La reine mère [2] fut saignée [3] du pied il y a quelques jours, sans autrement être malade. Elle a 62 ans passés, subest tamen aliqua causa physica quæ siletur, et sideri debet ; [1] mais notre jeune reine, [4] grosse de huit mois, a la fièvre tierce, [5] et en a déjà eu trois accès. Le roi [6] paraît fort touché de cette maladie et se rend fort assidu auprès d’elle. [2] Elle a déjà été saignée trois fois. La double-quarte [7] est revenue à M. Rainssant, [8] il s’affaiblit et devient fort chagrin. Il a aussi quelque chose dans le mésentère [9] qui l’y menace d’un abcès ; [10] et his gradibus itur in requiem sempiternam. [3] Notre Fernel [11] l’a remarqué. lib. 6. Pathol. cap… [4] M. Piètre [12] est en bonne disposition, nous nous sommes plusieurs fois rencontrés en consultation [13][14] depuis son dernier mal. Feu M. Nicolas Piètre, [15] son père, a été un des premiers hommes de son siècle, qui n’était haï que des apothicaires [16] quia paucis familiaribus et felicitis utebatur medicamentis. [5] Il haïssait le fatras des Arabes [17] et n’en ordonnait jamais. Il était grave, sérieux, sage, bon, enfin un autre Socrate. Il aimait fort à enseigner les jeunes médecins qui se mettaient en état d’apprendre, et leur inculquait toujours la probité, l’étude et l’assiduité. Il était fin et rusé, mais fort sage et circonspect. Il avait merveilleusement bien étudié, jamais homme n’a su mieux que lui Hippocrate, [18] Galien, [19] Cicéron, [20] Sénèque [21] et Fernel ; aussi me les louait-il souvent, jusqu’à m’en donner un goût particulier. En un mot, c’était un grand personnage qui avait le cœur bien placé et fort élevé au-dessus des embûches de la Fortune [22] qu’on adore aujourd’hui comme une idole à qui tous les sots se dévouent. Il haïssait l’impudence de notre siècle et toutes les impostures dont se servent aujourd’hui les méchants et les charlatans [23] ut faciant rem, si non rem, quocumque modo rem. [6][24]
Ce que vous me dites de Lucain [25] est dans son livre 9. [7] Celui-là était fort du parti de Pompée [26] et avait raison ; mais si Jules César [27] eût perdu la bataille de Pharsale, [28] Pompée en eût-il moins fait ? Car Cicéron [29] a dit quelque part en ses Épîtres ad Atticum : Uterque vult regnare. Non mutat Fortuna genus, sed mores misere corrumpit. [8] M. le premier président [30] est si fort du parti de Pompée qu’il me témoigna un jour de la joie de ce que j’en étais, lui ayant dit dans son beau jardin de Bâville [31] que si j’eusse été là lorsque l’on tua Jules César dans le Sénat, je lui aurais donné le vingt-quatrième coup de poignard ; [9] ce fut l’an 1645 au mois de mai.
Dieu donne longue et heureuse vie au P. Pomey [32] et au P. Gibalin, [33] je vous remercie aussi de ce que vous m’en promettez. Je baise les mains au P. Bertet, [34] et à M. Boissat [35] et à Madame sa femme ; je voudrais avoir donné quelque chose de bon < et > que tout leur procès fût bien fini. Je trouve M. Anisson [36] un fort bon homme. [10] Pour le Sturmius [37] de Medicis non medicis, il ne l’entend pas dans mon sens : il en veut aux empiriques [38] et aux charlatans, et s’est fort servi du livre de Michel Döringius [39] de Medicina et medicis. [11] M. Fouquet [40] a aujourd’hui comparu devant ses juges et a été mis sur la sellette. [12][41] La jeune reine se porte mieux. Je vous envoie notre catalogue [42] nouveau et vous prie d’en donner un exemplaire à M. Spon. Monsieur votre frère [43] m’a aujourd’hui parlé pour faire une consultation pour une femme de Rome, [44] je pense que ce sera demain. Je vous baise les mains et suis de toute mon âme votre, etc.
De Paris, ce 14e de novembre 1664.
1. |
« pourtant il y a là-dessous quelque cause physique qui se tait et se doit établir ». Mme de Motteville (Mémoires, pages 542‑543) a relaté les maladies des deux reines en novembre 1664 :
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2. |
Mme de Motteville (Mémoires, page 542) :
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3. |
« et ainsi va-t-on pas à pas vers le repos éternel. » |
4. |
« au livre 6e de sa Pathologie, chapitre… » (les points de suspension sont dans les précédentes éditions). Dans le sixième livre de la Pathologie de Jean Fernel (v. note [1], lettre 36), intitulé Des Maladies des parties qui sont sous le diaphragme, le chapitre vii est consacré aux Maladies du mésentère, et de ce qu’on nomme pancréas, leurs causes et leurs signes. Il n’y est pas question de fièvre quarte, mais le début éclaire sur l’idée qu’on se faisait alors de ces parties profondes de l’abdomen (page 423) :
Tout a bien sûr beaucoup changé aujourd’hui (et changera encore demain) : en soi, le mésentère n’est plus une préoccupation courante en pathologie (hormis son infarcissement par défaut de vascularisation), tandis que le pancréas y a pris une place éminente, avec le diabète, les tumeurs et les pancréatites. |
5. |
« parce qu’il n’usait que de peu de médicaments, qui lui étaient familiers et qu’il choisissait avec bonheur. » |
6. |
« pour faire fortune, honnêtement, ou sinon par quelque moyen que ce soit » (Horace, v. note [20], lettre 181). |
7. |
Le livre ix de La Pharsale de Lucain, (qui en compte dix) est composé de plus de onze cents vers : il est impossible d’y deviner le passage qu’André Falconet avait cité à Guy Patin. |
8. |
« Chacun des deux veut régner » (Cicéron, Lettres à Atticus, livre viii, lettre 11). La suite n’est pas de Cicéron : « La Fortune ne change pas la race [dicton latin], mais elle corrompt misérablement les mœurs [source non identifiée]. » Le parti de Pompée (et de Cicéron) défendait la légitimité du Sénat républicain contre la dictature (au sens de monarchie) voulue par Jules César. |
9. |
V. note [15], lettre 508, pour les 23 coups de poignard qui tuèrent Jules César. |
10. |
Guy Patin a plusieurs fois évoqué le procès qui opposait alors les libraires lyonnais Horace Boissat et Laurent Anisson. Avec ses entrées au Parlement, Patin soutenait Anisson en espérant sans doute le voir, en récompense, imprimer enfin ses Chrestomathies de Caspar Hofmann (v. note [7], lettre 801). Il s’agissait apparemment d’un différend sur l’édition des Opera omnia du P. Théophile Raynaud (v. note [6], lettre 736). |
11. |
De ces deux auteurs qui ont écrit sur le même sujet, qui lui était cher, Guy Patin accusait le premier d’avoir beaucoup emprunté au second :
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12. |
Le procès de Nicolas Fouquet débutait ce vendredi 14 novembre au Grand Arsenal. Les deux chefs d’accusation étaient les crimes de péculat et de lèse-majesté, tous deux passibles de la peine de mort. Après leur lecture (Petitfils c, page 421), « on prie d’Artagnan d’introduire Fouquet. Celui-ci passe derrière les paravents qui protègent l’entrée et pénètre dans la salle. Quelle solennité ! Tous les regards sont tournés vers lui. Il ne laisse paraître ni trouble, ni appréhension. Il s’incline avec déférence devant le chancelier et fait un profond salut à ses juges. Tous l’accueillent avec des visages de pierre. Séguier lui ayant demandé de s’avancer, il va s’asseoir sur une sellette de bois, assez basse, qu’on a disposée devant le bureau des rapporteurs, face à celui du chancelier. Devant lui, au mur, pend un grand crucifix. En raison de sa qualité d’ancien ministre d’État, il a demandé à être dispensé de cette posture humiliante, mais cela lui a été refusé. » |
a. |
Bulderen, no cccxxxiv (tome iii, pages 13‑15) ; Reveillé-Parise, no dcxlvii (tome iii, pages 490‑492). |