L. 877.  >
À Charles Spon,
le 21 septembre 1666

Monsieur, [a][1]

Je vous remercie de tant de peines que vous prenez pour mes petites affaires. J’attendrai votre nouvelle édition [2] et après, je satisferai M. Ravaud [3] à qui cependant, je me recommande. Tanaquillus Faber [4] s’en est retourné à Saumur. [1][5] C’est un excellent homme, de la première classe des savants d’aujourd’hui. Nous dînâmes ensemble à Saint-Victor [6] avec quelques bons religieux et des plus savants. Nous nous entretînmes trois heures entières dans leur jardin. Notre conversation fut fort mêlée, mais comme a dit Pétrone, [7] erudita luxu[2][8] Il sait les poètes anciens qui, comme vous savez, entendaient bien la raillerie. Les moines qui nous écoutaient furent fort contents de nous, et nous à peu près d’eux ; mais ils ont fait à M. Mentel, [9] notre collègue, un jugement sur notre entretien, dont je me plains car ils me préfèrent au dit Faber ; en quoi, on voit assez qu’ils ne s’y connaissent pas. Vous savez bien que dans les Adages d’Érasme [10] il y a indoctus ut monachus[3] Et voilà mon écot payé ; je ne voudrais pas pourtant citer ce passage en leur présence, on dirait que je me veux défendre d’un compliment par une espèce d’injure.

Nous avons ici M. Charpentier, [11] notre collègue, fort malade. J’en ai regret parce qu’il est fort habile homme et qu’il n’y en a plus guère de sa trempe. Nous en avons perdu depuis huit mois des meilleurs, savoir MM. Piètre, [12] Le Conte [13] et Hommetz. [14] Ces trois-là savaient plus que 50 autres, le duc d’Albe [15] disait que cent grenouilles ne valaient pas une tête de saumon. [4] Nous avons aussi perdu M. D’Aubray, [16] lieutenant civil, c’était un honnête homme qui était merveilleusement intelligent pour l’exercice de cette grande charge. On n’a pas bien connu sa maladie et de plus, un charlatan [17] lui a donné deux prises de vin émétique [18] avec lesquelles il a bientôt passé au pays d’où personne ne revient, [19] mais il n’y a pas de quoi s’étonner de cela. Il est mort de la main d’un charlatan, lui-même dont la charge était de chasser cette sorte de gens qui se disent impudemment et faussement médecins de Montpellier. [20] Ce ne sont que de misérables gredins, gens sans lieu et sans aveu, moines défroqués, fraters, apothicaires [21] et barbiers [22] gascons, qui promettent des secrets contre toute sorte de maladies et plusieurs autres ; témoin, notre abbé Aubry, [23] natif de Montpellier, qu’on prend pour un grand docteur[5][24][25][26] Nous n’avons ici rien de nouveau ni de certain de la guerre de la part des Anglais ni des Hollandais. [27] Je ne lis aucune gazette étrangère, ni même de manuscrites, [28] mais j’apprends que ceux qui les font mentent aussi hardiment qu’à Paris pour complaire à ceux qui les mettent en besogne. Adieu.

De Paris, ce 21e de septembre 1666.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no cxlviii (pages 416‑418), sûrement à Charles Spon, et Bulderen, no ccccxvi (tome iii, pages 183‑184), à « À Monsieur F.S.M.D.R. », abréviation bâtarde entre F.C.M.D.R., Falconet conseiller médecin du roi, et C.S.C.M.D.R. ; Reveillé-Parise, no dccxx (tome iii, pages 612‑614), à André Falconet.

La similitude des dates et la proximité des contenus, entre celle-ci et la précédente, m’ont décidé pour Spon.

1.

V. note [3], lettre 530, pour Tanneguy Le Fèvre, professeur en l’Académie calviniste de Saumur. La nouvelle édition lyonnaise dont il est question dans la phrase précédente était la troisième des Opera de Daniel Sennert, préparée par Charles Spon et imprimée chez Jean-Antoine Huguetan et Marc-Antoine Ravaud (v. note [3], lettre 819).

2.

« experte en voluptés ». L’expression n’est pas de Pétrone, mais de Tacite au sujet de Pétrone (Annales, livre xvi, chapitre xviii) :

Nam illi dies per somnum, nox officiis et oblectamentis vitæ transigebatur ; utque alios industria, ita hunc ignavia ad famam protulerat, habebaturque non ganeo et profligator, ut plerique sua haurientium, sed erudito luxu.

[Il consacrait le jour à dormir, la nuit aux devoirs et aux plaisirs de la vie ; de même que d’autres avaient été connus pour leur activité, lui l’était pour sa paresse ; mais il n’était pas considéré comme un pilier de cabaret et un prodigue comme la plupart de ceux qui dévorent la fortune, plutôt comme un expert en voluptés]. {a}


  1. On pourrait aussi traduire erudito luxu par « libertin érudit ».

Fondée au xiie s., l’abbaye Saint-Victor était située dans le faubourg de même nom (v. note [4], lettre 60), sur le terrain aujourd’hui occupé par la Faculté Jussieu (ve arrondissement de Paris). Elle accueillait des chanoines réguliers de Saint-Augustin, formant une congrégation distincte de leurs confrères de Sainte-Geneviève (génovéfains proprement dits, v. note [42], lettre 324). Son École avait été, avec celle de la cathédrale Notre-Dame, à l’origine de l’Université de Paris. Ses bâtiments ont été rasés au cours du Premier Empire. V. note [61] du Faux Patiniana II‑7 pour la Bibliothèque Saint-Victor.

3.

« ignorant comme un moine ».

Indoctus ut monachus n’est ni l’un des 4 151 adages d’Érasme, ni une expression que contient leurs commentaires ; mais on lit dans Rabelais (Gargantua, xxxix) : « Notre feu abbé disait que c’est chose monstrueuse voir un moine savant. »

4.

V. note [24], lettre 601.

5.

Guy Patin s’escrimait à nouveau contre les charlatans prescripteurs d’antimoine et autres méchantes drogues ; mais cette fois-ci, ses imprécations étaient bien au-dessous de la réalité.

Simon Dreux d’Aubray (v. note [8], lettre 180) était le père de Marie-Marguerite (1630-1676), devenue par son mariage en 1651 marquise de Brinvilliers. Le couple avait sombré dans une vie dispendieuse et dissolue. Lassée des frasques de son mari, la marquise avait pris en 1659 pour amant affiché Gaudin de Sainte-Croix.

En 1665, pour mettre fin au scandale qui souillait son nom, Dreux d’Aubray, lieutenant civil au Châtelet, avait fait enfermer Sainte-Croix à la Bastille où il fit connaissance d’un certain Italien, nommé Exili, qui l’initia à l’art des poisons. Sorti de prison au bout d’un an avec son compagnon, qu’il garda à son service, Sainte-Croix avait repris discrètement ses relations avec sa maîtresse en la dotant d’une puissante arme criminelle dont elle apprit vite à se servir sans retenue.

Son propre père fut sa première victime : pendant l’automne 1666, le lieutenant civil se trouvait dans sa terre d’Offemont, près d’Attigny ; il y avait emmené sa fille qu’il croyait guérie de son indigne passion et à qui il avait rendu toute son affection ; là, le vieillard, miné depuis plusieurs mois par un mal inconnu, fut pris tout à coup de douleurs atroces accompagnées de vomissements ; on le ramena mourant à Paris où il ne tarda pas à expirer. Le médecin qui le soigna attribua une mort si prompte à la goutte remontée. Quant à la marquise, elle prodigua à son père les soins les plus touchants et donna des marques de la douleur la plus vive. Mme de Brinvilliers et son amant étaient délivrés d’un censeur incommode… (G.D.U. xixe s.).

Olivier Le Fèvre d’Ormesson (Journal, tome ii, page 472) n’avait pas mieux deviné que Patin la clef de cette sombre histoire :

« Le samedi 12 septembre, je fus avec mon fils et M. Le Roy donner de l’eau bénite à M. le lieutenant civil, mort du jour précédent après une maladie de sept jours. L’on attribuait la cause de sa mort à la douleur que lui causait une de ses filles, dévote qui lui demandait partage et lui avait fait donner un exploit ; {a} mais c’était surtout la douleur de ne pouvoir, depuis longtemps, obtenir la permission de résigner sa charge à son fils ni en retirer récompense, ses affaires domestiques étant en mauvais état. M. Dreux d’Aubray avait été maître des requêtes et lieutenant civil en 1643, le roi lui ayant vendu cette charge, que M. de Laffemas {b} exerçait par commission, cinq cent cinquante mille livres d’argent et vingt mille écus pour un prêt. Chacun raisonne sur la disposition de cette charge ; les uns la donnent au frère de M. Colbert, d’autres à M. Pussort, d’autres à M. le président Le Pelletier, {c} et tous la souhaitent au fils. »


  1. Qui lui réclamait sa part d’héritage par assignation en justice.

  2. Isaac de Laffemas, v. note [12], lettre 447.

  3. V. note [6], lettre 989.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 21 septembre 1666

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(Consulté le 29/03/2024)

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