Ce 7e de février. Je vous envoyai hier de nos nouvelles par M. Julien, [2] qui est un bon enfant, Parisien demeurant à Lyon, homme tout plein d’affection et de bonne volonté.
Ce 8e de février. On ne parle ici que du nouveau commerce des Indes Orientales, [3] que le roi [4] veut établir, mais il y a bien des gens qui s’excusent d’y mettre leur argent. [1] Je soupai hier chez M. le premier président [5] où il en fut parlé amplement. M. le président de Blancmesnil, [6] son beau-frère (c’est pour lui qu’on fit les barricades [7] avec M. de Broussel, [8] l’an 1648), y survint. Il me fit promettre que j’irais aujourd’hui dîner chez lui, ce que j’ai fait avec mon fils Charles [9] qui est fort en ses bonnes grâces. J’ai été longtemps avec lui, mais il ne goûte point ce nouveau commerce des Indes Orientales et dit qu’il n’y mettra jamais d’argent. La reine mère [10] maigrit, qui est un signe comminatoire et de fâcheux pronostic. [2] Je serais bien fâché qu’elle mourût car elle est bien intentionnée. Elle a bien permis du mal en sa vie, mais elle ne le laissait pas faire, Mazarin abusait rudement de sa facilité. Je prie Dieu qu’elle vive encore longtemps.
Ce 12e de février. M. de Roquesante, [11] conseiller d’Aix [12] à la Chambre de justice, [13] qui parla fort hardiment pour M. Fouquet, [14] reçut hier commandement du roi, par une lettre de cachet, [15] de sortir de Paris et se retirer à Quimper-Corentin, [16] qui est en Basse-Bretagne. [3] Voilà qui ne s’est jamais vu, un commissaire exilé ! Il est pourtant parti, quelque temps qu’il fasse. M. Berryer [17] travaille à terminer les taxes des partisans et de leurs héritiers, qui sont aussi étonnés que des fondeurs de cloches. [4] Le roi veut supprimer la charge d’amiral [18] et donner en récompense le duché de Ponthieu [19] avec le gouvernement de Guyenne. [5][20]
Le bonhomme M. d’Ormesson, [6][21][22] âgé de 89 ans, fut hier taillé [23] pour la pierre. [7] Il a dormi toute la nuit et on espère qu’il en guérira encore. Il le mérite par son extrême probité et sainteté de vie, qui vaut mieux que celle de nos moines. [24] Je vous baise les mains, sans oublier le R.P. Bertet, M. Spon, notre bon ami, et M. Boissat, et suis de tout mon cœur votre, etc.
De Paris, ce 13e de février 1665.
On dit que la reine mère a de cuisantes douleurs, que le cancer [25] est fort ouvert et qu’il en coule du pus abondamment. On a fait venir un médecin de Bar-le-Duc [26] nommé Alliot, [27] qui est un grand charlatan [28] et disciple de Van Helmont ; [29] qualis pater, talis filius, [8] mais il n’y a point de Saint-Esprit.
1. |
V. note [10], lettre 768, pour les deux Compagnies françaises des Indes, Orientales et Occidentales. « S’excuser » a ici le sens de « refuser honnêtement » (Furetière). |
2. |
Comminatoire est un terme de Palais que Guy Patin appliquait ici au pronostic médical : « clause ou peine apposée dans une loi, dans un arrêt, dans une lettre de chancellerie, qui porte une peine dont on menace les contrevenants, qu’on n’exécute pourtant pas à la rigueur [rigoureusement] » (Furetière). |
3. |
Olivier Le Fèvre d’Ormesson (Journal, tome ii, pages 304 et 316‑317) :
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4. |
« On dit proverbialement, il est penaud ou il est étonné comme un fondeur de cloches parce qu’en effet il est fort mécontent quand son ouvrage a manqué » (Furetière). |
5. |
La grande maîtrise de l’Amirauté de France était alors détenue par César de Vendôme ; elle ne fut pas supprimée puisqu’à sa mort, le 22 octobre 1665, la charge fut attribuée à son fils, le duc de Beaufort. |
6. |
André Le Fèvre d’Ormesson (1576-1665), conseiller au Grand Conseil, puis maître des requêtes en 1605 et enfin conseiller d’État, avait eu deux fils : Nicolas, père minime (v. note [10], lettre 573), et Olivier, magistrat et mémorialiste (v. note [18], lettre 735). André mourut le 2 mars 1665, doyen et conseiller d’honneur du Parlement de Paris (Popoff, no 1183). |
7. |
Olivier Le Fèvre d’Ormesson (Journal, tome ii, pages 300‑303, année 1665) nous a laissé le précieux témoignage de cette maladie de son père. Laissons donc, pour une fois, parler sans contrainte un usager de la médecine :
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8. |
« tel père, tel fils ». Dans un article intitulé Un bénédictin lorrain auteur d’un « Traité du cancer » en 1698 (Mémoires de l’Académie nationale de Metz, 1996, pages 9‑24, avec mes remerciements à Jean-Marie Gilgenkrantz qui m’a indiqué cette référence, v. note [3], lettre 806), Gérard Michaux, président de cette Académie, a célébré la gloire fannée des Alliot. Pierre Alliot, natif de Bar-le-Duc entre 1610 et 1612, et mort à une date inconnue, descendait d’une famille distinguée de Florence qui, ayant été déchue de sa noblesse, vint s’établir en France où elle s’adonna au commerce. Docteur de l’Université de Pont-à-Mousson, Alliot s’était installé à Bar en 1638, où il pratiqua la médecine avec tant d’éclat que le duc de Lorraine, Nicolas-François (v. note [32], lettre 1023), le fit venir à Paris pour soigner son fils Ferdinand qui était tombé malade. La guérison du prince avait encore accru la célébrité d’Alliot, de sorte que le duc Charles iv (v. note [37], lettre 6) lui accorda en 1661 des lettres patentes de médecin ordinaire. Sa réputation était principalement établie sur un spécifique qu’il prétendait posséder contre le cancer, et en particulier contre le cancer du sein. Cet arcane avait fait grand bruit et valait alors à Alliot d’être appelé à la cour de France auprès d’Anne d’Autriche. Le médecin lorrain ne fut pourtant pas plus heureux que ses prédécesseurs : son prétendu spécifique accrut même les douleurs de la reine qui, dégoûtée de cet essai infructueux, renonça bientôt à Alliot. Celui-ci n’en obtint pas moins une pension de 2 000 livres et le titre de médecin extraordinaire du roi. Son remède, qu’il faisait payer fort cher, et qu’il donnait pour un alcali fixe et insoluble, n’était véritablement qu’une préparation arsenicale sous forme pulvérulente (v. note [4], lettre latine 371), et comme telle, ne pouvait être efficace, à la manière de tous les caustiques, que dans le cas où le peu d’étendue et l’isolement complet de la tumeur cancéreuse permettaient de la détruire tout entière en une seule ou tout au plus, en deux applications. Le charlatanisme fut bientôt reconnu et dès que le voile du mystère n’enveloppa plus la prétendue découverte d’Alliot, lui et son arcane tombèrent dans l’oubli (J. in Panckoucke).Jean-Baptiste Alliot, fils de Pierre, suivit les traces de son père et chercha à accroître le renom de son remède dans un livre (écrit, semble-t-il, avec l’aide de son propre fils, le moine bénédictin dom Hyacinthe Alliot) intitulé Traité du cancer où l’on explique sa nature, et où l’on propose les moyens les plus sûrs pour le guérir méthodiquement avec un examen du système et de la pratique de M. Helvétius [v. note [10] de Noël Falconet, 60 ans après]. Par M. J. B. Alliot, conseiller du roi, médecin ordinaire de Sa Majesté et de la Bastille (Paris, François Muguet, 1698, in‑4o de 168 pages). Pierre Alliot a publié :
Il me semble tout de même que M. Michaux se soit laissé un peu abuser par cette charlatanerie familiale en tenant les Alliot pour des pionniers lorrains injustement oubliés de la cancérologie moderne. Le Pr Gilgenkrantz m’a aussi indiqué la thèse qu’Audrey Pauchet a soutenue le 8 juin 2016 à la Faculté de médecine de Nancy : Pierre et Jean-Baptiste Alliot, médecins des cours de Lorraine et de France au xviie siècle. Traitement du cancer du sein d’Anne d’Autriche. Elle regorge de connaissances érudites sur ces deux médecins et sur leur malade, avec cette candide conclusion (pages 93‑94) :
Mais, chère consœur, leur ressemblons-nous encore dans l’exploitation éhontée de la crédulité publique à des fins aussi lucratives qu’honorifiques, sous ombre de belle et noble science ? J.-M. Gilgenkrantz a depuis publié son travail sur les Alliot dans le journal Histoire des sciences médicale, tome lii, no 2, 2018, pages 209‑215. |
a. |
Bulderen, no cccxlix (tome iii, pages 41‑42) ; Reveillé-Parise, no dclxi (tome iii, pages 511‑513). |