L. 872.  >
À André Falconet,
le 16 juillet 1666

Monsieur, [a][1]

M. l’ambassadeur de Suède [2] m’a dit ce matin qu’il n’y a nulle apparence de paix entre les Anglais et les Hollandais, que les uns et les autres n’aient encore remis une fois en mer et qu’ils ne se soient derechef battus. [3] Après la victoire que les Hollandais ont remportée sur mer, les Anglais firent aussitôt courir le bruit qu’ils avaient gagné de beaucoup ; mais ce fut un stratagème qui leur a réussi, ce ne fut que pour empêcher une sédition que cette mauvaise nouvelle eût causée dans Londres.

Ce 6e de juillet. Ceux qui viennent de Fontainebleau [4] disent que la goutte [5] est venue à M. Colbert [6] et qu’il se porte mieux. Il est vrai que la goutte [7] est quelquefois critique : [8] revera enim a magnis morbis liberat, nihilominus tamen nutritiorum viscerum pravam diathesim, [9] eamque tandem lethalem indicat. Meministi aphorismi Duretiani : Quand vous avez la goutte vous êtes à plaindre, quand vous ne l’avez pas, vous êtes à craindre. Nimirum refluit serum virulentum et malignum a visceribus intemperatis et male moratis ad pulmonem, qui inde inficitur, et inemendabile vitium concipit[1][10] Enfin, c’est chose certaine que les Anglais ont perdu 28 grands vaisseaux le mois passé, dont sept ont été emmenés en Hollande, et tous les autres ont été enfoncés et sont allés au fond de la mer. Les Hollandais sont aujourd’hui les plus forts et dominantur mari ; [2] mais la paix ne se fait point et n’est pas en état d’être faite. Il faut qu’ils se tiennent sur leurs gardes car les Anglais disent bien qu’ils en veulent avoir leur revanche : quand les loups sont enragés ils mordent bien serré, [11] durique venenum dentis, et admorsu signata in stirpe cicatrix ; [3][12] même il y en a ici qui tiennent qu’ils sont déjà aux mains.

On avait parlé du retour du roi [13] à Vincennes [14] et à Versailles, [15] mais cela est changé : le roi s’en va à Chambord [16] et peut-être delà bien plus loin, jusqu’à La Rochelle [17] où l’on dit que doit aborder dans 15 jours M. de Beaufort [18] avec son armée. [4] J’attendrai le plus patiemment qu’il me sera possible les Voyages de M. de Monconys [19] avec l’autre livre que vous m’avez destinés par M. de Taix, puissent-ils bientôt venir à bon port. [5] Je suis ravi de ce que monsieur votre fils [20] est tout à fait reçu et agrégé dans votre Collège. [21] Dieu lui fasse la grâce de n’y acquérir que du bien et de l’honneur, et de n’en mourir que l’ancien maître. Il a de l’esprit et de fort bonnes qualités, le temps lui en acquerra d’autres et j’espère qu’il réussira bien dans sa profession. [6]

Je ne sais quand le roi ira au Parlement pour sa déclaration contre la chicane et la réformation de tant d’abus qui sont au Palais, mais on en menace ici fort tous les procureurs et les greffiers. Les conseillers mêmes et les avocats en sont épouvantés. Les marchands disent que cela servira à rabattre l’orgueil et la braverie des femmes des procureurs. L’ambassadeur de Suède commence fort à faire diminuer son train : il en partit encore hier 22 officiers qui s’en vont à Bruxelles, [22] en Hollande et delà à Brême ; huit jours auparavant on avait déchargé la maison de pareil nombre de domestiques ; mais pour l’ambassadeur même, on dit qu’il n’est pas encore prêt de s’en aller. Hier après-midi, tandis que j’étais en ville et peut-être au Collège royal[23] un crocheteur m’apporta un paquet qui est sans doute de votre part, dans lequel j’ai trouvé cet Abrégé de l’histoire d’Espagne de Duverdier [24] et les Voyages de M. de Monconys ; et pour le tout, je vous en rends grâces très humbles. [5] M. Blondel [25] me dit hier que son factum viendrait bientôt. [7] Comment se porte M. Delorme, [26] est-il remarié ? Turpe senex miles, turpe senilis amor[8][27] Je vis hier chez M. Cramoisy [28] deux tomes in‑fo d’un médecin espagnol nommé de Heredia, [29] imprimés chez MM. Arnaud [30] et Borde ; [31] mais dans ce peu de temps qu’ils furent entre mes mains, j’y vis tant de fautes de la part de l’imprimeur [32] que j’en fus bientôt dégoûté. Cela pourtant n’empêche point que je n’en désire un exemplaire. Il y a là-dedans un traité qui me les fait désirer malgré les fautes typographiques, c’est un commentaire sur les Histoires épidémiques d’Hippocrate. [9][33] Je vous en ferai rendre le prix par le commis de M. Troisdames [34] qui, Dieu merci, est en bonne santé. On ne parle plus d’aucun voyage du roi, mais seulement que la cour sera encore trois mois à Fontainebleau, que l’ambassadeur de Suède a fait son accord avec nous et qu’il a touché 40 000 livres. Je vous baise très humblement les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 16e de juillet 1666.


a.

Bulderen, no ccccxi (tome iii, pages 172‑175) ; Reveillé-Parise, no dccxvi (tome iii, pages 605‑607).

1.

« c’est qu’en effet, elle donne réellement libre cours à de grandes maladies ; elle révèle toutefois une mauvaise diathèse des intestins, {a} qui peut finir par être mortelle. Souvenez-vous de l’aphorisme de Duret : Quand vous avez la goutte vous êtes à plaindre, quand vous ne l’avez pas, vous êtes à craindre. {b} Une humeur venimeuse et pernicieuse reflue assurément depuis les viscères déréglés et mal adaptés jusqu’au poumon qui, dès lors, s’en imprègne, et prend naissance une affection irrémédiable. » {c}


  1. Mauvaise disposition (v. note [4], lettre latine 17) des « viscères nutritifs » (v. note [6], lettre 558).

  2. Aphorisme de Louis Duret sur la goutte « supprimée » (retenue), présenté et commenté dans la note [9], lettre 131.

  3. Pétri d’hippocratisme, Guy Patin qualifiait la goutte de « critique » car il la voyait comme « symptôme, accident qui fait juger de l’événement [l’issue] de la maladie » (Furetière) ; en cela, il la croyait capable de libérer de maladies qui l’empruntaient comme « exutoire » ; mais il la tenait aussi en soi pour une funeste disposition (diathèse), capable de tuer.

    La pathologie de l’époque apparaît ici dans toute sa confusion. Même prise au sens restreint d’inflammation (v. note [6], lettre latine 412) aiguë d’une articulation, la goutte dépassait alors largement le cadre qu’on lui réserve aujourd’hui (v. note [30], lettre 99).


2.

« et sont les maîtres sur mer ».

3.

« et le venin de leur dure dent, et la cicatrice que leur morsure imprime sur la souche » : Virgile (Géorgiques, chant ii, vers 378‑379), à propos des méfaits causés à la vigne par les animaux.

4.

La cour quitta Fontainebleau le 18 août pour se rendre à Vincennes, mais sans entreprendre de voyage vers Chambord ou La Rochelle (Levantal).

5.

V. notes [6], lettre 825, pour le Journal des Voyages de Balthazar de Monconys (Myon, 1665-1666), et [7], lettre 868, pour l’Abrégé de l’Histoire d’Espagne de Gilbert Saulnier du Verdier (Lyon, 1666), qu’André Falconet faisait porter à Guy Patin ; il allait en accuser bonne réception quelques lignes plus bas.

6.

L’agrégation de Noël Falconet au Collège des médecins de Lyon, après la période probatoire requise, couronnait ses études médicales ; il les avait entamées à Paris en 1660 sous la tutelle de Guy Patin, puis achevées à Montpellier en recevant le bonnet doctoral le 18 juin 1663.

7.

V. note [3], lettre 868, pour le factum de François Blondel contre la Défense de Jacques Thévart (1666).

8.

« Honte au soldat trop vieux, honte au vieil amant » (Ovide, v. note [30], lettre 391).

9.

V. note [19], lettre de Charles Spon, le 15 janvier 1658, pour les deux premiers des quatre tomes des Operum medicinalium de Pedro Miguel de Heredia (Lyon, 1665).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 16 juillet 1666

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(Consulté le 29/03/2024)

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