L. 800.  >
À André Falconet,
le 21 novembre 1664

Monsieur, [a][1]

La jeune reine [2] est mieux, Dieu merci, son dernier accès n’a été que de cinq heures, elle a les nuits bonnes. On ne parle de la reine mère [3] qu’en cachette, les courtisans n’osent dire ce qu’ils voient. Cependant, il est certain qu’elle a un cancer [4] à la mamelle gauche, maladie, comme vous savez, qu’on ne peut guérir ; mais ne doutez pas qu’on n’y écoute les charlatans [5] qui promettront toujours de la guérir. Enfin, c’est un mauvais refrain de la ballade et de la comédie de la vie, [1] principalement pour une femme qui a toujours bien mangé et qui n’a presque point été malade ; et ainsi, qui n’a point fait de remèdes par précaution, dont elle se trouverait aujourd’hui fort bien si elle s’en était servie. On a fait ici force processions [6] et prières publiques, ce qui, comme je crois, ne lui a point nui ; mais je voudrais être assuré qu’elles lui eussent servi et qu’elle en guérira. Les prières des gens de bien servent merveilleusement et je ne suis point de l’avis de ce poète qui a dit trop hardiment Desine fata Deum flecti sperare precando[2][7]

On ne sait ici que trop de la déroute de notre armée de Gigeri [8] et la perte de dix compagnies du régiment de Picardie par la fente du vaisseau qui les rapportait, près de Toulon ; [3][9] on s’en prend au trop d’économie de M. Colbert. [10] On imprime ici une belle histoire latine de l’Université de Paris faite par M. Du Boulay, [11] ancien recteur de l’Université de Paris ; [12] il y aura six tomes in‑fo[4] On dit que Mme Fouquet, [13][14] la mère, a donné un emplâtre qui a été mis sur le ventre de la reine et qui a heureusement apaisé ses douleurs. [5][15] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 21e de novembre 1664.


a.

Bulderen, no cccxxxvi (tome iii, pages 17‑18) ; Reveillé-Parise, no dcxlix (tome iii, pages 493‑494).

1.

« On appelle figurément le refrain de la ballade, un discours qu’on répète souvent » (Furetière).

2.

« Cesse d’espérer infléchir les oracles des dieux par tes prières » (Virgile v. note [13], lettre 530).

3.

En raison de quelques cas de peste signalés en Provence, le parlement d’Aix avait ordonné, de manière absurde, une quarantaine (v. note [1], lettre latine 290) aux îles d’Hyères pour tous les navires assurant la retraite de Gigeri (v. note [2], lettre 799).

La Lune, vaisseau de 48 canons, était en un tel état de délabrement qu’elle faisait eau de toutes parts. Son commandant M. de Verdille (âgé de 80 ans) était tout de même parvenu à lui faire gagner directement le port de Toulon. Malgré ses mises en garde, on lui donna l’ordre de mener son navire à Porquerolles. Durant cette brève traversée, la Lune s’ouvrit en deux et sombra en un instant, « comme du marbre » (selon les propres mots du duc de Beaufort) :

« Une partie des officiers, qui avaient veillé extraordinairement la nuit précédente au jeu ou à la débauche, eurent à peine le temps de s’éveiller pour mourir. Un petit nombre de gens, et les moins choisis, se sauvèrent dans la chaloupe, d’où ils ne repoussaient pas seulement, mais tuèrent à coups de pique et de rame, par la crainte d’y périr eux-mêmes, la multitude qui s’y voulait jeter. Quelques autres échappèrent à la nage et entre ceux-là, le commandant lui-même et La Villedieu, aide de camp. On y perdit, outre le corps du vaisseau et l’équipage, 48 pièces de canon, 1 200 hommes, {a} la plupart du régiment de Picardie, dont ce vaisseau portait dix compagnies, quantité de volontaires, plusieurs des meilleurs officiers de l’armée et La Guillotière lui-même, qui sembla expier par sa mort tout ce que sa jalousie et son chagrin avaient eu de part à toutes nos aventures tragiques. » {b}


  1. Selon Pellisson, mais seulement la moitié selon d’autres sources.

  2. Relation tirée de Bernard Bachelot (op. cit. in note [2], lettre 799, pages 378‑379).

Olivier Le Fèvre d’Ormesson (Journal, tome ii, page 250) a relaté l’événement, en date du 19 novembre :

« J’appris qu’un vaisseau, la Lune, chargé de sept cents hommes, dont dix compagnies de Picardie avec La Guillotière, avait péri à la vue de Marseille, où il était demeuré pour faire la quarantaine à cause de la peste, le vaisseau étant vieux et s’étant ouvert. C’est une perte grande, et {a} après celle de Gigeri, où il a péri quatre cents hommes qu’on laissa pour garder le camp tandis que les troupes s’embarquèrent, lesquelles virent ces pauvres malheureux se jeter à la mer plutôt que de tomber vivants aux mains des Maures. »


  1. Surtout.

La Gazette (ordinaire no 141 du 22 novembre 1664, pages 1153‑1154), en rendant compte de ces événements, déguisait la triste vérité, finissant par dire :

« De Marseille, le 12 novembre 1664. […] De sorte que cette retraite aurait été également honorable et heureuse si l’un de nos vaisseaux, appelé la Lune, sur lequel était une partie du régiment de Picardie, ne se fût perdu par la rencontre des bancs de sable entre Toulon et Hyères. »

4.

V. note [30], lettre 642, pour l’Historia Universitatis de César Égasse Du Boulay (Paris, 1665-1673).

5.

Marie de Maupeou (1590-1681), fille de Gilles de Maupeou d’Ableiges, contrôleur général de finances et intime collaborateur de Sully, avait épousé en 1610 François i Fouquet (mort en 1640). Douze des 15 enfants du couple atteignirent l’âge adulte : six fils, dont Nicolas, le surintendant des finances, était le deuxième ; et six filles, qui devinrent toutes religieuses. Femme d’une grande piété, particulièrement liée à la Visitation Sainte-Marie (dont le supérieur était Vincent de Paul) et aux dames de la Charité, Marie de Maupeou avait pour marotte la préparation de remèdes médicinaux. Elle en a même composé un ouvrage (que Guy Patin n’eut pas le bonheur de lire) :

Recueil de Recettes où est expliquée la manière de guérir à peu de frais toute sorte de maux, tant internes qu’externes, invétérés, et qui ont passé jusques à présent pour incurables. {a} Divisé en deux parties. Le tout a été expérimenté par les charitables soins de Madame Fouquet. {b}


  1. La Préface signée par « Delescure, docteur en médecine de l’Université de Montpellier », {i} cautionne le recueil, tout imprégné de piété catholique, et en présente les auteurs :

    « Voici un petit, à la vérité, mais un rare et riche présent livre, qu’une de splus illustres, des plus saintes et des plus charitables dames du royaume vous fait pour vaincre tous ces obstacles, d’un Recueil de Recettes choisises : de peu de coût, faciles à préparer, aisées dans leur application, et dont l’opération est très assurée. Par leur moyen et par le prudent usage qu’on en pourra faire, on se soulagera, et on se retirera des maux, surtout externes, qui font souvent croupir dans le lit les pauvres malades les < sic pour “ des ” > années entières, et quelquefois jusqu’à l’extrémité de la vie. Un présent, dis-je, qu’une sainte dame vous fait car, bien que parmi ces Recettes il y en ait quelques-unes ou des miennes, ou de celles qui m’ont été fidèlement données par des personnes intelligentes et dignes de foi, néanmoins, parce que le plus grand nombre, les meilleures et les plus considérables lui appartiennent, et que toutes viennent au jour et vous sont données par le zèle et la charité de N., très illustre prélat, parfait héritier des vertus d’une si digne mère, {ii} je dois dire que c’est elle qui vous donne entièrement ce rare présent.

    Pour moi, qui suis ennemi juré de tous ceux qui font profession de débiter des secrets et qui en cachent l’intelligence, après avoir judicieusement examiné ces Recettes, la vertu des ingrédients qui entrent en leur composition et la nature des maux qui les exigent, je me sens fortement obligé non seulement de leur donner mon approbation, mais encore d’exhorter ceux qui seront atteints de pareils maux, de s’en servir avec hardiesse et confiance. […]

    Enfin, mes chers lecteurs, je crois qu’il ne faut point d’autres motifs pour vous persuader de l’usage de ces souveraines Recettes, que ceux que je viens de vous dire, fondés sur votre propre intérêt, et qui sont les mêmes qui ont obligé un des grands prélats de l’Église {ii} de me les conisgner pour en dresser le présent recueil, et de leur donner, dans le peu de temps que j’ai eu, l’ordre que vous y verrez pour les mettre au jour. » {iii}

    1. Aucun médecin de ce nom ne figure dans la liste des docteurs de Montpellier établie par Dulieu.

    2. Louis Fouquet, évêque d’Agde de 1657 à 1702 (v. note [9], lettre 536).

    3. Quant au véritable compilateur médical du recueil, il me semble que Jean-Christian Petitfils a flairé la bonne piste (Petitfils c, page 171) :

      « Saint-Mandé possédait aussi son “ apothicairerie ”, où le médecin personnel du maître de maison, le savant Pecquet, travaillait à la confection de remèdes tirés des recettes de Mme Fouquet, à l’analyse des vertus des différentes eaux minérales et à l’étude de la circulation de la lympe qu’il avait découverte. »

      Très fidèle intime des Fouquet, Pecquet (mort en 1674) était docteur de Montpellier et aurait fort bien pu semer dans cette préface quelques indices aidant à le deviner. Rien du moins, à mes yeux, n’écarte formellement cette hypothèse.
  2. Lyon, Jean Certe, 1676, in‑12 de 342 pages, pour la première de nombreuses rééditions.

    La recette et les vertus de l’Emplâtre souverain pour les maux de Matrice et plusieurs autres figure dans la première partie (pages 28‑31).


La marquise de Sévigné (lettre à Pomponne, 20 novembre 1664, tome i, page 59) a aussi relaté la cure de la reine Marie-Thérèse :

« Mme Fouquet la mère a donné un emplâtre à la reine, qui l’a guérie de ses convulsions, qui étaient à proprement parler des vapeurs. La plupart, suivant leur désir, se vont imaginant que la reine prendra cette occasion pour demander au roi la grâce de ce pauvre prisonnier ; mais pour moi, qui entends un peu parler des tendresses de ce pays-là, je n’en crois rien du tout. Ce qui est admirable, c’est le bruit que tout le monde fait de cet emplâtre, disant que c’est une sainte que Mme Fouquet et qu’elle peut faire des miracles. »

Olivier Le Fèvre d’Ormesson (Journal, tome ii, pages 251‑252, jeudi 20 novembre 1664) :

« J’ai su que Mmes Fouquet et Charost {a} se sont jetées au pied du roi demandant miséricorde, et que le roi a passé avec une grande fierté ; que Mme Charost fut hier porter à la reine mère un emplâtre admirable pour les femmes après leurs couches ; que la reine {b} le reçut avec joie et le porta à la reine, {c} qui dit : “ Je le veux mettre ; Mme Fouquet est une sainte ”, et qu’en effet cet emplâtre lui a fait vider deux caillots de sang, gros comme la main, et que, dans le Louvre, on dit tout haut que c’est Mme Fouquet qui a guéri la reine ; il est vrai qu’elle a eu une bonne nuit et se porte bien mieux. »


  1. Fille du premier lit de Nicolas Fouquet.

  2. Anne d’Autriche.

  3. Marie-Thérèse d’Autriche.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 21 novembre 1664

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(Consulté le 19/04/2024)

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