Ce 20e de janvier. Je vous écrivis hier la mort et l’enterrement du pauvre M. Piètre. [2] Aujourd’hui, je vous écris la mort de la reine mère [3] qui est arrivée cette nuit, mais je ne sais quel chemin elle peut avoir pris. Trouvera-t-elle en l’autre monde le cardinal Mazarin ? [4] C’était un méchant homme, j’aimerais mieux qu’elle rencontrât M. Piètre car il est mort en grande dévotion. Il pourrait lui dire, en chemin faisant, de bonnes choses pour mieux gouverner son État en l’autre monde si elle y devient reine comme en celui-ci. Elle est morte aujourd’hui à six heures et demie du matin. [1] On travaille à l’embaumement de son corps. On voit déjà sa représentation dans le Louvre pour tous ceux qui sont poussés de curiosité de la voir ; [2] le peuple est friand de telles cérémonies. Dès qu’elle a été morte, le roi [5] est allé à Versailles : [6] c’est pratiquer le précepte du Seigneur, Sinite mortuos sepelire mortuos. [3][7] Il a emmené quant et soi la jeune reine [8] sa femme, et M. le duc d’Orléans [9] et sa femme [10] s’en sont allés à Saint-Cloud. [4][11] M. Blondel [12] m’a envoyé sa réponse contre M. Alliot [13] et j’en ai céans aussi deux exemplaires pour envoyer à Lyon, pour vous et pour M. Spon ; de quoi je m’acquitterai à la première commodité. [5] On parle toujours de la guerre des Anglais, ce qui fait peur à nos marchands, mais elle est encore fort incertaine. [6]
Aujourd’hui est mort à Paris un des plus savants hommes qui fût au monde, c’est M. Jean Tarin, [14] jadis professeur de rhétorique et recteur de l’Université, [15] puis professeur du roi en éloquence grecque et latine. Il était devenu fâcheux et bourru, peut-être à cause de son grand âge car il avait 80 ans. Plût à Dieu que je susse autant de grec et de latin qu’il a su : il savait tout, il était vraiment Panepistemon, aussi bien qu’Angelus Politianus. [7][16] Le roi et la reine seront demain à Saint-Germain-en-Laye, [17] et le corps de la reine mère sera porté sans cérémonie à Saint-Denis. [18] Le roi a remandé M. le marquis de Vardes, [19] mais la comtesse de Soissons [20] n’est point remandée. [8] Il n’y aura cette année ni foire de Saint-Germain, [21] ni bal, ni comédie, tout cela est défendu à cause de la mort de la reine mère. On dit que M. Seguin, [22] son médecin, s’en va tout quitter, qu’il va se retirer en son abbaye, qu’il ne veut plus voir de malades, pour prier Dieu, etc. Je fais réponse à M. Meyssonnier [23] en peu de mots pour celle qu’il m’a écrite, je vous supplie de la lui envoyer. Je voudrais bien qu’il gardât ses paperasses et qu’il ne m’envoyât rien du tout, il est plus fou qu’il ne pense. On porte aujourd’hui en cérémonie le cœur de la reine mère au Val-de-Grâce [24] et demain son corps à Saint-Denis, sans cœur. [9] On dit que le prince de Mecklembourg, [25] qui avait ici épousé Mme de Châtillon, [10][26][27] a renvoyé trois choses au roi, savoir sa femme, son collier de l’Ordre [28] et sa religion papistique, et s’est refait luthérien ; [29] je le tiens un conte pour rire. Je vous baise très humblement les mains et suis de toute mon âme votre, etc.
De Paris, ce 21e de janvier 1666.
1. |
Mme de Motteville (Mémoires, page 569) :
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2. |
Représentation : « image qui nous remet en idée et en la mémoire les objets absents, et qui nous les peint tels qu’ils sont. […] Quand on va voir les princes morts dans leur lit de parade, on n’en voit que la représentation, l’effigie » (Furetière). |
3. |
« Laissez les morts enterrer les morts », Matthieu (8:22), réplique de Jésus à un de ses disciples qui lui disait « Seigneur, permets-moi de m’en aller d’abord enterrer mon père » : Iesus autem ait illi sequere me et dimitte mortuos sepelire mortuos suos. Mémoires de Louis xiv (tome 1, pages 119‑123, année 1666) :
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4. |
Mme de Motteville (Mémoires, page 569) :
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5. |
Francisci Blondeli, Doctoris Medici Parisiensis ad clarissimum virum Petrum Alliot Barroducæum, ducis a Lotharingia Consiliarium et Medicum ordinarium, Epistola de nuntio profligati sine ferro et igne carcinomatis, ducibus itineris Hippocrate et Galeno, nunc nuper ab eodem misso ad chirurgiæ studiosos. [Lettre de François Blondel, {a} docteur en médecine de Paris, au très illustre Pierre Alliot, de Bar-le-Duc, conseiller et médecin ordinaire du duc de Lorraine, {b} sur le traitement du cancer sans le fer ni le feu, avec Hippocrate et Galien pour guides du chemin à suivre, envoyée maintenant et tout récemment par le même à ceux qui étudient la chirurgie]. {c}
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6. |
La guerre entre la France et l’Angleterre fut déclarée le mercredi 27 janvier (Olivier Le Fèvre d’Ormesson, Journal, tome ii, page 443) :
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7. |
Ange Politien (Angelo ou Agnolo Poliziano, Montepulciano, Toscane 1454-Florence 1494), éminent érudit italien, fut précepteur des fils de Laurent de Médicis, puis reçut les ordres pour devenir chanoine de la cathédrale de Florence. V. notule {a}, note [21], lettre 527, pour son Panépistémon [Omniscient]. |
8. |
Remander : « mander de nouveau. Je vais remander mes gens que j’avais renvoyés » (Furetière). V. note [4], lettre 803, pour l’emprisonnement du marquis de Vardes à Montpellier et l’exil de la comtesse de Soissons (Olympe Mancini). Le rappel de Vardes à Paris par le roi était un faux bruit car il ne fut libéré qu’en mars 1667 (v. note [4], lettre 904). |
9. |
Les princesses du sang menèrent ces cérémonies. La Grande Mademoiselle en a laissé le récit (Mlle de Montpensier, Mémoires, seconde partie, chapitre vii, pages 28‑30) :
Olivier Le Fèvre d’Ormesson (comme peut-être Guy Patin) a regardé passer le cortège (Journal, tome ii, page 443‑444) :
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10. |
Christian Ludwig, grand-duc de Mecklenburg-Schwerin (1623-1692), avait succédé à son père, Adolf Friedrich, mort en 1658. Divorcé de sa première épouse, Christine de Mecklenburg-Güstrow, en 1663 (avec autorisation de la Sorbonne et du pape), il s’était remarié le 3 mars 1664 avec Élisabeth-Angélique de Montmorency, duchesse de Châtillon (v. note [74], lettre 166) ; il passa presque tout le temps de son règne à Paris. Tiraillé par les vives querelles diplomatiques entre la Couronne de France et le duché de Mecklenburg, dont il était la cause, le couple menait alors une vie pleine d’intrigues et de brouilles à rebondissements. |
a. |
Bulderen, no cccxciii (tome iii, pages 136‑138) ; Reveillé-Parise, no dcc (tome iii, pages 579‑581). |