L. 817.  >
À André Falconet,
le 31 mars 1665

Monsieur, [a][1]

Ce 24e de mars. Le roi [2] est allé pour son vœu et par dévotion à Chartres. [3] Il sera ici de retour en quatre jours, où il passera les fêtes et après, s’en ira à Saint-Germain [4] pour tout l’été, tandis que l’on travaillera au Louvre. [5] On a tant pressé M. Morisset [6] de rendre ses comptes qu’enfin il s’est mis en devoir. Nous avons été assemblés pour cela, mais seulement il a été conclu que l’on choisirait ex toto ordine [1] douze hommes qui régleraient l’affaire avec deux avocats, dont l’un serait choisi par notre doyen [7] et l’autre par M. Morisset. Je suis un de ces douze, je l’y servirai autant que je pourrai et que l’équité le permettra. Le marquis de Vardes [8] a été amené d’Aigues-Mortes [9] dans la citadelle de Montpellier par ordre du roi, d’où on dit qu’il sera conduit à Paris. [2] Le roi a fait ici élire douze directeurs de la Compagnie des Indes Orientales, [10] de laquelle sont chefs MM. Colbert, [11] le prévôt des marchands[12] M. le président de Thou, [13] M. Berryer ; [14] les autres sont des marchands de Paris qui entendent le commerce. [3] M. le cardinal de Retz [15] part d’ici dans trois jours pour s’en aller à Commercy [16] et delà, il prend le chemin de Rome où il doit arriver le mois de mai prochain. On dit que le cardinal d’Este [17] ne veut plus être protecteur de France, qu’il en a écrit au roi et qu’il lui veut remettre cette commission avec les deux abbayes qu’il a de nous, savoir Cluny [18] et Saint-Vaast d’Arras, [19] qui sont deux très riches bénéfices[4] Vous avez sans doute ouï parler de la révolte de M. de Saint-Aunais, [20] jadis gouverneur de Leucate, [21] qui, malcontent de la France, s’est retiré à Barcelone [22] et a pris le parti du roi d’Espagne. [5] On dit qu’il a écrit au roi une grande lettre dans laquelle il se plaint fort de M. Colbert et de M. Le Tellier. [23]

On a ici recommandé aux prières des gens une grande dame fort malade, ce que la plupart expliquent pour la reine mère. [24] On dit qu’elle eut une grande faiblesse la semaine passée, et sunt deliquia hæc venturi præscia lethi[6] Le comte de La Guiche [25] a reçu commandement du roi de se retirer à La Haye [26] en Hollande et la comtesse de Soissons [27] n’est pas bien dans l’esprit du roi à cause de la lettre qui est venue d’Espagne. Tout le monde se plaint ici, tant grands que petits, la bonne fortune se cache et se retire de Paris, inde iræ et lacrymæ uberrimæ[7][28] Paris fut autrefois bien affligé après la mort du roi Henri iii[29] et le bon temps ne revint que sous l’invincible Henri iv le Grand. [8][30] Dieu veuille bien garder notre bon roi, duquel la France a très grand besoin. J’espère que le bon temps reviendra par les soins qu’il en prend et les travaux de M. Colbert, son Euménès. [9][31] On dit qu’il est mort en Pologne un grand seigneur nommé Czarniecki, [32] qui était un des premiers du Conseil. C’est celui qui avait rétabli le roi de Pologne [33] contre le roi de Suède [34][35] et qui était grand ami du prince de Condé. [10][36] Le nommé de Fargues, [37] Toulousain qui s’était il y a six ans rendu maître d’Hesdin, [38] a été pendu dans Abbeville [39][40] le vendredi 27e de mars pour divers crimes qui n’étaient point compris en son amnistie. Il ne faut point se jouer à son maître, les rois ont les mains longues ; ces Gascons ont trop envie de faire bonne fortune. [11] M. le comte de Soissons [41] s’est retiré à Blandy en Brie [42] avec sa femme, [12] voyant qu’elle déplaisait au roi, duquel il a pris congé et qui lui a permis de se retirer. Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce dernier de mars 1665.


a.

Bulderen, no cccliv (tome iii, pages 53‑55) ; Reveillé-Parise, no dclxvi (tome iii, pages 520‑522).

1.

« au sein de toute notre Compagnie ».

Le doyen d’alors était François Le Vignon. Le fait est consigné dans les Comment. F.M.P. (tome xv page 102), sans plus de détail que ce qu’en disait ici Guy Patin.

2.

V. note [4], lettre 803, pour les motifs de l’emprisonnement du marquis de Vardes à Montpellier. Il y fut incarcéré, sans être conduit à Paris.

3.

Le 20 mars, Louis xiv avait réuni dans son appartement toutes les personnes ayant voix délibérative pour la nomination des douze directeurs qui devaient composer le bureau de la Compagnie des Indes à Paris. Le vote secret avait désigné Jean-Baptiste Colbert et en son absence, le prévôt des marchands de Paris, Daniel ii Voisin (v. note [3], lettre 326), pour le présider (la Gazette, ordinaire no 39 du 28 mars 1665, pages 303‑304).

V. note [1], lettre 761, pour Louis Berryer, dont l’attitude trouble durant le procès de Nicolas Fouquet se trouvait généreusement récompensée par Colbert.

4.

L’abbaye de Cluny, près de Mâcon en Bourgogne (Saône-et-Loire), fondée en 909, a été le foyer de la réforme bénédictine d’où a rayonné le renouveau monastique de l’Occident (Ordre bénédictin de Cluny).

Le cardinal Rinaldo d’Este (v. note [13], lettre 352) était protecteur de France auprès du Saint-Siège [publicorum Galliæ negotiorum in curia Romana defensor] depuis 1641. À la mort de Mazarin, Este lui avait succédé comme abbé de Saint-Vaast d’Arras (v. note [2], lettre 636) et de Cluny. Le 3 juillet 1661, alors que le pape lui avait refusé les bulles, il obtint du Conseil d’en percevoir les bénéfices, avec prise de possession par procuration le 1er septembre ; le pape ne le confirma qu’en 1668 (Gallia Christiana).

En 1662, la garde corse du pape avait arrêté un bandit dans les jardins de la villa romaine du cardinal d’Este (v. notule {b}, note [32] du Borboniana 6 manuscrit). Il s’était fort offusqué de ce viol de son « immunité diplomatique », jusqu’à provoquer la crise qui avait failli déclencher une guerre entre la France et le Saint-Siège (v. note [1], lettre 735). Je n’ai pas trouvé le motif de la brouille qui incitait alors Este à se séparer de la France, mais elle dut tourner court car il conserva Saint-Vaast et Cluny jusqu’à sa mort.

5.

Après celles de 1639 et de 1652, c’était la troisième rébellion de Henry Bourcier de Barry, sieur de Saint-Aunais (v. note [59], lettre 297), contre la Couronne de France (Adam, tome ii, page 1098) :

« En mars 1665, il se réfugia en Espagne. On disait à Paris qu’il avait pris une devise offensante pour la France et les fleurs de lys, {a} et qu’il avait mal parlé de l’archevêque d’Embrun, frère de La Feuillade. {b} Ce dernier prit la route de Madrid pour aller venger l’affront de la France, des fleurs de lys et de son frère. Le chevalier de Béthune l’accompagnait et devait lui servir de second. Les deux champions arrivèrent à Madrid et s’en revinrent sans effusion de sang. Tout Paris en plaisanta. »


  1. Qu’il avait représentées renversées sur ses armes.

  2. V. note [5], lettre 620.

6.

« et ces évanouissements annoncent une mort prochaine. »

7.

« de là colères et très abondantes larmes » (Juvénal, v. note [32], lettre 197) ; v. note [4], lettre 803, pour « la lettre qui est venue d’Espagne ».

8.

V. note [2], lettre 791, pour l’assassinat du roi Henri iii en 1589.

9.

V. note [6], lettre latine 164, pour Euménès (Eumène de Cardia), le plus fidèle capitaine d’Alexandre le Grand.

10.

Stefan Czarniecki (Czaruça, palatinat de Sandomir 1599-Sokolowka 16 février 1665) avait débuté dans la carrière des armes en combattant les Russes en Lituanie et les Cosaques en Ukraine, et s’était couvert de gloire à la bataille de Biresteczko (1651). Lorsque, en 1654, les Moscovites, les Suédois, les Transylvains et les Cosaques avaient envahi la Pologne, Czarniecki avait redoublé de courage et de génie. Pendant deux mois il avait défendu Cracovie assiégée par le roi de Suède, Charles x Gustave, puis organisé une guerre de partisans, remporté un grand nombre de victoires, rétabli par ses manœuvres promptes et savantes les affaires de la Pologne et ramené le roi à Varsovie. En 1658, Czarniecki était passé avec un corps d’armée au secours du roi de Danemark, qu’il aida à vaincre les Suédois. De retour en Pologne, il avait entrepris de chasser les Moscovites de la Lituanie et les battit complètement à Polonka (1660). Pour le récompenser de ses services, le roi Jean ii Casimir lui donna à perpétuité le comté de Tykoczin, avec Bialistock et ses dépendances, et le nomma palatin de la Russie Rouge. Czarniecki avait de nouveau combattu les Moscovites et les Cosaques, et mourut pendant une campagne glorieuse qu’il faisait contre les Russes. Ce héros, que les historiens polonais ont surnommé le Duguesclin de leur Nation, reçut sur son lit de mort le bâton de grand général de la Couronne (G.D.U. xixe s.).

11.

V. note [7], lettre 810, pour l’arrestation de Balthazar de Fargues.

Olivier Le Fèvre d’Ormesson (Journal, tome ii, page 337) :

« Le dimanche 29 mars, je reçus des lettres de M. Piètre {a} de la condamnation de Fargues, et qu’il avait été pendu le vendredi à cinq heures du soir à Abbeville. L’on remarquait qu’ayant été conduit à Hesdin, il avait été mis dans la prison avec les mêmes fers et dans le même lieu où il avait retenu prisonnier le nommé Philippe Marie, qui était un officier qui avait voulu soulever la garnison contre lui lors de sa révolte ; qu’un soldat, qu’il avait obligé d’être bourreau et de pendre un homme, avait été le sien et l’avait pendu. L’on convenait aussi qu’il avait entendu la lecture de sa condamnation avec beaucoup de fermeté ; qu’il avait baisé trois fois la terre, remerciant Dieu ; qu’il avait aussi baisé trois fois sa potence, et qu’il était mort avec courage et fort chrétiennement. »


  1. V. note [1], lettre latine 173, pour Julien Piètre, trésorier du roi à Amiens, fils de Simon ii, le Grand Piètre.

12.

Blandy, en Brie (aujourd’hui Blandy-les-Tours, Seine-et-Marne), non loin de Vaux-le-Vicomte, conserve toujours son grand château médiéval qui appartenait aux comtes de Soissons depuis 1601.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 31 mars 1665

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(Consulté le 29/03/2024)

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