L. 798.  >
À André Falconet,
le 14 novembre 1664

Monsieur, [a][1]

La reine mère [2] fut saignée [3] du pied il y a quelques jours, sans autrement être malade. Elle a 62 ans passés, subest tamen aliqua causa physica quæ siletur, et sideri debet ; [1] mais notre jeune reine, [4] grosse de huit mois, a la fièvre tierce, [5] et en a déjà eu trois accès. Le roi [6] paraît fort touché de cette maladie et se rend fort assidu auprès d’elle. [2] Elle a déjà été saignée trois fois. La double-quarte [7] est revenue à M. Rainssant, [8] il s’affaiblit et devient fort chagrin. Il a aussi quelque chose dans le mésentère [9] qui l’y menace d’un abcès ; [10] et his gradibus itur in requiem sempiternam[3] Notre Fernel [11] l’a remarqué. lib. 6. Pathol. cap… [4] M. Piètre [12] est en bonne disposition, nous nous sommes plusieurs fois rencontrés en consultation [13][14] depuis son dernier mal. Feu M. Nicolas Piètre, [15] son père, a été un des premiers hommes de son siècle, qui n’était haï que des apothicaires [16] quia paucis familiaribus et felicitis utebatur medicamentis[5] Il haïssait le fatras des Arabes [17] et n’en ordonnait jamais. Il était grave, sérieux, sage, bon, enfin un autre Socrate. Il aimait fort à enseigner les jeunes médecins qui se mettaient en état d’apprendre, et leur inculquait toujours la probité, l’étude et l’assiduité. Il était fin et rusé, mais fort sage et circonspect. Il avait merveilleusement bien étudié, jamais homme n’a su mieux que lui Hippocrate, [18] Galien, [19] Cicéron, [20] Sénèque [21] et Fernel ; aussi me les louait-il souvent, jusqu’à m’en donner un goût particulier. En un mot, c’était un grand personnage qui avait le cœur bien placé et fort élevé au-dessus des embûches de la Fortune [22] qu’on adore aujourd’hui comme une idole à qui tous les sots se dévouent. Il haïssait l’impudence de notre siècle et toutes les impostures dont se servent aujourd’hui les méchants et les charlatans [23] ut faciant rem, si non rem, quocumque modo rem. [6][24]

Ce que vous me dites de Lucain [25] est dans son livre 9. [7] Celui-là était fort du parti de Pompée [26] et avait raison ; mais si Jules César [27] eût perdu la bataille de Pharsale, [28] Pompée en eût-il moins fait ? Car Cicéron [29] a dit quelque part en ses Épîtres ad Atticum : Uterque vult regnare. Non mutat Fortuna genus, sed mores misere corrumpit[8] M. le premier président [30] est si fort du parti de Pompée qu’il me témoigna un jour de la joie de ce que j’en étais, lui ayant dit dans son beau jardin de Bâville [31] que si j’eusse été là lorsque l’on tua Jules César dans le Sénat, je lui aurais donné le vingt-quatrième coup de poignard ; [9] ce fut l’an 1645 au mois de mai.

Dieu donne longue et heureuse vie au P. Pomey [32] et au P. Gibalin, [33] je vous remercie aussi de ce que vous m’en promettez. Je baise les mains au P. Bertet, [34] et à M. Boissat [35] et à Madame sa femme ; je voudrais avoir donné quelque chose de bon < et > que tout leur procès fût bien fini. Je trouve M. Anisson [36] un fort bon homme. [10] Pour le Sturmius [37] de Medicis non medicis, il ne l’entend pas dans mon sens : il en veut aux empiriques [38] et aux charlatans, et s’est fort servi du livre de Michel Döringius [39] de Medicina et medicis[11] M. Fouquet [40] a aujourd’hui comparu devant ses juges et a été mis sur la sellette. [12][41] La jeune reine se porte mieux. Je vous envoie notre catalogue [42] nouveau et vous prie d’en donner un exemplaire à M. Spon. Monsieur votre frère [43] m’a aujourd’hui parlé pour faire une consultation pour une femme de Rome, [44] je pense que ce sera demain. Je vous baise les mains et suis de toute mon âme votre, etc.

De Paris, ce 14e de novembre 1664.


a.

Bulderen, no cccxxxiv (tome iii, pages 13‑15) ; Reveillé-Parise, no dcxlvii (tome iii, pages 490‑492).

1.

« pourtant il y a là-dessous quelque cause physique qui se tait et se doit établir ».

Mme de Motteville (Mémoires, pages 542‑543) a relaté les maladies des deux reines en novembre 1664 :

« < Elle > {a} tomba dangereusement malade le 4 de novembre. Son mal commença par une fièvre tierce, qui fut accompagnée de fâcheux accidents. Elle eut de grandes douleurs aux jambes ; et ses douleurs, qui furent violentes, furent suivies de son accouchement, {b} qui fut à huit mois, d’une princesse qui vécut peu de jours.

Le lendemain elle eut des convulsions qui firent craindre qu’elle ne mourût. […]

Mais enfin, Dieu la redonna à la France, au roi et à la reine, sa mère. Elle guérit le 18 de novembre, après avoir pris de l’émétique. {c}

La reine mère, depuis quelque temps, et particulièrement dans cette maladie de la reine, sentit de considérables douleurs à son sein. Comme elle avait trop négligé ce mal, elle fut surprise de voir qu’en peu de temps il empira notablement ; et par la couleur jaune de son visage, on vit que la tristesse qu’elle avait eue du péril où elle avait vu la reine lui avait été nuisible. Elle avait consulté des médecins sur le commencement de cet étrange mal, et ils y mettaient alors de la ciguë, {d} qui ne lui fit point de bien. Elle avait eu le dessein, à ce qu’elle me fit l’honneur de me dire, de se mettre entre les mains de Vallot, premier médecin du roi, qui, pour être versé dans la connaissance des simples et de la chimie, paraissait devoir connaître des remèdes spécifiques pour cette maladie ; mais il montra tant de faiblesse à soutenir ses avis contre ceux qui lui étaient opposés qu’elle en fut dégoûtée. Seguin, qui était son premier médecin, était un homme savant à la mode de la Faculté de Paris, qui est de saigner toujours et de ne se servir point des autres remèdes ; il n’avait guère d’expérience car il était venu jeune au service de la reine. Pour surcroît de malheur, il était passionné et n’estimait le conseil de personne ; et sans connaissance d’aucun remède particulier pour le mal de la reine mère, il s’opposait seulement à tout ce que l’on proposait pour elle ; si bien que dans ces commencements elle demeura indécise et pendant cette suspension, son mal devint si grand qu’il fallut aussitôt y apporter des remèdes extrêmes. Cette princesse ne trouvant du secours en personne, fut contrainte de s’abandonner aux passions des hommes qui la tourmentèrent plus que son propre mal. Ses serviteurs avaient aussi chacun leur opinion particulière sur la conduite qu’elle devait tenir. Les uns étaient pour Vallot, les autres lui étaient contraires ; et pour être trop grande et trop aimée, elle se vit sans pouvoir recevoir de consolation ni de remède d’aucun de ceux qui auraient dû lui en donner. Je la vis souvent dans ces temps-là, aux pieds de Dieu, connaître avec quelque peine tout ce qui lui manquait ; mais ayant toujours eu une grande confiance en sa divine providence, elle disait ce qu’elle avait dit souvent en d’autres occasions : “ Dieu m’assistera ; et s’il permet que je sois affligée de ce terrible mal qui semble me menacer, ce que je souffrirai sera sans doute pour mon salut ; et j’espère, disait-elle, qu’il me donnera les forces dont j’aurai besoin pour l’endurer avec patience. ” Elle ajoutait à ces paroles qu’ayant vu des cancers à des religieuses qui en étaient mortes toutes pourries, elle avait toujours eu de l’horreur pour cette maladie si effroyable à sa seule imagination ; mais que si Dieu permettait qu’elle en fût attaquée, il fallait avoir patience ; qu’il était le maître et qu’il était juste de le bénir en tout temps. Elle continuait de mettre alors sur son sein de cette ciguë, qui paraissait l’empirer beaucoup. Je le dis à Vallot, il me répondit froidement que, s’il avait été seul, voyant combien ce remède lui était contraire, il y aurait plus de quinze jours qu’elle n’en mettrait plus. Je fus surprise de voir que de petits égards empêchaient cet homme de dire la vérité et de la soutenir, en lui faisant hasarder la vie d’une si grande princesse, et si utile au monde. Je courus aussitôt le dire à la reine mère qui, sans murmurer contre cette barbarie, me dit seulement, mais en rougissant, “ il faut avoir patience ”. »


  1. La reine Marie-Thérèse.

  2. Le 16 novembre.

  3. Antimoine.

  4. V. note [12], lettre 803.

2.

Mme de Motteville (Mémoires, page 542) :

« Le roi, suivant la loi de ces contrariétés étonnantes qui se trouvent en lui, comme en plusieurs autres hommes, montra en cette occasion, selon qu’il avait accoutumé de faire, des sentiments fort tendres pour la reine ; il pleura et dans sa douleur, outre les marques qu’il lui donna de son amitié, il en fit voir de sa foi. Il envoya distribuer quantité d’argent aux pauvres et aux prisons, pour délivrer les prisonniers ; il fit des vœux pour la vie de cette princesse, qu’il estimait par sa vertu et qu’il ne pouvait haïr, vu sa beauté et la tendresse craintive, respectueuse et soumise qu’elle avait pour lui. Il dit au maréchal de Villeroy, dans le temps qu’elle fut en travail, qu’encore que ce fût pour lui un grand malheur de perdre un enfant, il s’en consolerait, pourvu que Dieu lui fît la grâce de lui conserver la reine et que son enfant pût être baptisé. »

3.

« et ainsi va-t-on pas à pas vers le repos éternel. »

4.

« au livre 6e de sa Pathologie, chapitre… » (les points de suspension sont dans les précédentes éditions).

Dans le sixième livre de la Pathologie de Jean Fernel (v. note [1], lettre 36), intitulé Des Maladies des parties qui sont sous le diaphragme, le chapitre vii est consacré aux Maladies du mésentère, et de ce qu’on nomme pancréas, leurs causes et leurs signes. Il n’y est pas question de fièvre quarte, mais le début éclaire sur l’idée qu’on se faisait alors de ces parties profondes de l’abdomen (page 423) :

« Il se fait souvent un si grand amas d’humeurs superflues que les parties que la Nature a destinées pour les recevoir ne peuvent tout contenir. Et lors, il en regorge une grande portion sur les parties voisines, particulièrement dans le pancréas et dans le mésentère {a} qui servent comme de sentine {b} à tout le corps. En ceux donc qui, par un excès continuel de manger et de boire, amassent beaucoup de l’une et l’autre bile {c} avec quantité de pituite, dont l’évacuation ne se fait pas quand il est besoin, la Nature forte et vigoureuse s’en décharge le plus souvent sur les parties moins nobles qui sont le pancréas et le mésentère ; et ce d’ordinaire, en dégorgeant le foie et la rate par les rameaux de la veine porte {d} qui aboutissent et se vont perdre non dans les intestins, mais dans le mésentère et dans le pancréas. »


  1. V. note [4], lettre 69, pour le mésentère et sa pathologie, avec un autre extrait de ce chapitre.

  2. Égout.

  3. Les biles jaune et noire (atrabile ou mélancolie).

  4. L’idée d’alors était que, dans la veine porte (v. notule {b}, note [18] de Thomas Diafoirus et sa thèse), le sang allait du foie vers les viscères abdominaux, et non l’inverse (comme on l’a compris plus tard).

Tout a bien sûr beaucoup changé aujourd’hui (et changera encore demain) : en soi, le mésentère n’est plus une préoccupation courante en pathologie (hormis son infarcissement par défaut de vascularisation), tandis que le pancréas y a pris une place éminente, avec le diabète, les tumeurs et les pancréatites.

5.

« parce qu’il n’usait que de peu de médicaments, qui lui étaient familiers et qu’il choisissait avec bonheur. »

6.

« pour faire fortune, honnêtement, ou sinon par quelque moyen que ce soit » (Horace, v. note [20], lettre 181).

7.

Le livre ix de La Pharsale de Lucain, (qui en compte dix) est composé de plus de onze cents vers : il est impossible d’y deviner le passage qu’André Falconet avait cité à Guy Patin.

8.

« Chacun des deux veut régner » (Cicéron, Lettres à Atticus, livre viii, lettre 11). La suite n’est pas de Cicéron : « La Fortune ne change pas la race [dicton latin], mais elle corrompt misérablement les mœurs [source non identifiée]. »

Le parti de Pompée (et de Cicéron) défendait la légitimité du Sénat républicain contre la dictature (au sens de monarchie) voulue par Jules César.

9.

V. note [15], lettre 508, pour les 23 coups de poignard qui tuèrent Jules César.

10.

Guy Patin a plusieurs fois évoqué le procès qui opposait alors les libraires lyonnais Horace Boissat et Laurent Anisson. Avec ses entrées au Parlement, Patin soutenait Anisson en espérant sans doute le voir, en récompense, imprimer enfin ses Chrestomathies de Caspar Hofmann (v. note [7], lettre 801). Il s’agissait apparemment d’un différend sur l’édition des Opera omnia du P. Théophile Raynaud (v. note [6], lettre 736).

11.

De ces deux auteurs qui ont écrit sur le même sujet, qui lui était cher, Guy Patin accusait le premier d’avoir beaucoup emprunté au second :

  1. Discursus Medicus de Medicis Non-Medicis in salutem periclitantis proximi scriptus Samuele Sturmio, Med. Lic. Phyic. Provincial. Marchionat. Infer. Lusat. Accessit D.J.D.M. Epistola ad Autorem ; de Oraculis Medicinæ ergo quæsitis, et Votivis Convalescentium Tabellis,

    [Discours sur les Médecins qui ne sont pas médecins, que Samuel Strumius, licencié en médecine et praticien ordinaire du marquisat de Basse-Luscace, {a} a écrit pour le salut de notre prochain qu’on met en danger. Avec une lettre de D.J.D.M., {b} adressée à l’auteur, sur la Raison pour laquelle on recherche des oracles de la médecine, et sur les Ex-voto des patients guéris] ; {c}

  2. De Medicina et Medicis, adversus Iatromastigas et Pseudiatros Libri ii. In quibus non solum generatim Medicinæ Origo, Progressus, Dignitas, et Medici Officium prolixe asseritur : sed etiam particulatim tam Hippocraticæ et Galenicæ præstantia ; quam Empiricæ, Magicæ, Methodicæ et Paracelsicæ usus atque abusus excutitur : ob rerum, historiarum, et quæstionum varietatem omnium Facultatum studiosis lectu nec ingrati, nec infructuosi : Aucotore Michaele Döringio, Vratislaviensi, Doctore, et Med. in Academia Giessena Professore,

    [Deux livres sur la Médecine et les médecins, contre les médecins qui méritent le fouet et les pseudo-médecins, où : non seulement sont abondamment revendiqués l’origine, les progrès, l’honneur et le devoir de la médecine ; mais aussi particulièrement analysés tant la prééminence de la médecine hippocratique et galénique, que les us et abus de l’empirique, magique, méthodique {d} et paracelsiste. Étant donné la variété des faits, observations et questions qu’il contient, la lecture de cet ouvrage par les étudiants de toutes les facultés ne sera ni ingrate ni infructueuse. Par Michael Döringius {e} natif de Breslau, docteur et professeur de médecine en l’Université de Giessen]. {f}


    1. Samuel Sturm, natif de Luccau en Basse-Lusace, aux confins de l’Allemagne et de la Pologne, fut théologien avant d’être reçu médecin à Iéna en 1654 : ce livre est son principal ouvrage, il mourut en 1688 (Éloy). L’inspiration religieuse de ses 154 aphorismes contre les faux médecins (où Paracelse et Jan Baptist Van Helmont sont sévèrement étrillés) pouvait ne pas aller dans le sens de Patin.

    2. Un médecin ami de Sturm, dénommé Joh. Daniel Major.

    3. Wittemberg, Andreas Hartmannus, 1663, in‑4o de 66 pages.

    4. Curieux intrus, car la médecine méthodique (ou dogmatique) est celle qui suit la doctrine d’Hippocrate et Galien, mais il est vrai qu’elle pouvait aussi s prêter aux excès.

    5. Michael Döring, mort en 1644, a échangé des Epistolæ medicinales [Lettres médicales] (publiées à Lyon en 1676, v. note [6], lettre 827) avec Daniel Sennert, ce qui lui valait toute l’estime de Patin, qui a aussi cité son discours sur l’opium (Iéna, 1620, v. note [15‑1] de la  Leçon au Collège de France sur le sujet).

    6. Giessen, Nicolaus Hampelius, 1611, in‑8o de 456 pages.

12.

Le procès de Nicolas Fouquet débutait ce vendredi 14 novembre au Grand Arsenal. Les deux chefs d’accusation étaient les crimes de péculat et de lèse-majesté, tous deux passibles de la peine de mort. Après leur lecture (Petitfils c, page 421),

« on prie d’Artagnan d’introduire Fouquet. Celui-ci passe derrière les paravents qui protègent l’entrée et pénètre dans la salle. Quelle solennité ! Tous les regards sont tournés vers lui. Il ne laisse paraître ni trouble, ni appréhension. Il s’incline avec déférence devant le chancelier et fait un profond salut à ses juges. Tous l’accueillent avec des visages de pierre. Séguier lui ayant demandé de s’avancer, il va s’asseoir sur une sellette de bois, assez basse, qu’on a disposée devant le bureau des rapporteurs, face à celui du chancelier. Devant lui, au mur, pend un grand crucifix. En raison de sa qualité d’ancien ministre d’État, il a demandé à être dispensé de cette posture humiliante, mais cela lui a été refusé. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 14 novembre 1664

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(Consulté le 25/04/2024)

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