Ce 16e de novembre. La jeune reine [2] est accouchée ce matin d’une fille, [3] laquelle a été tôt après baptisée. [1] On dit ici que le roi [4] est fort triste et que notre armée de Gigeri est embarquée pour revenir de deçà. [2][5] J’ai vu ce matin M. le nonce [6] dans son lit et lui ai mené mon fils Charles [7] qui lui a présenté ses livres, et il nous a fait la grâce de les recevoir agréablement. Nous y avons vu monsieur votre frère [8] qui est en bonne santé. Les conclusions de M. le procureur général [9] de la Chambre de justice [3][10] contre M. Fouquet [11] vont à être pendu. Vous voyez où va cette feinte modération de M. Colbert, [12] elle n’est qu’ambition cachée, qui dégénérerait en tyrannie si elle pouvait.
Tout le monde parle ici du cancer [13] à la mamelle de la reine mère [14] et c’est pour cela qu’on lui a tiré du sang depuis peu. Il est arrivé un grand malheur à M. Piètre : [15] il n’avait qu’un petit garçon de dix ans, [16] qui s’est blessé à la tête contre une porte, dont il est mort 35 jours après ; il n’a plus qu’une petite fille de reste. [17] Ainsi voilà la famille périe, où à peu près. Ce jeune enfant avait eu de fortes convulsions [18] avec une grande fièvre, il y avait de la boue dans sa tête a commotione cerebri, quæ purulentiam invexit, quod quidem symptoma vocatur a Græcis σεισμος, quod quidem est quam concussio, vel agitatio aut quassatio. [4] On appelle cela en français une commotion du cerveau, un ébranlement, laquelle arrive souvent aux petits enfants qui, se laissant choir sur les montées, en meurent ; et arrive souvent sans fracture par la seule commotion de cerveau et quelque ruption de petits vaisseaux, d’où le sang s’écoule, qui font un abcès où il se rencontre [5][19] et attire les convulsions, la fièvre et la mort. Ce mal arrive fort souvent à Paris, où il n’y a point de remède, ξυμφορα, calamitas, a calamis attritis et fractis. [6][20]
Je soupai hier avec M. le premier président, [21] où il parla fort de la déroute de Gigeri et du retour de nos gens. On s’en prend fort à M. Colbert qui en faisait son affaire. Un capitaine, qui était là présent, disait qu’il aurait mieux fait de ne se mêler que des affaires de cabinet. Le vice-bailli de Chartres [22][23] nommé Colin de Maginville, accusé de fausse monnaie et de plusieurs vols, fut averti que son fait était découvert ; il se sauva il y a déjà plusieurs mois, on l’a cherché de tous côtés et il l’a été si bien qu’enfin on l’a découvert dans Valenciennes [24] en Flandre, [25] où il a été arrêté ; on y a envoyé des gens pour l’amener en cette ville où il est attendu. C’est un méchant fripon qui a bien fait du mal et qui mérite une rude punition qu’il ne peut éviter. Fiat ius vel pereat mundus. [7][26] Je vous baise très humblement les mains et suis de toute mon âme votre, etc.
De Paris, ce 18e de novembre 1664.
1. |
Troisième enfant du couple royal, Marie-Anne allait mourir le 26 décembre suivant ; {a} La Grande Mademoiselle a donné une troublante version de cette naissance tourmentée (Mlle de Montpensier, Mémoires, seconde partie, chapitre vii, pages 14‑15) :
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2. |
Gigeri ou Djidjelli, l’actuelle Jijel, est un port d’Algérie dans la province et à 128 kilomètres au nord-ouest de Constantine. Ancienne ville épiscopale de la Mauritanie Sitifense (sous le nom de Gergelum), elle devint au xvie s. le berceau de la puissance de Barberousse (v. notule {c}, note [12] du Naudæana 2), et acquit dès lors une très grande importance stratégique par son trafic et surtout par sa piraterie. Louis xiv, en pleine entente avec Colbert, pour premier grand acte militaire de sa puissance depuis la paix des Pyrénées, avait décidé de fonder un établissement français en Barbarie (Maghreb), pour ouvrir le commerce d’Afrique du Nord, et tenant la Méditerranée, pour réduire la piraterie barbaresque et la domination maritime des Turcs. Une puissante escadre (15 navires et 8 galères), placée sous le haut commandement du duc de Beaufort, avait appareillé de Toulon le 2 juillet 1664 pour rejoindre les 7 galères de Malte à Minorque, puis débarquer sur le sol africain le 22 juillet. L’occupation de Gigeri dura trois mois, mais l’expédition mal préparée et mal exécutée (dissensions dans le commandement, incompétence du duc de Beaufort et des diplomates chargés des pourparlers avec l’ennemi, mauvaise organisation des fortifications et du ravitaillement) ne résista pas au renfort que les Turcs fournirent aux Maures : l’ordre d’évacuer la position fut donné, et la retraite avait eu lieu le 31 octobre. Le fiasco se solda par la perte d’un millier et demi d’hommes et d’une centaine de canons. On fit tout en France pour taire et oublier l’humiliation infligée aux troupes du roi. En plein procès de Nicolas Fouquet, Gigeri éclaboussait Louis xiv et Colbert ; mieux valait en parler le moins possible. Bernard Bachelot a fourni une étude très complète de cette catastrophe militaire : Louis xiv en Algérie, Gigeri, 1664 (Monaco, Éditions du Rocher, 2003). Cette malheureuse campagne fut la principale participation française à la guerre austro-turque de 1663-1664 (v. note [8], lettre latine 242). |
3. |
4. |
« par une commotion du cerveau, qui a amené du pus, qui est aussi ce que les Grecs nomment seismos, qui est la même chose que la secousse, soit l’agitation ou l’ébranlement. » |
5. |
Où le sang se collecte. |
6. |
« zymphora, {a} calamitas, {b} mot qui vient des blés couchés et hachés. » {c}
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7. |
« Que justice se fasse, ou que le monde périsse. » Avec un sens un peu différent, Fiat iusticia et pereat mundus [Que justice se fasse même si le monde doit périr] est une maxime du droit romain. V. note [2], lettre 777, pour les crimes de Julien Colin de Maginvile vice-bailli de Chartres. |
a. |
Bulderen, no cccxxxv (tome iii, pages 15‑17) ; Reveillé-Parise, no dcxlviii (tome iii, pages 492‑493). |