L. 848.  >
À André Falconet,
le 24 novembre 1665

Monsieur, [a][1]

Je vous dirai que depuis ma dernière du 20e de novembre les trois trésoriers de l’Épargne [2][3][4][5] qui sont dans la Bastille [6] ont un peu plus de relâche et de liberté, et qu’ils sont visités de leurs parents et amis. Néanmoins, on dit qu’ils sont taxés à 22 millions, M. Jacquier [7] à huit et les deux Monnerot [8][9] à treize ; [1] mais ce n’est pas tout de les taxer, il faut trouver le moyen de les faire payer.

Nous avions ici un certain Provençal nommé Jean Maurin, [10] aussi méchant qu’un Maure. Il fut reçu dans notre Faculté l’an 1646 et est mort il n’y a que deux ans. Il nous a laissé un fils nommé Raphaël [11] qui fut reçu docteur il y a six ans. [2] Ce fils avait des bénéfices qu’il a vendus plusieurs fois, et tant qu’il a pu. Il s’est marié à la fille d’un procureur qui n’avait guère de bien. Elle est morte de misère et de regret d’avoir épousé un homme qui était un étrange compagnon. Cet homme s’est fortement endetté et s’est fourré au bureau des Indes Orientales [12] pour y avoir quelque emploi. Il a été reçu en qualité de médecin avec espérance de quelques gages et comme l’on disait qu’il partirait bientôt, un marchand l’a fait arrêter prisonnier et il est aujourd’hui au quartier du Temple ; [3][13] on lui demande environ 12 000 francs. Ne vous semble-t-il pas qu’il faut être Provençal pour savoir jouer tant de sortes de personnages ? Ulysse dans Homère [14] se déguisait et n’osait dire son nom à celui qui le lui demandait ; l’autre, de dépit, lui dit Va coquin, je te connais, je vois bien de quel pays tu es, tu viens de cette terre noire qui nourrit tant de charlatans et d’imposteurs[4][15] Ne pensez-vous pas que ce soit le pays d’Adieusias ? [16] je le croirais volontiers. Je suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 24e de novembre 1665.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no cxxxix (pages 393‑395) ; Bulderen, no ccclxxxiv (tome iii, pages 119‑120) ; Reveillé-Parise, no dcxci (tome iii, pages 566‑567).

1.

Dessert a (nos 390 et 391) donne une amende moins lourde : cinq millions pour chacun des deux frères Monnerot, Nicolas et Pierre.

2.

Raphaël Maurin, natif d’Annonay (Ardèche), fils de Jean (v. note [37], lettre 117), avait été reçu docteur régent de la Faculté de médecine de Paris en novembre 1659 (Baron) ; Guy Patin a signalé sa mort à Tournai en 1667.

3.

V. note [3], lettre 118, pour le Temple de Paris et son donjon qui servait de prison.

4.

Guy Patin brodait ici à contresens sur les paroles d’Alkinoos à Ulysse, racontant ses aventures aux Phéaciens dans le chant xi de L’Odyssée d’Homère (vers 363 et suivants, traduction de Mario Meunier) :

« En te voyant, Ulysse, nous ne pouvons supposer que tu sois un de ces imposteurs, un de ces charlatans, tels que ces vagabonds que la terre noire en si grand nombre nourrit de tous côtés, artisans de mensonges dont on ne voit jamais la fausseté. Le charme évident de tes dires s’unit au fond de toi à la noblesse d’âme. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 24 novembre 1665

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(Consulté le 28/03/2024)

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