L. 825.  >
À André Falconet,
le 9 juin 1665

Monsieur, [a][1]

Ce 23e de mai. Ce matin, quatre prisonniers ont été mis dans le Châtelet [2] par ordre de la Chambre de justice, [3] dont l’un est M. Housset, [4] ci-devant trésorier des Parties casuelles [5] et intendant des finances. [1] Le roi [6] a fait faire à Saint-Germain [7] une nouvelle consultation pour la reine mère [8][9] par quelques médecins de la cour, qui ont conclu qu’il n’y avait rien à faire qu’à la purger [10] en attendant que le mal fût plus découvert. L’évêché de Mâcon [11] a été donné au P. Le Boux, [12] évêque de Dax, [13] et celui d’Orléans à M. l’abbé de Coislin, [14] petit-fils de M. le chancelier[2][15]

Ce < vendredi > 29e de mai. Lundi prochain, la Chambre de justice s’en va reprendre le procès du nommé Lempereur, [16] partisan insigne et receveur des tailles de Gisors, [17] qui a ci-devant été condamné par des commissaires à être pendu, dont il est appelant. Ce procès étant fini, l’on travaillera à celui de M. de Guénégaud, [18] trésorier de l’Épargne, [19] où il y a bien du mal ; et après, à celui de M. de Lorme, [20] ci-devant commis de M. Fouquet ; [21] et même, l’on dit que celui-ci pourra être ramené à Paris, de Pignerol [22] où il est. [3]

Ce dernier de mai. M. le duc de Vendôme [23] est ici fort malade. Mme de La Trémoille [24][25] est morte à Thouars [26] en Poitou. [4] On parle ici de la mort de votre M. Gras [27] et de sa belle bibliothèque. [28] La reine mère est empirée depuis trois jours. Il est survenu des érysipèles [29] à ses deux mamelles avec de grandes douleurs et de mauvaises nuits, à cause de quoi elle a été saignée [30] des bras et du pied. J’appréhende qu’il ne s’y mette bientôt gangrène [31] qui lui ouvrira le ciel pour l’éternité. On dit aujourd’hui qu’elle est encore plus mal et qu’elle a reçu l’extrême-onction, [32] cette nouvelle sent le sapin et le plomb. Notre M. Piètre [33] était allé aux champs en intention de s’y fortifier, il est retombé malade et a été ramené à Paris : tant va la cruche à l’eau qu’enfin elle y demeure. [5] Je vous remercie du livre que vous me promettez de feu M. de Monconys, [34] plût à Dieu qu’il fût déjà achevé. [6] On dit que les Anglais et les Hollandais se cherchent les uns les autres pour se battre et qu’il y a grande apparence que ce sera bientôt. [7][35]

Ce 5e de juin. Je viens de chez M. le premier président [36] lui recommander une affaire pour un marchand de Lyon nommé M. Ferrari, [37] où j’ai trouvé deux jésuites, dont l’un est le P. Rapin, [8][38] avec lesquels je me suis entretenu tandis que M. le premier président était enfermé en son cabinet avec trois personnes de grande qualité. Le P. Rapin m’a dit que le mois prochain on recommencerait le Journal des sçavans [39] et que ce serait sous le même chef, savoir M. de Sallo, [40] conseiller de la Cour, mais que le sieur de Hédouville ne s’en mêlerait plus. [9] Il est survenu un gentilhomme qui venait de Saint-Germain, qui a rapporté que la reine mère était tout autrement mieux qu’elle n’avait été depuis dix jours, c’est-à-dire moins mal. Je pense qu’il le faut entendre ainsi ; mais quoi que l’on en dise, elle est âgée, les forces lui manquent peu à peu, sa mamelle est ulcérée, et il y a de la pourriture et de la malignité. Elle entrera dans sa 65e année le mois de septembre prochain. Vitæ summa brevis, spem nos vetat inchoare longam et c’est celui-là même qui a dit Pallida mors æquo pede pulsat pauperum tabernas regumque turres[10][41] On parle de la ramener de Saint-Germain au Bois de Vincennes. [42] En quelque lieu qu’on la mène, cette bonne princesse porte son mal avec soi et j’ai bien peur pour elle.

J’ai aujourd’hui rendu visite à M. Piètre qui me semble assez mal fait. Outre ses maux manifestes, je soupçonne qu’il a la pierre. [43] Bon Dieu, que de maux pour accabler un homme ! J’ai fort mauvaise opinion de sa vie et j’en ai regret, tant pour son beau savoir et son mérite particulier que pour l’honneur que je porte à la mémoire de ses ancêtres : feu M. Nicolas Piètre, [44] son père, qui m’a autrefois volontiers appris le meilleur de ce que je sais, et le grand Simon Piètre, [45] son oncle, qui mourut l’an 1618 et que je me souviens d’avoir vu ; il y avait aussi un autre Simon Piètre, [46][47] son aïeul, qui mourut l’an 1586. Ces trois hommes ont été de très excellents personnages et de grand mérite, qui ont fait du bien au monde. Celui-ci n’a point dégénéré en science ni en esprit, mais il a ses défauts particuliers. Il y a douze conseillers d’État qui travaillent par commission du roi à réformer la chicane ou à l’abréviation des procès. Cela serait fort bien si le peuple en peut être soulagé, mais il faudrait que les conseillers fussent aussi plus savants et plus gens de bien. On réformera la capacité des procureurs, des greffiers et des clercs des conseillers, qui est dégénérée en volerie manifeste. On cherche ici des gueux et des misérables, tant hommes que femmes, pour les envoyer à Madagascar [48] et autres îles voisines, afin d’y travailler et d’y peupler le pays. [11][49] Cela déchargera un peu la France de tant de gens oiseux qui y abondent, mais il me semble qu’il serait bon d’y envoyer aussi des moines [50] car nous en avons beaucoup trop, et ici et ailleurs. Ils n’aiment pas à travailler, au moins serviraient-ils à peupler et ils ne servent ici à rien du tout. Je vous baise les mains et suis de toute mon âme votre, etc.

De Paris, ce 9e de juin 1665.


a.

Bulderen, no ccclxi (tome iii, pages 73‑77) ; Reveillé-Parise, no dclxxiii (tome iii, pages 537‑540).

1.

V. note [3], lettre 541, pour Claude Housset.

2.

Guillaume Le Boux (v. note [8], lettre 519), évêque de Dax en 1655, était promu à l’évêché de Mâcon ; il fut transféré en 1667 à Périgueux.

Pierre Du Cambout de Coislin (1636-1706) recevait la mitre d’Orléans ; il était fils de Pierre-César Du Cambout, marquis de Coislin (v. note [5], lettre 17), et de Madeleine Séguier, fille de Pierre, le chancelier (Gallia Christiana).

3.

Jacques Amproux, sieur de Lorme (mort en 1679), fils d’un avocat au Parlement de Paris, appartenait à une grande famille de financiers protestants. D’abord procureur général du roi aux Eaux et Forêts de Bretagne, puis secrétaire du roi grand audiencier de France, il avait accédé à l’intendance des finances grâce à ses alliances financières et à l’appui de Nicolas Fouquet, dont il avait été un moment le commis. La Cour de justice le taxa lourdement, mais il parvint à conserver sa charge de secrétaire du roi (Dessert a, no 6). Il était frère de Benjamin, seigneur de La Massay, conseiller au Parlement de Paris (Popoff, no 428). Nicolas Fouquet ne revint jamais de Pignerol, où il mourut en 1680.

4.

Marie de La Tour d’Auvergne (1600-1665), duchesse de La Trémoille, sœur du maréchal de Turenne, était la mère de Henri-Charles, duc de La Trémoille (v. note [44], lettre 226).

Thouars en Poitou (Deux-Sèvres), à 35 kilomètres au sud de Saumur, était le fief des La Trémoille, que le roi Charles ix avait érigé en duché-pairie en 1563.

5.

« On dit proverbialement, tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se brise, pour dire qu’à force de s’exposer aux dangers, on y demeure à la fin » (Furetière).

6.

Journal des Voyages de M. de Monconys, {a} conseiller du roi en ses Conseils d’État et privé, et lieutenant criminel au Siège présidial de Lyon.
Où les savants trouveront un nombre infini de nouveautés en machines de mathématiques, expériences physiques, raisonnements de belle philosophie, curiosités de chimie et conversation des illustres de ce siècle ;
outre la description de divers animaux et plantes rares, plusieurs secrets inconnus pour le plaisir et la santé, les ouvrages des peintres fameux, les coutumes et mœurs des nations et ce qu’il y a de plus digne de la connaissance d’un honnête homme dans les trois parties du monde.
Enrichi de quantité de figures en taille douce des lieux et des choses principales. Avec indices très exacts et très commodes pour l’usage. Publié par le sieur de Liergues, 
{b} son fils. {c}


  1. Balthazar de Monconys, mort le 28 avril 1665, v. note [52], lettre 420.

  2. Gaspard de Monconys, v. note [5], lettre 104.

  3. Lyon, Horace Boissat et George Remeus, in‑4o :


7.

Le premier grand engagement naval de la seconde guerre anglo-hollandaise (v. note [4], lettre 808) allait être une écrasante victoire anglaise au large de Lowesoft, le 13 juin 1665 (v. note [2], lettre 827).

8.

René Rapin (Tours 1621-Paris 1687) était entré dans la Compagnie de Jésus à 18 ans, y avait enseigné les humanités, puis s’était occupé de la composition de divers ouvrages de piété et de littérature. Ses contemporains ont rendu hommage à la douceur et à la politesse de ses mœurs ; néanmoins, il attaqua avec une grande âpreté les jansénistes, eut de très vifs démêlés avec le P. Louis Maimbourg et le P. François Vavasseur au sujet des Anciens, et traita fort durement Charles Du Périer et Jean-Baptiste Santeuil qui l’avaient fait juge du mérite de leurs poésies.

La réputation littéraire de Rapin avait débuté avec la publication des Eclogæ cum Dissertatione de Carmine pastorali [Églogues avec une Dissertation sur la poésie pastorale] (Paris, Sébastien Cramoisy, 1659, in‑4o de 205 pages) qui lui firent donner par Costar le nom de Théocrite second (v. note [6], lettre 606, pour le premier). Son chef-d’œuvre poétique, l’Hortorum libri iv [Quatre livres des Jardins] (Paris, Sébastien Marbre-Cramoisy, 1666, in‑12 de 114 pages2), est d’une latinité si élégante qu’on a prétendu que Rapin ne l’avait pas composé et qu’il l’avait pris dans un manuscrit lombard que possédait un prince de Naples. Il a laissé de nombreux ouvrages de critique et de piété (G.D.U. xixe s.).

Les Mémoires du P. René Rapin, de la Compagnie de Jésus, sur l’Église et la Société, la cour, la ville et le jansénisme, 1644-1669, publiés pour la première fois d’après le manuscrit autographe par Léon Aubineau ont paru à Paris (Gaume frères et J. Duprey, 1865, in‑8o) : tome premier (568 pages) ; tome deuxième (540 pages) ; tome troisième (565 pages).

9.

Guy Patin continuait d’ignorer que Denis de Sallo se cachait sous le nom de sieur de Hédouville (v. note [1], lettre 816).

10.

Citation dans le désordre de trois vers d’Horace (Odes, livre i, iv) :

11.

En 1506, les Portugais avaient découvert et colonisé Madagascar (l’île de la Lune), qu’ils baptisèrent Ile Saint-Laurent. Plus tard, les Français l’avaient conquise et nommée l’île Dauphine en l’honneur de Louis xiii qui n’était alors que dauphin (Trévoux).

Le projet d’établir un grand comptoir malgache de la Compagnie des Indes Orientales (v. note [10], lettre 768) à Fort-Dauphin (aujourd’hui Tôlanaro, à la pointe sud-est de l’île) échoua. La Compagnie s’établit durablement plus à l’est, sur les côtes de l’Inde.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 9 juin 1665

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0825

(Consulté le 29/03/2024)

Licence Creative Commons "Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron." est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International.