L. 834.  >
À André Falconet,
le 18 septembre 1665

Monsieur, [a][1]

Je viens de recevoir votre lettre du 4e de septembre avec celle de l’incomparable M. Delorme. [2] Je lui baise les mains et n’oserai lui écrire dorénavant, je dois épargner à un homme de son âge la peine qu’il prend de me faire réponse. Mais pour répondre à ce que vous me mandez, je vous dirai que Bolduc, [3] capucin[4] a écrit, aussi bien que Pineda, [5] jésuite espagnol, que Job [6] avait la vérole. [1][7] Je croirais volontiers que David [8] et Salomon [9] l’avaient aussi. Je connais fort ce Rodericus Castrensis [10] et j’ai vu tout ce qu’il a fait, comme aussi Pineda qui était un homme hardi et enjoué, mais fort savant. Ces grands hommes donnent quelquefois carrière à leur esprit et s’échappent quelquefois trop. [2] Dans Hippocrate, [11] au 3e des Épidémies et à la fin du ier livre des Pronostics[12] et dans Galien se voient les bubons, [13] les ulcères vénériens [14] et la gonorrhée. [15] Morbus Campanus dans Horace [16] est la vérole. [3] Elle se trouve aussi dans Catulle, [17] dans Juvénal [18] et dans Apulée ; [4][19] on dit même qu’elle est dans Hérodote [20] et dans Xénophon. [21] M. Gassendi [22] m’a dit que la lèpre dans la Bible était la vérole. Luis venereæ causa est scortatio turpis, vaga, promiscua, atque talis scortatio est ab omni ævo[5] Ce serpent dans la Genèse, [23] disait un libertin[24] était quelque jeune dameret qui donna la vérole à Ève ; [6] et voilà le péché originel de nos moines, ce nous disait M. de Malherbe. [7][25] Au moins est-ce chose certaine que la grosse vérole était bien fort connue dans l’Europe devant que Charles viii [26] allât à la conquête du royaume de Naples. [8][27] Zacutus [28] en a fait quelque part une controverse, et aussi un fort savant Italien nommé Fabius Pacius. [29] Il y a un Petronius variorum où l’on voit plusieurs commentateurs qui ont tous cru que cette maladie avait été connue par les Anciens. [9][30] Feu MM. Piètre, [31] Riolan [32] et Moreau [33] étaient dans le même sentiment, aussi bien qu’André Du Chemin, [34] qui mourut à Bruxelles [35] en 1633 près de la reine mère [36] et qui était un honnête homme fort savant, qui allait du pair avec M. Nicolas Piètre. [37] Adieu, je suis, etc.

De Paris, ce 18e de septembre 1665.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no cxxxiv (pages 384‑386) ; Bulderen, no ccclxx (tome iii, pages 94‑96) ; Reveillé-Parise, no dclxxxii (tome iii, pages 553‑554).

1.

R. Patris Iacobi Bolduci Parisini ex S. Francisci Minorum Ord. Capucinorum nuncupato, prædicatoris Commentaria in librum Iob. Quibus præmissa Hebræi idiomatis accurata versione, eiusque perbrevi paraphrasi, variæ cum editiones, tum lectiones cum Vulgata collatæ, expenduntur : nec non idiotismi, phrases et singula textus vocabula, potissimum Hebræa diligentissime explanantur, ex iisque omnibus genuinus et primarius litteræ sensus tandem eruitur. Accedunt quinque Indices : Primus est rerum particulaium huius libri ; Secundus est dictionum Hebraicarum ; Tertius auctoritatum sacræ Scripturæ ; Quartus materiarum ; Quintus Gallicismorum, qui elucidationi deserviunt, vel elucidantur.
Claude sermones et signa librum usque ad tempus statutum, plurimi pertransibunt, et multiplex erit scientia. Daniel. 12.

[Commentaires du R. Père Jacques Bolduc de Paris, prédicateur de l’Ordre des frères mineurs de saint François qu’on appelle les capucins, {a} sur le Livre de Job. Ils sont introduits par la traduction exacte de l’idiome hébreux et, grâce à sa très courte paraphrase, ses diverses éditions et interprétations sont soigneusement comparées au texte de la Vulgate ; {b} les idiotismes, la syntaxe et tous les mots du texte, surtout hébreux, sont très diligemment expliqués et le sens littéral, originel et premier, de chacun d’eux est enfin mis au jour. Avec cinq index : 1. faits particuliers contenus dans le Livre de Job ; 2. mots hébreux ; 3. références à la Sainte Écriture ; 4. matières ; 5. gallicismes qui ont besoin d’être éclaircis et le sont entièrement.
Serre ces paroles et scelle ce livre jusqu’au temps de la fin. Beaucoup le scruteront et la connaissance s’accroîtra, Daniel, 12:4]. {c}


  1. Jacques Bolduc, Jacques de Paris en religion, né à Paris vers 1580, a composé plusieurs ouvrages de théologie « qui fourmillent de singularités et d’idées paradoxales » (G.D.U. xixe s.).

  2. V. note [6], lettre 183.

  3. Paris, Dionysius de la Noüe, 1619, in‑4o de 998 pages ; réédition augmentée parue à Paris, 1637, en 2 tomes in‑4o.

V. note [18], lettre 211, pour le commentaire du jésuite Juan de Pineda sur Job et son éléphantiasis. {a} « C’est, dit Bayle, une impudence scandaleuse que de dire que la maladie de Job était la grosse vérole. J’avoue que dans l’Église romaine il est le patron des vérolés, mais cela ne conclut rien pour l’autre supposition. » Citant ce passage de Guy Patin, Bayle ajoute (notes C et D) :

« Notez que l’on peut prétendre que Job aurait eu cette vilaine maladie, sans avoir commis aucun acte d’impureté qui la lui eût attirée.

Consultez le Diarium medicorum ecclesiasticum {b} de Molanus, vous y trouverez ces paroles sous le 10e de mai, fête de saint Job, Velunt nonnulli sanctum Iob pecularem patronum esse eorum qui lue venerea laborant aut eam curant ». {c}


  1. Bolduc parle de l’éléphantiasis {i} dans son commentaire sur un autre verset de Job (7:5, page 305), Cutis mea aruit, et contracta est [Ma peau se dessèche et rétrécit] ou Caro mea scidit se, et dissolvit se [Ma chair se fend, et se dissout] :

    Quibus verbis manifeste indicatur, elephantiasis signum ; sive cutis contractionem, sive eiusdem scissionem, aut dissolutionem spectes. Cutis enim contractione elephantiaci figura mutatur, resimatur nasus, et aures extenuantur, et inde satyri assumunt effigiem, et hæc affectio satyrismi, nomen habet, quod qui ea laborabant, satyris fiant vultu similes, teste Galeno. Qui et edocet quibusdam elephantiacis ulcera contingere : quod non aliter, quam scissione, vel dissolutione cutis fieri manifestum est.

    [Ces mots signent manifestement un éléphantiasis : tu y verras soit une contraction, soit une fissuration, soit une dissolution de la peau, car l’apparence de l’éléphantiasique est transformée par la contraction de sa peau, son nez se retrousse et ses oreilles s’affaissent ; cela lui donne la figure d’un Satyre, {ii} et cette affection porte le nom de satyrisme, car, au témoignage de Galien, ceux qui en sont atteints acquièrent les mêmes traits que les Satyres. Cet auteur enseigne aussi que des ulcères s’observent chez les éléphantiasiques, ce qui ne peut manifetement survenir que par la fissuration ou la dissolution de la peau]. {iii}

    1. Ancien nom de la lèpre, v. note [28], lettre 402.

    2. V. notule {a}, note [3] du Mémorandum 7.

    3. Il faut toute la mauvaise foi de Patin pour en déduire que Job n’était pas atteint de lèpre, mais de syphilis, et que cette maladie existait depuis l’Antiquité dans l’Ancien Monde.
  2. « Calendrier ecclésiastique des médecins » (Louvain, 1595) de Johannes Molanus (Jan Vermeulen, 1533-1585), théologien catholique, professeur à Louvain.

  3. « Quelques-uns veulent que saint Job soit le saint particulier de ceux qui souffrent de la vérole ou qui la soignent. »

2.

« Donner carrière à son esprit, pour dire se laisser emporter à son génie ou à son plaisir, s’étendre sur un sujet au delà des bornes, pousser un éloge ou une raillerie trop loin » (Furetière).

3.

Horace, Satires (livre i, 5, vers 62) :

Campanum in morbum, in faciem permulta iocatus.

[L’ayant beaucoup raillé sur le mal campanien {a} qu’il avait au visage]. {b}


  1. Horace décrivait le combat entre le bouffon Sarmentus et l’Osque Messius Cicirrus : Sarmentus se moque de son adversaire, « dont une honteuse cicatrice hérissait la partie gauche du front ».

    Osques (L’Encyclopédie) :

    « Habitants de la Campanie entre Capoue et Naples ; on les appelait également Osci, Opsgi, Opici, Obsci. Le mot d’obscène, obscenus, vient de ce peuple dont la corruption était extrême et le langage conforme aux mœurs : il s’abandonnait à de honteuses débauches, et c’est ce qu’Horace appelle morbus Campanus. Personne n’ignore la description que nous ont laissée les Anciens des délices de Naples et de Capoue, qui étaient les principales villes du pays des Osques, et le séjour de la volupté ; »

  2. Il n’est guère sérieux de voir une preuve de l’antiquité de la syphilis dans ce vers d’Horace (ier s. av. J.‑C.), pas plus que dans les bubons qu’Hippocrate (ve s. av. J.‑C.) et Galien (iie s. de notre ère) liaient à la peste, sans faire allusion au mal vénérien, dans le livre iii des Épidémies (v. notule {a}, note [6], lettre 5).

    Je n’ai rien trouvé sur les bubons, les ulcères vénériens ou la gonorrhée, à la fin livre i de la Prorrhétique d’Hippocrate (son seul ouvrage pronostique qui compte plus d’un livre). L’entrée βουβων (pages 125‑126) de la savante Œconomia Hippocratis [Économie ou lexique Hippocratique] d’Anuce Foes (Francfort, 1588, v. note [23], lettre 7) ne m’a pas aidé à comprendre la seconde référence donnée par Guy Patin.


4.

V. notes [7], [8] et [9], lettre 482, pour des allusions vénériennes possibles dans Martial, Juvénal et Apulée.

5.

« La cause de la maladie vénérienne est le honteux dévergondage, vagabond et indistinct, et un tel dévergondage s’est pratiqué de tout temps ».

La question n’est toujours pas tranchée, mais Guy Patin redisait ici sa conviction sur l’antiquité de la syphilis en Europe (v. note [52], lettre 219), contre ceux qui la prétendaient venue du Nouveau Monde avec les caravelles de Christophe Colomb (v. note [41] de Guy Patin éditeur des Opera omnia d’André Du Laurens en 1628). Les références de Patin à Hippocrate et Galien ne renvoient à rien de réellement convaincant car toutes les maladies vénériennes ne sont pas de nature syphilitique.

Voltaire (Dictionnaire philosophique) :

« Deux choses prouvent, à mon avis, que nous devons la vérole à l’Amérique : la première est la foule des auteurs, des médecins et des chirurgiens du xvie s. qui attestent cette vérité ; la seconde est le silence de tous les médecins et de tous les poètes de l’Antiquité, qui n’ont jamais connu cette maladie et qui n’ont jamais prononcé son nom. Je regarde ici le silence des médecins et des poètes comme une preuve également démonstrative. Les premiers, à commencer par Hippocrate, n’auraient pas manqué de décrire cette maladie, de la caractériser, de lui donner un nom, de chercher quelques remèdes. Les poètes, aussi malins que les médecins sont laborieux, auraient parlé, dans leurs satires, de la chaude-pisse, du chancre, du poulain, de tout ce qui précède ce mal affreux, et de toutes ses suites : vous ne trouvez pas un seul vers dans Horace, dans Catulle, dans Martial, dans Juvénal, qui ait le moindre rapport à la vérole, tandis qu’ils s’étendent tous avec tant de complaisance sur tous les effets de la débauche. »

Quoi qu’en ait dit Voltaire, dont je partage l’avis, l’ancienneté de la syphilis est une question insoluble car jusqu’au xixe s., ni les anciens ni les modernes ne se sont clairement entendus ni exprimés sur ce qu’étaient les manifestations spécifiques de la vérole (syphilis, infection à tréponème pâle dont le nom a été inventé par Fracastor, v. note [2], lettre 6), comme le chancre à cicatrisation rapide ou le collier de Vénus, parmi l’ensemble des maladies vénériennes (lues venereæ) qui demeura confus tant qu’on n’eut pas découvert leurs causes microbiennes. Le troublant tabes dorsalis décrit par Hippocrate donne un bel exemple de ce magma nosologique : v. note [17] du Naudæana 2.

6.

Dameret : « celui qui affecte trop de propreté, et qui veut paraître de bonne mine pour plaire aux dames » (Furetière).

Source d’une abondante iconographie, l’épisode du serpent tentateur dans le jardin d’Eden occupe le 3e chapitre de la Genèse. Je n’ai pas identifié le libertin qui en fit le dameret qui donna la vérole à Ève.

7.

Unique mention par Guy Patin du poète François de Malherbe (Caen 1555-Paris 1628). Malherbe est toujours célébré pour avoir établi le classicisme des belles-lettres françaises : « Enfin Malherbe vint… » (Nicolas Boileau-Despréaux, L’Art poétique). Il a été le maître de Jean-Louis Guez de Balzac, qui n’a pas ménagé sa mémoire (v. note [18], lettre 270).

Je n’ai pas trouvé le passage des œuvres de Malherbe auquel Patin faisait ici allusion.

8.

En 1494, à la mort de Ferdinand ier, roi de Naples, le roi de France, Charles viii, revendiqua sa succession et vint s’emparer sans combat du royaume de Naples (12 mai), enclenchant une succession d’hostilités entre la France et les pays d’Italie, qui ne s’acheva qu’en 1559. Cette guerre coïncida avec l’éclosion épidémique de la syphilis en Europe (v. note [1], lettre latine 158).

9.

V. notes [17], [19] et [20], lettre 211, pour les commentaires d’Abraham Zacutus Lusitanus, de Fabio Pacio et de Jean de Renou (relayé par Guy Patin) sur l’ancienneté de la syphilis en Europe.

Dans son acharnement à trouver des preuves contraires, Patin renvoyait à l’édition du Satyricon de Pétrone cum selectis variorum commentariis [avec les commentaires de divers auteurs] (Utrecht, 1654, v. note [20], lettre 345). Il y est question de maux vénériens dans l’anonyme note 637, page 209, sur le culte qu’on vouait à Priape dans la ville de Lampsaque : {a}

Lampsaceni cives patriam multandum mentulatum istum Priapum censuerunt ; non impune illud Uxores e suppliciis suis hoc a dis impetrarunt, ut periculosus maritis suis pudendorum morbus invaderet, ad quem levandum de oraculi Dodonæi sententia Priapo placato et in patriam postliminio revocato usus erat. Reducitur ergo desideratus Lampsacenis mulieribus Priapus, et plausu ab illis maximo exceptus. Deorum tandem numero inseritur.

[Les citoyens de Lampsaque décidèrent de bannir de leur patrie ce Priape en érection ; mais ils ne firent pas cela impunément car leurs épouses implorèrent les dieux de leurs prières pour qu’une maladie envahît les parties génitales de leurs maris ; et que pour les en soulager, on recourût à une sentence de l’oracle de Dodone voulant qu’on complût à Priape en le faisant regagner sa patrie. Tant désiré par les femmes de Lampsaque, Priape y fut ramené et reçu sous leurs grands applaudisements. Il fut alors enfin compté au nombre des divinités].


  1. Ville de Mysie située sur la rive orientale de l’Hellespont (détroit des Dardanelles). V. note [5], lettre 859, pour Priape.

  2. « Ville ancienne de l’Épire […]. Il y avait proche de Dodone un bois tout de chênes consacré à Jupiter. C’est ce qu’on appellait la forêt de Dodone. Dans ce bois était un temple de Jupiter, dans lequel était le plus fameux et, à ce qu’on prétend, le plus ancien de tous les oracles de la Grèce » (Trévoux).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 18 septembre 1665

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(Consulté le 17/04/2024)

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