L. 846.  >
À André Falconet,
le 13 novembre 1665

Monsieur, [a][1]

Voici une nouvelle nouveauté : un honnête homme m’a ce matin apporté un présent de la part de l’auteur qu’il ne m’a pas encore osé nommer, deux demi-feuilles de papier imprimé sous le titre, Nouvelles sur les Sciences pour mercredi 18e de novembre 1665 Par D.E.D., avec Privilège du roi. Il n’a parlé là-dedans que des comètes et du lait. [1][2] Je crois qu’il a envie de prendre la place du Journal des Sçavans[3] qui a été arrêté dès le troisième mois, tant sur les plaintes du nonce du pape [4] et des jésuites que par les conséquences que quelques-uns tiraient de ce qu’il prenait le chemin de juger avec trop de superbe de tout ce qui paraissait en lumière. C’était M. de Sallo, [5] conseiller au Parlement, qui en avait le privilège et qui, à ce qu’on dit, espère d’y revenir et de faire lever les défenses de continuer qui lui furent signifiées dès le mois de mars dernier. En ce cas, nous ne manquerons point de gazette de toutes façons : voilà la fécondité des esprits de France, plût à Dieu que l’on aimât autant la probité et l’équité, et que l’on fît autant d’état de l’innocence des mœurs que de cette nouveauté, de laquelle tant de gens sont friands. On ne parle plus tantôt ici que de nouveauté et d’argent, voilà les deux charbons qui échauffent aujourd’hui les esprits de la plupart des hommes, aurea vere nunc sunt sæcula[2][6] Dieu soit loué de tout.

Les Anglais, comme les plus faibles, qu’il soit vrai ou non, semblent s’être retirés dans leurs ports et les Hollandais, comme les plus forts, font mine de ne rien craindre et sont fort près de la Tamise ; et néanmoins, on croit qu’ils traitent ensemble des moyens de s’accorder, et je pense que ce serait bien fait pour l’un et pour l’autre ; semper enim fuit anceps et dubius belli eventus[3][7][8] Je viens d’une consultation [9][10] avec un médecin qui m’a dit savoir de bonne part que la reine mère [11] empire fort et que M. Alliot [12] est un effronté charlatan, bien ignorant et bien impudent. M. Seguin [13] n’y a guère de crédit, Vallot [14] et Guénault [15] n’y en ont guère davantage ; male audiunt apud regem aulici isti agyrtæ, et versipilles medicastri[4] Les princes sont bien malheureux d’être en de si mauvaises mains : Væ tibi terra, in qua principes tam facile decipiuntur, et in qua medici tam facile decipiunt, atque decipiunt, etiam principes viros[5][16]

Le parti des 110 millions est tout à fait réglé et arrêté, [6] il commence à s’exécuter : on a signifié plusieurs taxes à quelques particuliers depuis trois jours et on ira dorénavant en continuant jusqu’au bout, à ce que me vient de dire un honnête homme et un de ceux qui ont entrepris ce parti, et qui parle de traiter rudement tous ceux qui seront taxés et auxquels on fera bien trouver de l’argent s’ils n’en donnent. M. de Marillac, [17] gendre de M. de Champigny [18] qui est aujourd’hui votre intendant, n’est point aux grands jours d’Auvergne ; [19] il est ici où il fait la charge au Grand Conseil, même durant l’absence de M. Bailly, [20] son compagnon d’office, qui a été envoyé en Champagne à son abbaye de Saint-Thierry, [21] par disgrâce, lorsque M. Fouquet [22] fut jugé. [7]

Je vous supplie d’assurer M. Delorme [23] que je suis son très humble serviteur et que je lui souhaite une belle vieillesse, avec une privation de tous les symptômes qui suivent ordinairement ce grand âge et qui ont fait dire à Salomon [24] Dies isti non placent[8] et au bonhomme Plaute, [25] Mala merx, mala ætas[9] Dieu le veuille bien conserver longtemps. En continuant les taxes sur les gens d’affaires ou leurs héritiers, on a signifié à Mme de La Cour des Bois [26][27] une taxe de six millions. Son mari est un maître des requêtes qui a pour surnom Girard, [28] homme fort riche, fils du procureur général de la Chambre des comptes ; [29] mais ce n’est point de là que vient la taxe, c’est de feu M. Girardin, [30] Normand, grand partisan, qui était son premier mari. [10] On en a pareillement signifié une à Catelan [31] de six millions et une de 22 millions pour les trois trésoriers de l’Épargne, [11][32][33][34][35] à la veuve Bonneau, [36] trois millions 500 000 livres ; je crois que l’on en imprimera la liste. Je vous envoie un catalogue [37] nouveau de nos médecins qui est à la nouvelle mode. Vale usque ad octiduum, et utinam meliora[12] Je suis de toute mon âme votre, etc.

De Paris, ce 13e de novembre 1665.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no cxxix (pages 376‑377) ; Bulderen, no ccclxxxi (tome iii, pages 112‑115) ; Reveillé-Parise, no dclxxxix (tome iii, pages 562‑564).

1.

Ce premier numéro des Nouvelles sur les Sciences (Paris, Pierre De Bats, René Guignard et Philippe D’Arbisse, daté du mercredi 18 novembre 1665, in‑fo {a} de 8 pages) {b} contient un commentaire sur Les Comètes expliquées, par Gilbert et Pison (pages 2‑6), et des Observations de Schokius {c} et de quelques autres sur le lait et sur les remèdes qu’on en peut tirer (pages 6‑8).

L’avant-propos, « par D.E.D. », {d} explique l’intention du nouveau journal :

« On a jugé que les sciences, divisées pour chaque semaine en discours, lettres, avertissements ou autres remarques, pouvaient recevoir le nom de Nouvelles, souvent pour leur matière et toujours pour leur façon. Le dessein néanmoins, n’en est pas entièrement nouveau et les seules occupations de l’auteur l’ont obligé depuis quelque année de ne le mettre à effet qu’à la fin de celle-ci. Mais parce qu’il n’est point de science à laquelle le temps n’ajoute de la beauté et que les nouvelles que l’on en peut donner ne vieillissent point comme les autres, elles en seront sans doute plus agréables. Au reste, la principale raison pourquoi l’on a d’abord parlé du dessein de cet ouvrage, c’est pour ne le confondre pas avec celui des Conférences que l’on faisait autrefois au Bureau d’adresse, {e} ni moins encore avec le Dénombrement et la Censure des auteurs nouvellement imprimés. {f} Ceux que vous verrez ici sont estimés universellement et nul ne les blâme guère s’il approuve d’autres que lui ; néanmoins, on n’est pas garant de toutes leurs opinions. Comme vous le pourrez lire, vous en pourrez encore juger. »


  1. Le format que Guy Patin appelait « demi-feuilles » est un petit in‑fo (4 pages par cahier).

  2. Du mercredi 18 novembre 1665 au mercredi 3 février 1666 (avec interruption du 16 décembre 1665 au 13 janvier 1666), il n’a paru que dix numéros ; puis le titre a été changé en celui de Recueil des nouvelles sur les sciences.

  3. Sic pour Schoockius : v. note [7], lettre 760, pour le livre de Marten Schoock sur le beurre et le fromage (Groningue, 1664), qui est particulièrement analysé dans cet article.

  4. Nul n’est parvenu à décrhiffrer les initiales de D.E.D.

  5. V. note [15], lettre 324.

  6. Le Journal des Sçavans, v. note [6], lettre 814.

2.

« nous sommes vraiment dans l’âge d’or » (Ovide, v. note [17], lettre 660). Le Journal des Sçavans allait reparaître à partir du 4 janvier 1666.

3.

« car l’issue d’une guerre a de tout temps été douteuse et incertaine ».

Juan de Pineda a commenté cette citation hybride dans ses commentaires sur Job (Paris, 1631, v. note [18], lettre 211), chapitre , verset 25, § 2 (page 202), Deus pugnans pro iustis non dubio Marte [Dieu combat du côté des justes, et non du capricieux Mars] :

Nam quid belli fortuna, et eventu magis dubium, et incertum ? quis vero certum eventum, et fœlicem efficere possit, nisi Divina Providentia atque potestas ? Varius enim eventus est belli, etc.

Fortuna belli semper ancipiti in loco est.

[Pourquoi y a-t-il tant de doute et d’incertitude dans les hasards de la guerre et dans son issue ? Mais quoi d’autre que la providence et la puissance divines pourrait lui donner une issue assurée et heureuse ? Varius enim eventus est belli, etc. {a}

Fortuna belli semper ancipiti in loco est]. {b}


  1. « L’issue de la guerre est en effet capricieuse, etc. » (2e livre de Samuel, 11:25, avec référence erronée de Pineda dans la marge, 2e livre des Rois, 11:24).

  2. « La fortune de la guerre est toujours incertaine » (Sénèque le Jeune, Les Phéniciennes (ou La Thébaïde), acte iv, vers 629, référence correcte indiquée dans la marge).

4.

« ces charlatans auliques et médicastres roués ont mauvaise réputation chez le roi ».

5.

« Malheur à toi, terre, où les princes sont si facilement abusés et où les médecins trompent si facilement, et trompent même les plus grands. » Le début est inspiré de L’Ecclésiaste (v. note [21], lettre 177).

6.

V. note [2], lettre 842, pour cette gigantesque taxe visant à amnistier les partisans qui avaient abusivement ponctionné les finances de l’État.

7.

René ii de Marillac (v. note [6], lettre 686) partageait depuis 1663 la charge d’avocat général au Grand Conseil avec Guillaume Bailly, disgracié pour punir sa bienveillance à l’égard de Nicolas Fouquet (v. note [11], lettre 804).

8.

« Ces jours de la vie sont déplaisants » (source non identifiée).

9.

« L’âge est une mauvaise marchandise » (Plaute, Ménechmes, v. note [9], lettre 588).

10.

Louis Girard, seigneur de La Cour des Bois (mort en 1718 dans sa 95e année), avait été reçu conseiller au Grand Conseil en 1646, puis maître des requêtes en 1654. Il était fils de Henri Girard, seigneur du Tillay, conseiller au Parlement de Paris en 1613 puis procureur général en la Chambre des comptes de 1619 à 1625.

En 1660, Louis avait épousé Anne de Villers, veuve de Pierre Girardin, fermier général et secrétaire du roi (Popoff, no 1307). Il a été question de son premier mari dans les lettres de 1657 au moment de son enlèvement par le prince de Condé, qui aboutit à sa mort sans qu’il eût pu faire verser la rançon qu’on exigeait pour sa libération (v. notes [15] et [19], lettre 484).

11.

V. note [10], lettre 822, pour les trois trésoriers de l’Épargne qui étaient lourdement taxés pour leurs prévarications.

12.

« Vale, à la semaine prochaine, et Dieu veuille nous réserver des jours meilleurs. »

Je n’ai pas identifié « la nouvelle mode » du catalogue des docteurs régents de la Faculté de médecine de Paris qui s’imprimait chaque année au mois de novembre (v. note [20], lettre 7).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 13 novembre 1665

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0846

(Consulté le 19/04/2024)

Licence Creative Commons "Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron." est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International.