L. 802.  >
À André Falconet,
le 8 décembre 1664

Monsieur, [a][1]

M. Le Conte, [2] notre collègue, est au lit malade d’une blessure qu’il a à la jambe, d’un coup de pied de cheval. L’événement de ces accidents est toujours douteux. Deux hommes sont ici morts depuis peu, qui ont eu de la réputation par leurs livres, savoir Marcassus, [3] qui a fait l’histoire grecque et plusieurs romans, et M. d’Ablancourt, [4] qui a traduit le Corneille Tacite, [5] le Lucien, [6] et autres. On dit que M. l’abbé de Bourzeis [7] s’en va faire imprimer la vie du cardinal Mazarin. [1] Ô que cela serait beau s’il disait tout ! mais il n’a garde, il n’en serait pas bien payé. J’apprends que M. Chapelain, [8] poète français très savant et très honnête homme qui a donné au public La Pucelle d’Orléans[2] a une pierre dans la vessie ; il s’apprête à se faire tailler [9] le printemps prochain. M. le président de Thou, [10] ad annum 1601, remarque, en parlant de Jo. Heurnius de Leyde, [11][12] très habile homme, que c’est une maladie des hommes d’études, misera ad libros assidue sedentium stipendia[3]

La reine [13] est toujours malade, ses accès de tierce [14] ne manquent pas de revenir statis horis et stata periodo ; [4] elle a de plus ses médecins de différents avis, comme il se lit dans les Épîtres de Sidonius Apollinaris. [5][15] Vous savez que la cour est pleine de brigues, d’ambition et d’avarice, que c’est un pays où le plus souvent on débusque son compagnon. [6] Aula hodierna eadem est quam in pestilentiæ campi, ibi sunt vultures qui lacerant, et cadavera quæ lacerantur[7][16][17] La reine devait être guérie, elle n’a point accouché avant terme et n’a jamais eu qu’une fièvre tierce fort simple.

On a fait au roi [18] des remontrances sur le rachat des rentes de l’Hôtel de Ville, [19] il a promis de rendre sa réponse dans peu de jours. Ce fut M. le prévôt des marchands [20] qui parla fort bien pour les rentiers. [8] Les Hollandais et les Anglais ne peuvent s’accorder ensemble, on croit qu’il faudra qu’ils en viennent aux mains. Les Anglais veulent emplir la Manche de leurs vaisseaux afin que rien ne passe pour les Hollandais, qui ont été maltraités par les Anglais dans l’Amérique. [9][21] On parle ici de quelque plainte ou disgrâce de M. Berryer, [22] premier commis de M. Colbert ; [10] il n’y a rien au monde qui ne soit sujet à changement en ce monde, et principalement à la cour. La petite Madame [23] a eu des convulsions [24] et est morte ce matin, elle était fluette et délicate, sans avoir jamais eu de santé. [11] Je vous baise très humblement les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 8e de décembre 1664.


a.

Bulderen, no cccxxxviii (tome iii, pages 20‑22) ; Reveillé-Parise, no dcli (tome iii, pages 496‑497).

1.

V. notes [43], lettre 519, pour Pierre de Marcassus et [3], lettre 203, pour Nicolas Perrot d’Ablancourt.

Amable de Bourzeis (Volvic 1606-1672) était parti jeune à Rome étudier la théologie et les langues orientales ; il y traduisit en vers grecs le poème d’Urbain viii De Partu Virginis [De l’Accouchement de la Vierge], qui lui avait donné en récompense un prieuré en Bretagne. De retour en France, il fut présenté à Louis xiii qui l’avait nommé abbé commendataire de Saint-Martin-de-Cores près d’Autun. Peu de temps après, Richelieu l’avait pris pour secrétaire et lui avait fait inaugurer le 35e fauteuil de la naissante Académie française (1635).

Ordonné prêtre en 1640, Bourzeis avait opéré quelques conversions éclatantes, comme celle du prince palatin Édouard de Bavière. Bien qu’il se fût mis dans le giron de Port-Royal, il s’était séparé des jansénistes en 1661, en signant le Formulaire (v. note [9], lettre 733). Colbert employa aussi la plume de Bourzeis dans les affaires touchant aux droits de la reine sur l’Espagne et l’envoya en 1666 au Portugal pour travailler (en vain) à la conversion de Armand-Frédéric de Schomberg (v. note [15], lettre 660), mais aussi pour accomplir quelque secrète mission d’État. Bourzeis a souvent présidé la petite Académie qui s’assemblait chez Colbert. Il a travaillé au Journal des Sçavans et publié beaucoup d’ouvrages de controverse et de théologie, ainsi que deux volumes de Sermons (1672). Je n’ai pas trouvé pas de vie de Mazarin qu’il aurait écrite, mais il avait beaucoup travaillé au service du cardinal ; Voltaire lui a attribué, mais par erreur, le fameux Testament de Richelieu (G.D.U. xixe s. et J.L., Dictionnaire de Port-Royal pages 205‑208).

2.

V. notes [37], lettre 402, et [40], lettre 426, pour l’épopée latine de Jean Chapelain sur Jeanne d’Arc (Paris, 1656).

3.

« misérable salaire de ceux qui passent leur temps assis devant des livres. »

Jacques-Auguste i de Thou, Histoire universelle, livre cxxvi, Henri iv, 1601 (Thou b, tome xiii, page 648) :

« Jean Heurnius ou Heurne, {a} originaire de Flandre et natif d’Utrecht, mérite d’être joint à tous ces grands hommes. Il étudia d’abord la médecine, et jeta dans sa patrie les premiers fondements d’une École de cette Faculté. Il vint ensuite à Paris, où il prit les leçons de Louis Duret dont, en disciple reconnaissant, il a souvent vanté la doctrine. Il alla à Padoue et à Pavie, y fit de grands progrès dans la même science, sous les docteurs Capivacca et Mercurial. En 1581, étant de retour dans sa patrie, les directeurs de l’Université de Leyde lui donnèrent une chaire de docteur régent et il eut pour adjoint Rembert Rodonée de Malines. Il passa le reste de sa vie dans une étude continuelle et fit imprimer plusieurs traités de médecine ; mais quoiqu’il fût d’un tempérament robuste et qu’il eût toujours joui d’une heureuse santé, il fut attaqué de la pierre ; et après en avoir souffert pendant trois ans les plus vives douleurs, il mourut le 11e d’août, jour de sa naissance. On l’ouvrit après sa mort, et l’on trouva dans sa vessie sept pierres plus grosses qu’une noix et qui pesaient chacune deux drachmes ; {b} tristes effets d’un trop grand acharnement à l’étude. » {c}


  1. V. note [3], lettre 139.

  2. 6,5 grammes.

  3. Traduction plus libre de la sentence latine que citait Patin.

4.

« à heures et intervalles fixes ».

5.

Sidonius Apollinaris (v. note [28], lettre 282), Épîtres, livre ii, lettre xii, Agricolæ suo [à son cher Agricola], son beau-frère :

Igitur ardori civitatis atque torpori, tam nos quam domum totam prævio Christo pariter eximimus, simulque medicorum consolia vitamus assidentum, dissidentumque, qui parum docti et satis seduli languidos multos officiosissime occidunt.

[C’est pourquoi dans la chaleur et la torpeur de la cité, nous, comme toute notre maison, nous en irons sous la conduite du Christ, tout en évitant les conseils des médecins, de même avis et d’avis contraire, qui, peu savants bien qu’assez zélés, tuent avec extrême complaisance bien des malades].

6.

« Débusquer, sortir du bois […] signifie figurément chasser un homme d’un lieu qu’il a occupé » (Furetière).

7.

« La cour d’aujourd’hui est comme champs de peste, où sont les vautours qui déchirent, et les cadavres à déchirer » (variante de Pétrone, v. note [3], lettre 823).

L’acharnement de Guy Patin à sous-estimer la gravité de la maladie de la reine Marie-Thérèse venait probablement du vin émétique que les « vautours » de la cour lui avaient fait boire et qui l’avait heureusement guérie (au dire de Mme de Motteville, v. note [1], lettre 798), le 18 novembre. Tout Paris devait en parler.

8.

Daniel ii Voisin (v. note [3], lettre 326) était alors le prévôt des marchands de Paris. V. note [6], lettre 784, pour le rachat des rentes par le roi.

9.

V. note [4], lettre 791, pour la prise de la Nouvelle-Néerlande par les Anglais durant l’été 1664, en prélude à la seconde guerre anglo-hollandaise.

10.

Olivier Le Fèvre d’Ormesson (Journal, tome ii, page 273, lundi 15 décembre 1664) :

« Après le dîner, l’on m’a dit sur la folie de Berryer {a} que, le samedi devant la fête de Notre-Dame, {b} ayant été maltraité par M. Colbert, il était revenu chez lui persuadé qu’il voulait le faire arrêter et le faire pendre ; et l’esprit agité de cette frayeur, il mit tous ses papiers à part et partit de chez lui dès cinq heures, le dimanche matin, sans qu’on pût savoir où il était allé ; qu’après 24 heures, ayant été ramené chez lui, on l’avait obligé de retourner le mardi et le mercredi chez M. le Chancelier travailler à l’ordinaire ; mais que, le jeudi, étant allé aux Petits-Pères {c} faire ses dévotions, où son beau-frère l’avait engagé d’aller, des archers des pauvres ayant fait du bruit en prenant quelques pauvres, il avait cru que c’était lui qu’on venait prendre et la fureur l’avait pris, en sorte qu’il avait fallu le remmener ; que depuis sa folie était augmentée et qu’il avait été saigné déjà deux fois du pied pour cela. Voilà l’histoire de Berryer, que tout le monde dit être en punition de Dieu visible, pour les faussetés faites dans le procès de M. Fouquet. »


  1. Louis Berryer, v. note [1], lettre 761.

  2. Fête de l’Immaculée Conception, le 8 décembre.

  3. Augustins déchaussés, dont l’église est aujourd’hui Notre-Dame-des-Victoires.

La répétition maladroite du mot « monde » dans la phrase qui suit est probablement une étourderie de Guy Patin que les précédents éditeurs ont respectée.

11.

Marie-Anne de France, troisième enfant du couple royal, était née le 16 novembre précédent (v. note [1], lettre 799), mais les historiens datent sa mort du 26 décembre 1664 : ou Guy Patin était mal informé, ou les chroniqueurs se sont mépris, ou la lettre a été antidatée par les transcripteurs (ce que le reste du contenu ne permet pas d’admettre).

Les amateurs de mystères historiques ont mis en doute la mort même de Marie-Anne et supposé qu’elle ait pu survivre pour devenir la « Moresse religieuse à Moret fort énigmatique », dont a parlé Saint-Simon (Mémoires, tome i, pages 446‑447). Placée toute jeune dans ce « couvent borgne » et très richement dotée, elle y aurait reçu de fréquentes visites de la reine Marie-Thérèse, sa prétendue mère, puis de Mme de Maintenon :

« Ni l’une ni l’autre ne prenaient pas un soin direct de cette Moresse qui pût se remarquer ; mais elles n’y étaient pas moins attentives. Elles ne la voyaient pas toutes les fois qu’elles y allaient, mais souvent pourtant, et avec une grande attention à sa santé, à sa conduite et à celle de la supérieure à son égard. Monseigneur {a} y a été quelquefois, et les princes ses enfants une ou deux fois, et tous ont demandé et vu la Moresse avec bonté. Elle était là avec plus de considération que la personne la plus connue et la plus distinguée, et se prévalait fort des soins qu’on prenait d’elle et du mystère qu’on en faisait ; et quoiqu’elle vécût régulièrement, on s’apercevait bien que sa vocation avait été aidée. Il lui échappa une fois, entendant Monseigneur chasser dans la forêt, de dire négligemment : “ C’est mon frère qui chasse. ” On prétendait qu’elle était fille du roi et de la reine, que sa couleur l’avait fait cacher et disparaître, et publier que la reine avait fait une fausse couche, et beaucoup de gens de la cour en étaient persuadés. Quoi qu’il en soit, la chose est demeurée une énigme. »


  1. Le Grand Dauphin.

Certains sont allés jusqu’à prétendre que le page noir de la reine, nommé Nabo, aurait été le père adultère de l’enfant royal et qu’on l’en aurait puni en l’emprisonnant à vie avec un masque pour cacher son visage ; mais cette hypothèse, comme tant d’autres, est chargée d’invraisemblances (Petitfils b, pages 145-151).

La version officielle donnée par l’extraordinaire de la Gazette intitulé La Pompe funèbre de Madame Marie-Anne de France (no 4 du 9 janvier 1665, pages 25‑32) n’a pas alimenté ces rumeurs :

« À prendre la chose dans le bon sens, ne voyons-nous pas qu’il {a} ne nous a enlevé cette jeune princesse que par un effet de l’amour qu’il a pour nos Lis, {b} et qu’il s’était réservé ce précieux rejeton de leur grande et pompeuse tige : n’ayant pu souffrir que la Nature l’ait fait naître dans le terme de sa maturité, d’autant qu’il voulait la lui donner parmi ses anges ? On dirait même qu’il ne nous ait voulu accorder la guérison de notre souveraine qu’à condition que nous lui en rendions ce tribut, et que c’est pour cette raison qu’en même temps qu’il nous a eu assurés de la santé de la mère, il nous a privés de l’enfant ; nous ayant, durant 39 jours qui ont fait tout son âge, préparés à cette perte par sa langueur continuelle, qui faisait bien juger que la terre n’était pas destinée pour son séjour. […]

Ce jour-là 27, on en sépara le cœur pour être porté dans un cœur d’argent au Val-de-Grâce, la reine mère l’ayant demandé pour les religieuses de ce monastère, et le corps fut enfermé dans un cercueil de plomb, {c} sur lequel on attacha une lame de cuivre où étaient les armes de l’illustre défunte, et ces mots :

C’est le corps de très haute et très puissante princesse Madame Marie-Anne de France, seconde fille du roi Louis, xive de ce nom, et de Marie-Thérèse d’Autriche, décédée au château du Louvre le 26 décembre 1664, âgée de 39 jours.


  1. Le Ciel.

  2. « Fleurs dont l’écu de France est chargé » (Furetière).

  3. Qui fut déposé en la basilique de Saint-Denis.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 8 décembre 1664

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(Consulté le 25/04/2024)

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