgile, Bucoliques, églogue iii, vers 104).

13.

« et partout sur la terre règne Acignius » : allusion dissimulée aux jésuites qui défendaient Nicolas Fouquet, leur ancien élève et protecteur ; v. note [3], lettre 320, pour Acignius, anagramme d’Ignacius (Ignace de Loyola) dans l’Euphormion de Barclay.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 7 octobre 1664

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0795

(Consulté le 28/03/2024)

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