L. 891.  >
À André Falconet,
le 24 novembre 1666

Monsieur, [a][1]

Je ne me mets plus en peine du Scaligerana, je m’attendrai à votre promesse. [2] J’en ai céans un manuscrit, je le fis transcrire il y a 30 ans sur l’original que m’en prêtèrent MM. Dupuy [3][4] qui étaient mes bons amis et de fort honnêtes gens. Voici de la manière que le livre a été fait : un jeune homme qui n’avait pas 20 ans, nommé Jean de Vassan, [5] de Champagne, huguenot [6] qui avait étudié à Genève, [7] prit à Paris des lettres de recommandation du grand Casaubon [8] pour Joseph Scaliger et s’en alla en Hollande ; ce Jean de Vassan était neveu de MM. Pithou, [9][10] grands amis de Scaliger qui était visité toutes les semaines par toutes sortes de gens savants ; Jean de Vassan écoutait tout ce que disait Scaliger et l’écrivait ; de là vint ce livre qui est aujourd’hui dans la Bibliothèque du roi. [11] Jean de Vassan étant de retour de son voyage fut fait ministre puis, par le moyen du cardinal Duperron [12] et d’une bonne pension, il se fit catholique ; [13] mais la pension n’allant pas bien, il se fit moine feuillant [14] et avant que d’y aller, fit présent de ce manuscrit à MM. Dupuy. Je l’ai connu et visité aux Feuillants [15] où il est mort environ 1647, fort vieux et presque dans un délire de vieillesse. [1][16] C’était un homme très fin, bien rusé et prudemment dissimulé ; aussi avait-il bien joué de différents personnages en sa vie. Je ne veux pas oublier à vous dire que si vous avez, en l’état de convalescence où Dieu merci vous êtes présentement, le Scaligerana, c’est un livre fort propre à vous divertir. Il y a bien là-dedans des mouvements d’esprit d’un Gascon échauffé et évaporé, dont vous ne ferez que rire. [2] Il y en a d’autres qui sont fort hardis et qui donneront de l’étonnement. Il y a aussi quelques articles et quelques points d’érudition qui ne sont point communs car ce démon d’homme là savait tout, et plût à Dieu que je susse ce qu’il avait oublié ; mais il est mort en l’an 1609, je n’avais que sept ans. Scaliger a été par ses bonnes parties un des plus grands hommes qui aient vécu depuis les apôtres ; mais de même que les autres hommes, il a eu ses défauts, qu’on ne peut haïr sans haïr les hommes qui en sont composés. Je suis, etc.

De Paris, ce 24e de novembre 1666.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no cliv (pages 427‑429), le 26 novembre ; Bulderen, no ccccxxxi (tome iii, pages 206‑207), le 24 novembre ; Reveillé-Parise, no dccxxxiv (tome iii, pages 629‑630), le 27 novembre ; mais toutes destinées à André Falconet.

1.

Notre édition contient une lettre de Guy Patin à Jean Vassan de Saint-Paul, datée du 8 novembre 1643.

V. note [6], lettre 888, pour le Scaligerana de 1666.

2.

Par exemple, page 316 du Scaligerana :

« Les Esséens {a} ne chiaient pas le jour du Sabbat ; nos Hollandais n’y eussent pas été bons. » {b}


  1. Ou Esséniens, v. note [19], lettre 229.

  2. Pour être honnête, cela se lit dans la réédition de 1740, où « chiaient » a remplacé « dînaient », qui n’avait ni sel ni sens, mais figurait dans les deux premières éditions (1666, page 109, et 1669, page 105).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 24 novembre 1666

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0891

(Consulté le 28/03/2024)

Licence Creative Commons "Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron." est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International.