L. 840.  >
À André Falconet,
le 13 octobre 1665

Monsieur, [a][1]

On dit que la reine mère [2] est mieux et qu’elle a moins de douleurs, mais c’est par le moyen des narcotiques, que je considère là comme des venins qui étoufferont le peu de chaleur qui lui reste à un âge si avancé ; Louis Duret [3] en a fait un bon et savant chapitre. [1] C’est un des plus fins points de notre pronostic, il ne faut pas se fier à cette bonace qui n’est peut-être pas éloignée de la tempête. J’ai aujourd’hui rencontré un nommé M. Grisi qui venait de Lyon et qui m’a fort parlé de vous, que vous étiez le médecin de M. l’archevêque [4] et de son Conseil. Il m’a aussi parlé de M. Moze, [5] l’apothicaire, [6] qui me prise fort, à ce qu’il dit ; sur quoi je lui ai répondu que je m’en étonnais, vu que je n’avais jamais rien fait pour me faire estimer de ces Messieurs les pharmaciens, que je n’avais jamais ordonné de bézoard, [7] d’eaux cordiales, [8] de thériaque, [9] ni de mithridate, [10] de confection d’hyacinthe, [11] ni d’alkermès, [12] de poudre de vipère, [13] ni de vin émétique, [14] de perles, [15] ni de pierres précieuses et autres telles bagatelles arabesques ; [16] que j’aimais les petits remèdes qui n’étaient ni rares, ni chers, et que je faisais de la médecine le plus simplement qu’il m’était possible. Artem profitemur salutarem et beneficam, non prædatricem et loculorum emunctricem[2] vous entendez tout cela mieux que moi. Quoi qu’il en soit, les apothicaires de deçà se plaignent fort et ont raison, car ils ne font guère de choses et presque rien ; mais c’est encore plus qu’ils n’en méritent, sunt enim nequissimi nebulones et turpissimi lucriones, miseri ardeliones, syrupatri, et iulapistæ[3] comme les nomme notre Jacobus Ginterius Andernanacus, [17] qui était médecin de Paris de la licence [18] de Fernel. [4][19] Il mourut ici hier un des conseillers de la Chambre de justice [20] nommé M. Ayrault. [21] Il était du parlement de Bretagne, [22] c’était un de ceux qui opina à la mort contre M. Fouquet ; [5][23] et néanmoins, voilà la Chambre renversée : il est mort lui-même et M. Fouquet est plein de vie ; c’est ce qu’a dit autrefois Sénèque, [24] qu’il y a eu des gens qui ont survécu à leur bourreau. [6] Vale.

De Paris, ce 13e d’octobre 1665.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no cxxxvii (pages 390‑392) ; Bulderen, no ccclxxvi (tome iii, pages 105‑106) ; Reveillé-Parise, no dclxxxvi (tome iii, pages 559‑560).

1.

Guy Patin pouvait ici faire allusion au chapitre xi, De Hypochondriis [Les Hypocondres], du livre ii, des Hippocratis magni Coacæ prænotiones [Prénotions coaques du grand Hippocrate] traduites et commentées en latin par Louis Duret (1588, v. note [10], lettre 33). Le paragraphe 16 (page 175) y porte sur ce pronostic hippocratique :

Dolorificum cordis malum ætate iam grandi, crebro revertens ; repentinam mortem ostendit.

[En un âge déjà avancé, une affection douloureuse du cœur, si elle revient souvent, expose à une mort imprévue].

Le commentaire de Duret insiste sur le fait que la vieillesse, qui est en soi une maladie [quæ ipsa per se morbus est] (Térence, v. note [29], lettre 418), aggrave beaucoup le cours de toutes les maladies.

2.

« Nous professons un art salutaire et bénéfique, et non un art rapace et pipeur de bourses ».

3.

« ce sont en effet des vauriens sans aucun aveu et des grippe-sous sans nulle vergogne, de misérables ardélions {a} faiseurs de sirops {b} et de julep. » {c}


  1. V. note [3], lettre 105.

  2. V. note [7], lettre 381.

  3. V. note [7], lettre 135.

4.

Jean Gonthier d’Andernach (petite ville d’Allemagne dans le cercle du Bas-Rhin, 1487-Strasbourg 1574), s’appelait véritablement Winther, d’où il fit Guinther qu’on a traduit en latin par Guinterius et en français par Gonthier ou Guintier. Il étudia dans diverses villes d’Allemagne et fut nommé professeur de langue grecque à Louvain. En 1525, il gagna Paris pour y étudier la médecine et devenir bachelier (1528) puis docteur (1530). Particulièrement porté sur l’anatomie, il devint un des médecins de François ier ; mais converti à la Réforme et pressentant les troubles religieux qui allaient déchirer la France, il partit enseigner le grec et pratiquer la médecine à Metz puis à Strasbourg, sous la protection de l’empereur Ferdinand ier. Vésale fut l’un de ses élèves. Il a laissé un grand nombre d’ouvrages d’anatomie et de pratique galénique (Z. in Panckoucke).

5.

Pierre Ayrault (ou Hérault), conseiller au parlement de Rennes et commissaire de la Chambre de justice réunie pour le procès de Nicolas Fouquet, était apparenté à Gilles Ménage, qui a donné ses ascendances familiales à la page 244 de ses Vitæ Petri Ærodii, quæsitoris regii Andegavensis, et Guillelmi Menagii, advocati regis Andegavensis [Vies de Pierre Ayrault, lieutenant criminel du roi à Angers et de Guillaume Ménage, avocat du roi à Angers] (Paris, 1675, v. note [45], lettre 1019). La même source établit que le jésuite René Ayrault (v. note [2], lettre 104) était oncle de Pierre.

Mme de Sévigné (lettre 61 à Pomponne, le 20 novembre 1664, tome i, page 59) :

« M. Fouquet a été interrogé ce matin sur le marc d’or ; {a} il y a très bien répondu. Plusieurs juges l’ont salué. M. le Chancelier {b} en a fait reproche, et dit que ce n’était point la coutume, et au conseiller breton : “ C’est à cause que vous êtes de Bretagne que vous saluez si bas M. Fouquet ? ” »


  1. V. note [25], lettre 224.

  2. Pierre iv Séguier.

6.

Aliquis carnifici suo superstes fuit [quelques-uns ont survécu à leur bourreau] : Sénèque le Jeune, Lettres à Lucilius, épître xiii, § 11.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 13 octobre 1665

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(Consulté le 18/04/2024)

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