L. 829.  >
À André Falconet,
le 28 juillet 1665

Monsieur, [a][1]

Je vous écrivis hier avec une lettre que je joignis pour M. Delorme. [2] Je lui baise les mains et vous prie de l’assurer que j’honorerai toute ma vie son mérite singulier. Je vous prie aussi de m’excuser envers lui pour les simples qualités que je lui donne, je ne me connais pas en compliments et ne les aime pas. Je le considère comme un héros qui n’a pas besoin de titre. Il y en a qui en prennent de leurs qualités et grands offices, auxquels néanmoins ils font déshonneur par leur peu de mérite ; mais M. Delorme n’a besoin de rien emprunter, il trouve tout chez soi. Il ressemble à la Vertu qui est dans Claudien, [3][4] glorieuse de ses propres richesses. [1] Joseph Scaliger [5] a nommé quelque part un certain glorieux pédant qui, par plusieurs artifices, avait trouvé le moyen de changer la couleur noire de son bonnet en rouge, le charlatan de la cour de France ; [2] c’était le cardinal Duperron [6] qu’il entendait, et qui n’a jamais été un terrible compagnon. Mais que dirait aujourd’hui M. Delorme de voir dans le temple de la Fortune [7] tant de gens étourdis de leurs grandes qualités et qui méritent une belle niche dans le titre des Métamorphoses d’Apulée, [8] étant de la confrérie de ces gens que le baron de Fæneste [9] a ingénieusement nommés ânes d’or ? [3]

J’ai autrefois ramassé bien des mémoires pour faire des éloges latins des Français illustres en science, à l’imitation de M. Scévole de Sainte-Marthe, [10] à quoi je pourrai travailler l’hiver prochain pendant les soirées ; mais le nombre des malades me fait peur, c’est ce qui fait que je n’ose le promettre absolument. [4][11] Vous m’obligerez de demander à M. Delorme s’il voudrait bien m’envoyer quelques mémoires de feu Monsieur son père, [5][12] que je sais bien avoir été un grand personnage et duquel je sais quelque chose de bon que j’y mettrai hardiment touchant la maladie de Marie de Médicis, [13] dans laquelle M. Du Laurens [14] désapprouvait la saignée, trompé par un passage d’Hippocrate [15][16] qui dit qu’il ne faut pas saigner pendant le cours de ventre, fluente alvo, venam non secabis ; [6] et au contraire, M. Delorme soutenait et pressait la saignée. [17] Sur cette difficulté la reine fut ramenée à Paris et trois autres des nôtres furent mandés au Louvre, savoir MM. Jean Martin, [18] Jean Haultin [19] et Simon Piètre. [20] Ces gens-là n’étaient ni fourbes, ni ignorants, ils ne jouaient point de finesse ni d’argent ; aussi n’avaient-ils rien acheté. [7] Ces trois Messieurs furent de l’avis de M. Delorme, que M. Martin confirma en disant que ce passage d’Hippocrate mal entendu avait coupé la gorge et coûté la vie à cinquante mille personnes. La reine mère fut saignée et guérie. Elle avait un flux de ventre [21] d’avoir trop mangé d’abricots, [22] elle avait la fièvre et était grosse. [8][23] Si Dieu me fait la grâce d’en venir là, je ferai mes éloges plus beaux, plus curieux et plus historiques que ceux de M. de Sainte-Marthe, auxquels ils ne céderont que pour l’expression. [9] Je n’y mettrai que d’honnêtes gens, et dont le mérite sera la dignité. Devinez si telles gens que Guénault [24] y auront place, avec le fameux et fumeux des Fougerais [25] et ses consorts ! [26] Je suis, etc.

De Paris, ce 28e de juillet 1665.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no cxxxiii (pages 381‑384) ; Bulderen, no ccclxv (tome iii, pages 83‑85) ; Reveillé-Parise, no dclxxvii (tome iii, pages 545‑546).

1.

V. note [10], lettre 138, pour cette citation de Claudien en latin, Divitiis animosa suis.

2.

Guy Patin a déjà mentionné ce passage des Ép. lat. de Joseph Scaliger (livre ii, cxxii, v. note [4], lettre 483) contre le cardinal Duperron (v. note [20], lettre 146) : agyrta aulæ Gallicanæ [charlatan de la cour de France].

3.

L’Âne d’or est l’autre titre des Métamorphoses d’Apulée (v. note [33], lettre 99). Dans le chapitre xxi du livre iii des Aventures du baron de Fæneste de Théodore Agrippa d’Aubigné (v. note [26], lettre 97), intitulé Quelques quatrains, et commencement de l’Histoire de Calopse, Enay lit à Fæneste ces quatre vers : {a}

« On demande à quoi sont utiles
Conchine {b} et force autres encor.
Philippus en eût pris des villes :
Ce sont des ânes chargés d’or. » {c}


  1. Édition de 1630, page 177.

  2. Conchine est Concini (v. note [8], lettre 89).

  3. Philippus est le roi Philippe de Macédoine, père d’Alexandre le Grand, « qui se vantait qu’il n’y avait si forte place qui le lui fût ouverte moyennant qu’il pût y faire entrer un mulet chargé d’or » (note de Jacob Le Duchat, édition de Cologne, 1729).

4.

Guy Patin a parlé de ce projet dès sa lettre du 12 novembre 1639 à Claude ii Belin (s. sa note [48]). Ce pourrait être une partie de ce qui est à présent conservé dans le ms BnF fr 9730, Mémoires historiques et littéraires, xviie siècle, qui est une collection assez hétéroclite de courts articles biographiques et critiques en français attribuées à Patin, mais dont aucun n’est écrit de sa propre main. Ce manuscrit comprend quatre parties :

  1. Mémoires historiques (pages 1‑146) ;

  2. Mémoires curieux (pages 1‑89), qui correspondent au Bornoniana manuscrit de notre édition, v. l’Introduction aux ana ;

  3. Jésuitographie (pages 93‑96), v. note [6], lettre 40 ;

  4. Fragments (pages 97‑168).

Les deux sections historiques (A et D) ne sont pas transcrites dans notre édition, en raison de leur faible intérêt et des incertitudes qui pèsent sur leur authenticité. Elles paraissent toutefois avoir été rédigées avant 1650 : par exemple, la liste des papes, qui commence à Pie v (mort en 1572), s’arrête à l’élection d’Innocent x (1644). S’il y avait un rapport entre ce que Patin écrivait ici et ces deux sections, on pourrait supposer que ce sont les traductions françaises de notes latines que Patin avait accumulées pour en faire son livre d’éloges ; {a} les « Français illustres en science » n’y sont cependant qu’en petit nombre. Un exemple (A, page 19) suffira à montrer pourquoi je n’ai pas exploité cette source :

« Pierre Gassendi naquit en 1592, le 24 janvier, et mourut en 1655, le 24 octobre, en la maison de M. Henri-Louis Habert de Montmor, {b} maître des requêtes, est enterré à Saint-Nicolas-des-Champs, en la sépulture de MM. de Montmor, où se lit une très belle épitaphe faite par ledit sieur Louis-Habert de Monmor. {c} Voyez Moréri. » {d}


  1. V. note [13], lettre 88, pour ceux de Scévole i de Sainte-Marthe.

  2. V. note [13], lettre 337.

  3. Épitaphe transcrite et traduite dans la note [9] de la lettre 442.

  4. V. note [1] du Faux Patiniana II‑7 pour trois des douze premières éditions du Grand Dictionnaire historique de Louis Moréri (1674, 1698, 1707).

5.

Jean Delorme (1547-1637), professeur de l’Université de médecine de Montpellier, fut appelé à Paris pour devenir successivement médecin par quartier de Louise de Savoie, épouse de Henri iii, de Marie de Médicis, de Henri iv, son mari, et de Louis xiii, leur fils. Il était père de Charles Delorme (v. note [12], lettre 528).

6.

« dans le flux de ventre, tu ne saigneras point ».

7.

Guy Patin semblait dire qu’aucun de ces trois-là n’avait acheté une charge de médecin servant à la cour, mais Jean Martin n’en fut pas moins éphémère premier médecin de Marie de Médicis en 1601 (v. note [3], lettre 31), et la paya sans doute.

8.

L’anecdote que contait Guy Patin s’était passée en 1601, année où mourut Jean Martin, et où, le 27 septembre (tout juste neuf mois après sa nuit de noces), Marie de Médicis, âgée de 26 ans, avait donné naissance au futur roi Louis xiii, le premier de ses six enfants.

9.

Expression : « choix des paroles qui est requis pour faire un discours éloquent » (Furetière).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 28 juillet 1665

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(Consulté le 19/04/2024)

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