L. 824.  >
À André Falconet,
le 22 mai 1665

Monsieur, [a][1]

Ce 16e de mai. Je vous écrivis hier et envoyai par même moyen un mot de lettre de mon Carolus. [2] Voilà que je reçois la vôtre du 11e de mai. Si votre charlatan [3] en appelle et qu’il ait l’impudence de venir à la Grand’Chambre, j’en parlerai en temps et lieu à M. le premier président ; [4] mais comment s’appelle ce spagirique, [5] qui genus, unde modo ? [1] La plupart des docteurs de Sorbonne [6] haïssent les jésuites [7] fortement, et même le P. Théophile [8] parce qu’il a écrit contre les jansénistes [9] et qu’on l’y croit auteur du livre d’Amadæus Guimenius. [2][10] Ils n’achètent guère de livres parce qu’ils ont en Sorbonne une très ample bibliothèque. [11] On dit ici que l’évêque de Mâcon, [12] M. de Lingendes, [13] est mort et que le roi [14] viendra dans peu de jours au Parlement pour le rachat de son Domaine, [15] dont plusieurs se plaignent par avance. [3]

Je viens d’apprendre que M. Piètre [16] est encore retombé dans son mal et qu’il est en danger depuis hier à midi. Bon Dieu, que de désordre dans cette misérable humanité et qu’Hippocrate [17][18] a dit véritablement Totus homo a natura morbus ! [4] Il est défait et paraît vieux de 70 ans, et il n’en a que 56 car il est né en 1609, que mourut le grand Jos. Scaliger. [19] Il est vrai que multæ causæ concurrunt, instatiabilis habendi cupiditas, et damnosa medicis omnibus φιλαργυρια tantopere detestata Hippocrati ; prava diathesis viscerum, præsertim lienis, mesenteris, et cerebri ; adde domesticum dæmonem, fœminum, etc. Vita quid est ? labor est, et habendi vana cupido : Tristis ad extremum sollicitudo diem[5][20][21]

Je viens de chez M. le premier président où j’ai eu le moyen de lui faire la recommandation dont on m’avait prié. Douze des plus célèbres avocats du Parlement y étaient assemblés par son ordre, je pense que c’est pour la bulle du pape [22] que le roi a envoyée pour la faire examiner, avec M. Talon. [23] La reine d’Angleterre, [24] la mère, revient à Paris en intention d’aller aux eaux de Bourbon. [25] Je pense pourtant que telles eaux ne lui valent rien à cause de la faiblesse de sa poitrine qui lui est une maladie naturelle. On parle aussi d’une grande consultation [26] qui se doit faire à Saint-Germain [27] pour la reine mère, [28] savoir si on lui ouvrira la mamelle pour en tirer du pus et de la sérosité maligne qui en consume la substance de jour à autre. On parle aussi d’un certain médecin nommé Châtelain [29] que M. de Bezons, [30] intendant de justice, a ici envoyé de Frontignan. [6][31] On prétend qu’il guérit ces sortes de maladies et qu’il a de beaux secrets contre les maladies incurables. S’il ne promettait rien, on ne le ferait pas venir de si loin. Ce sont des impostures, le cancer [32] ne se guérit point et ne se guérira jamais, mais le monde veut être trompé. Beatus qui intelligit, etc[7][33] On a ici transporté plusieurs prisonniers en diverses prisons, on dit que c’est pour y en mettre de ceux qui sont dans la Bastille où on en est trop pressé. Notre M. Piètre [34] est encore malade. Cet homme est aussi malheureux qu’il est savant, c’est grand’pitié d’avoir si mauvaise tête. Feu Monsieur son père, Nicolas Piètre, [35] son aïeul [36] et son oncle, Simon Piètre, [37] ont été des hommes incomparables. [8] On parle de deux dames de la cour qui se sont battues en duel [38] à coups de pistolet ; [39] le roi dit en riant qu’il n’en avait fait défense que pour les hommes, et non pas pour les femmes. [9] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 22e de mai 1665.


a.

Bulderen, no ccclx (tome iii, pages 71‑73) ; Reveillé-Parise, no dclxxii (tome iii, pages 535‑537).

1.

« de quel pays et de quelle sorte est-il ? ».

Spagirique est « une épithète qu’on donne aux médecins qui ne sont pas de la Faculté et qui se qualifient médecins chimiques et spagiriques » (Furetière) ; v. notes [43] et [44], lettre 1019, pour l’origine paracelsiste de ce mot.

2.

V. note [4], lettre 812, pour l’Opusculum d’Amadeus Guimenius, pseudonyme du jésuite espagnol Matias de Moya (et non de Théophile Raynaud), sur la morale de la Compagnie (Lyon, 1664).

3.

Ce lit de justice annoncé n’eut pas lieu.

4.

« Par nature, l’homme tout entier n’est que maladie » : propos de Démocrite relaté dans le corpus hippocratique, v. note [94] de la thèse que Guy Patin y a consacrée en 1643. V. infra note [8] pour Jean Piètre.

5.

« de nombreuses causes se joignent : désir insatiable de posséder ; amour de l’argent, {a} qui cause du tort à tous les médecins et qu’Hippocrate a si fort détesté ; diathèse {b} défectueuse des viscères, surtout de la rate, du mésentère et du cerveau ; mettez-y en plus un démon domestique et féminin, etc. “ Qu’est-ce que la vie ? C’est une souffrance et une vaine envie de posséder, triste tourment qui tient jusqu’au dernier jour ”. » {c}


  1. Philarguria en grec.

  2. Disposition, v. note [4], lettre latine 17.

  3. Distique de Philipp Melanchthon (v. note [12], lettre 72) intitulé Vita humana plena malorum [La vie humaine est emplie de maux], livre ii, page F5 ro de ses Epigrammatum libri tres [Trois livres d’Épigrammes] (Wittemberg, Iohannes Crato, 1560, in‑8o).

6.

V. note [18], lettre 311, pour Claude Bazin de Bezons, intendant de justice en Languedoc. Frontignan, sur le littoral languedocien (Hérault), se situe à mi-chemin entre Montpellier et Agde.

7.

Psaumes (41:2), Prière du malade abandonné :

Beatus qui intellegit de egeno, in die mala liberabit eum Dominus.

[Heureux celui qui pense au pauvre, au jour de malheur le Seigneur le délivrera].

8.

Jean Piètre, alors affligé d’épilepsie, à laquelle il succomba le 18 janvier 1666, était le fils de Nicolas, le neveu de Simon ii, le Grand Piètre, et petit-fils de Simon i (v. note [5], lettre 15).

9.

Ce duel avait opposé, à Morat (Murten, en Suisse), Catherine de Watteville (1645-1714) et une dame d’honneur d’Anne-Armande de Saint-Gelais, duchesse de Créqui. {a} Lors d’une partie de cartes, une querelle avait éclaté entre l’intrépide Catherine et sa rivale, qui lui en demanda raison par le pistolet et par l’épée. Rendez-vous fut pris pour le lendemain : elles s’avancèrent l’une vers l’autre et firent feu, sans autre effet que de la fumée ; elles étaient en train de saisir l’épée lorsque le maître des lieux, le colonel Jost de Diesbach, embusqué sur le terrain, les sépara et leur annonça qu’il avait pris soin d’enlever les balles des armes. {b} Par la suite, Catherine de Watteville mena une vie fort aventureuse qui la mena notamment à espionner en Suisse au service de la Couronne de France.


  1. L’épouse de Charles iii de Créqui (v. note [31], lettre 532) était elle-même dame d’honneur de la reine Marie-Thérèse.

  2. Voyage en Suisse, en Lombardie et en Piémont, par le comte Theobald Walsh (Paris, J. Vermot, 1862, pages 453‑454).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 22 mai 1665

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(Consulté le 18/04/2024)

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