L. 854.  >
À André Falconet,
le 19 janvier 1666

Monsieur, [a][1]

M. Piètre [2] est toujours fort mal. On en dit autant de la reine mère, [3] on dit que ses plaies sont sèches et qu’il y a un grand danger de la gangrène [4] prochaine. Le roi [5] était prêt à partir, mais son voyage est encore différé ; et néanmoins, les troupes marchent toujours jusque sur la frontière de Picardie, on dit qu’ils vont vers Calais [6] et Gravelines. [7] On parle ici d’une trêve entre le roi d’Espagne [8] et les Portugais pour 20 ans, mais cela me semble encore bien incertain et si elle se fait, c’est marque de grande faiblesse au roi d’Espagne. On a ici de nouveau fait commandement aux paroisses de recommencer les prières pour la reine mère ; mais vaille que vaille, Deus est immutabilis, manet voluntas Domini in æternum ; [1] ce qui doit arriver, ce que Dieu a ordonné, ne manque point d’arriver. Lucrèce [9] a dit du dieu des épicuriens Nec bene promeritis capitur nec tangitur ira ; [2] mais moi pourtant je prie Dieu qu’elle en réchappe, et que le roi diminue la taille [10] des pauvres gens des champs et les impôts des villes. [11]

Nous avons encore ici un médecin dangereusement malade, c’est M. Puilon, [12] savant homme qui sait bien son Galien et son Hippocrate. Je m’en fierais bien plutôt à lui qu’à tant d’autres qui font les suffisants avec leurs prétendus remèdes nouveaux : laudanum [13] réduit en petits grains et préparé avec la rosée de mai, [14] le vin émétique, [15] le Gilla Theophrasti[3][16] et autres tels venins. La reine mère est fort empirée, elle a reçu la nuit passée notre Seigneur. Après M. Alliot [17] et le Piémontais ou le Milanais, [18] il y a encore un autre qui se présente. Il dit qu’il la guérira, Dieu lui en fasse la grâce, mais j’ai peur que cela n’arrive point. Dieu communique-t-il sa grâce de faire des miracles [19] à des charlatans [20] et ignorants ? Je ne le saurais croire ; ainsi je me défie toujours d’eux, je pense que telles grâces ne se prodiguent pas aisément. [4]

M. Piètre vient de mourir âgé de 57 ans, il est le dernier d’une grande famille savante et honorable qui a bien eu plus de vertu, de science et de probité que de fortune, qu’elle a toujours méritée et toujours méprisée. Nous en avons encore trois bien malades. M. Piètre est mort le 18e de janvier à quatre heures du matin, d’un catarrhe [21] suffocant ensuite d’un rude accès épileptique. [22] La substance du poumon était toute pourrie avec beaucoup de sérosités dans la poitrine. [23] Il a été porté de sa maison à Saint-Médéric, [24] sa paroisse, où on lui a fait un grand service ; puis a été porté à Saint-Nicolas-des-Champs, [25] où il a été mis auprès des os de son père Nicolas, [26] mon cher maître. Je n’ai pu m’empêcher de pleurer en leur jetant de l’eau bénite. Ce tombeau contient les corps de deux hommes qui ont été bien savants, et le fils bien plus que le père ; uterque requiescat in pace[5] L’ambassadeur d’Espagne a dit à un des nôtres que la reine mère n’en avait plus que pour huit jours. [27] M. le président Le Lièvre [28] a reçu commandement de sortir de Paris pour avoir dit quelque chose contre les taxes. [6] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 19e de janvier 1666.


a.

Bulderen, no cccxcii (tome iii, pages 134‑136) ; Reveillé-Parise, no dcxcix (tome iii, pages 578‑579).

1.

« Dieu est immuable, la volonté du Seigneur demeure pour l’éternité ».

Vaille que vaille : « à tout hasard » (Furetière).

2.

« Il est insensible aux faveurs, indifférent à la colère » (v. note [5], lettre 428).

3.

« le gilla [v. note [9], lettre 311] de Théophraste [Paracelse] »

4.

Mme de Motteville (Mémoires, pages 563‑564) :

« Le lendemain mardi, {a} les mauvais accidents qui paraissaient nous devoir priver de notre illustre princesse augmentèrent toujours ; mais sa propreté, qui, malgré la nature de son mal, ne l’abandonna jamais, l’obligea le soir de désirer que l’on fît son lit. Elle fut obéie avec beaucoup de peine car elle était faible et fort pesante. Aussitôt qu’elle y fut remise, les médecins, qui trouvèrent que son pouls était mauvais et qu’elle s’affaiblissait, dirent au roi qu’il fallait penser à lui faire recevoir le saint viatique. {b} Il était alors cinq ou six heures du soir ; et quoiqu’elle n’eût jamais témoigné d’appréhender la mort, on jugea à propos de la panser avant que de lui dire l’état où elle était. Depuis quelques jours, quand on la pansait, on lui tenait des sachets de senteur auprès du nez pour la soulager de la mauvaise odeur qui sortait de sa plaie. Jusque-là elle n’en avait pas été incommodée parce que les autres remèdes dont elle s’était servie empêchaient la pourriture ; et même alors ceux qui l’approchaient, par la quantité de parfums qui étaient sur son lit, n’en pouvaient pas être incommodés. Cette dernière fois je remarquai qu’elle ne se voyait pas en nécessité de boucher son nez sans avoir de quoi offrir à Dieu par de nouveaux sacrifices ; puis regardant sa main qui était un peu enflée, elle dit tout bas, comme se le disant à elle-même, en faisant un petit signe de la tête qui voulait beaucoup dire : “ Ma main est enflée, dà ; il est temps de partir. ” »


  1. 19 janvier 1666.

  2. V. note [15], lettre 251.

5.

« puissent tous deux reposer en paix. »

6.

V. note [7], lettre 766, pour le marquis de la Fuente, ambassadeur d’Espagne en France.

Thomas Le Lièvre, seigneur de Grisy, marquis de Fourille, etc. (mort en 1669), reçu conseiller au Parlement de Paris en 1626, était devenu plus tard maître des requêtes et président au Grand Conseil (Popoff, no 1575). V. note [10], lettre 852, pour la sévérité de Louis xiv à l’égard des magistrats qui osaient contester sa politique financière.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 19 janvier 1666

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(Consulté le 29/03/2024)

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