L. 863.  >
À André Falconet,
le 13 avril 1666

Monsieur, [a][1]

Comment se porte l’incomparable M. Delorme, [2] est-il vrai que sa jeune femme est morte d’une mort subite ? [3] Si cela est, je le plains bien fort : quand un homme est jeune il a besoin d‘une femme, quand il est vieux il en a besoin de deux. [1] Scaliger le père [4] a dit en ses Exercitations contre Cardan, Sapientes coeunt < ut > ne coeant[2] mais il n’est plus temps quand un homme est si vieux. On parle d’une revue que le roi [5] veut faire de nouveau, les uns disent que ce sera à Troyes, [6] d’autres disent sur la frontière de Picardie. [3] La reine de Portugal [7] partira bientôt et l’on parle de faire M. le duc d’Enghien [8] roi de Pologne ; [4] et on dit que le roi d’Espagne [9] veut prendre notre roi pour arbitre de la controverse qu’il a avec les Portugais.

On a pendu douze faux monnayeurs [10] depuis 15 jours, qui en ont accusé plusieurs autres, entre autres le sieur Delcampe [11] qui est dans la Bastille. [12] On dit que les quarts d’écu, les testons [13] et les pièces de 20 sols s’en vont être décriés, que l’on ne touchera ni aux écus blancs, ni aux louis d’or. On nous promet après Pâques une déclaration du roi pour la réforme des abus du Palais et de la chicane, que les procès par écrit iront tous aux Enquêtes, que la Grand’Chambre < n’>en jugera plus qu’aux audiences et qu’ils n’auront plus d’épices[5][14] Un maître apothicaire de Paris vient de sortir de céans, qui m’a dit que dans trois jours le comte de Königsmarck [15] arrivera ici et qu’il me prie de le faire son apothicaire. [6] J’ai fait l’étonné et lui ai dit que je ne savais pas si je serais son médecin, et il m’a répondu qu’il savait bien que j’étais déjà retenu. Je lui ai promis de le servir dans l’occasion, voilà comment on a introduit la coutume d’aller briguer des pratiques. C’est un ambassadeur de Suède qui est ici attendu pour les affaires publiques. On dit ici que la reine mère de Portugal [16] est morte. [7] La nuit passée, la maréchale de Turenne [17] est morte. On dit qu’elle était furieusement huguenote [18] et que dorénavant, son mari [19] pourra bien se faire catholique ; il a l’esprit doux et est fort raisonnable. [8] Je vous baise très humblement les mains et suis de toute mon âme votre, etc.

De Paris, ce 13e d’avril 1666.


a.

Bulderen, no cccci (tome iii, pages 152‑154) ; Reveillé-Parise, no dccvii (tome iii, pages 590‑591).

1.

Guy Patin a reparlé plus loin du remariage des veufs : v. note [6], lettre 906, où il est question des épouses successives de Théodore de Bèze, dont la dernière (deuxième ou troisième) avait une fille, que son beau-père semblait avoir fort cajolée (en interprétant les dires d’Étienne Pasquier) ; autrement dit, un vieil homme lubrique a besoin de deux femmes, une pour le foyer et une pour la fredaine. Mon interprétation est néanmoins sujette à caution.

2.

« Les gens sages ne se marient pas pour copuler ».

V. note [5], lettre 9, pour les Iulii Cæsaris Scaligeri exotericarum exercitationum liber quintus decimus de Subtilitate, ad Hieronymum Cardanum [Quinzième livre d’essais publics de Jules-César Scaliger sur la Subtilité, contre Girolamo Cardan] (1557). La lecture de l’Exercitatio cxxxi, § 4 (page 188 vo), De fœminæ, ac masculi mutua propensione [Sur le penchant mutuel de la femme et de l’homme] m’a permis de corriger la coquille qui s’est glissée dans la lettre imprimée :

Bruti vero, non sunt homines : qui non ut generent, coeunt : sed ut libidinentur. Eis igitur usuvenit, quod et potoribus. Sapientes bibunt, ut ne bibant : nebulones bibunt, ut bibant. Sic sapientes {a} coeunt, ut ne coeant : bruti coeunt, ut coeant.

[Les bêtes ne sont pas des hommes : eux ne se marient pas pour engendrer, mais pour se débaucher. Il leur arrive la même chose qu’aux buveurs : les gens sages ne boivent pas pour s’enivrer ; les vauriens boivent pour s’enivrer. Ainsi, les gens sages ne se marient pas pour copuler, quand les bêtes s’unissent pour copuler].


  1. Rapientes [les rapineurs], dans la lettre, pour Sapientes [les gens sages].

3.

Le roi n’alla pas si loin. Les 5 et 6 mai, il se rendit à Houilles (v. note [6], lettre 898) pour faire la revue de ses gardes françaises et suisses, du régiment royal puis de sa cavalerie (Levantal).

4.

Mlle D’Aumale, Marie-Françoise-Élisabeth de Savoie, duchesse de Nemours (v. note [1], lettre 820) mariée par procuration, le 10 mars 1666, au roi du Portugal, Alphonse vi, s’apprêtait à voyager par mer pour prendre possession de sa couronne.

Mémoires de Louis xiv (tome 1, pages 146‑147, année 1666) :

« Après divers empêchements apportés par les Espagnols, cette affaire fut enfin absolument résolue ; mais ceux-mêmes qui avaient tâché d’en empêcher la résolution, employèrent toutes sortes d’artifices pour en éloigner encore l’exécution. Elle fut diverses fois différée.

Cependant, je m’étais engagé à prêter huit de mes meilleurs vaisseaux pour le passage de cette princesse, lesquels je tenais toujours prêts pour cet effet. En sorte que quand je fis passer le duc de Beaufort dans l’Océan pour y poursuivre les Anglais, quoique ses forces fussent peu considérables pour cette entreprise, je ne voulus pas qu’il se servît de ces huit vaisseaux parce que l’ambassadeur de Portugal me faisait entendre qu’il attendait de jour en jour un ordre pour partir. Enfin, l’affaire fut arrêtée pour le mois de juin et pour éviter certaines difficultés qui pouvaient naître touchant les cérémonies, l’on résolut que le mariage ne se ferait que sur mes vaisseaux. »

V. note [2], lettre 623, pour les espoirs des Condé sur la Couronne de Pologne.

5.

Il existait alors (comme encore aujourd’hui) deux types de procès civils : par écrit, où les juges statuaient sur pièces, sans réunir les parties ; et en audience, où ils s’assemblaient « pour écouter les parties ou les avocats qui plaident devant eux » (Furetière).

6.

Otto Wilhelm, comte de Königsmarck (Minden, Westphalie 1639-1688), fils du comte Hans Christoffer (v. note [3], lettre 402), avait parcouru les principaux pays de l’Europe et était devenu ambassadeur de Suède, d’abord en Angleterre, puis près de diverses cours d’Allemagne et enfin en France, où il arrivait alors.

7.

Louise de Guzmán (v. note [7], lettre 457), reine régente du Portugal depuis la mort du roi Jean iv en 1656, ne mourut à Lisbonne que le 6 novembre 1666.

8.

Charlotte de Caumont de La Force avait épousé le maréchal de Turenne en 1651 (v. note [5], lettre 262). Elle mourait à l’âge de 44 ans sans avoir eu d’enfant. Profondément religieux, Turenne avait été marqué par son éducation calviniste, mais il détestait le fanatisme et refusait de mêler politique et religion. Tourmenté par la question du salut à partir de 1655, il s’était instruit auprès des anglicans, des jansénistes et de Jacques-Bénigne Bossuet. Il finit en effet par se convertir en 1668, mais par conviction et non par opportunisme (J. Bérenger, Dictionnaire du Grand Siècle).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 13 avril 1666

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(Consulté le 25/04/2024)

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