L. 905.  >
À André Falconet,
le 20 mars 1667

Monsieur, [a][1]

On ne parle que de plaintes de taxes et de grande cherté. M. Colbert, [2] interrogé sur le déprix des monnaies, [1] a répondu qu’il le fallait demander au roi [3] et qu’il n’y avait que lui qui le sût. Tout le monde est ici merveilleusement consterné et abattu, nous aurons bientôt besoin de dire comme cet ancien, Refodio Antigonum ; [2][4] mais pourtant, Dieu nous préserve et garde d’un autre Mazarin, [5] vide Lipsium Centuria i, Epistola 4[3][6] On dit ici que la paix est faite entre nous, les Anglais et les Hollandais. [7] Si cette nouvelle est vraie, les partisans et leurs héritiers en seront plus rudement traités car on exécute bien du monde pour les taxes et l’argent est extrêmement pressé par les poursuites qu’on en fait. Des archers dans Rouen ont voulu prendre un receveur du Domaine par ordre de la Chambre de justice. [8] Lui et les siens se sont défendus, quatre des dits archers y sont demeurés sur la place et le receveur n’a pas été pris. Plainte en a été faite au roi comme d’une rébellion à justice, sur quoi on a tenu Conseil à Saint-Germain. [9]

Le roi s’en va pour six jours à Versailles. [4][10] M. le duc d’Orléans [11] a demandé le gouvernement de Languedoc [12] vaquant par la mort du prince de Conti. [13] Le roi le lui a refusé, lui a augmenté son apanage en récompense, et l’a donné à M. le duc de Verneuil. [14] On dit que le voyage de M. le duc de Chaulnes [15] à Rome est encore différé pour trois mois, cela fait soupçonner que le roi et le pape [16] ne sont pas en bonne intelligence ensemble. J’irai voir M. le président de Blancmesnil [17] pour votre procès lorsqu’il sera temps, et quelques autres juges aussi, le mois prochain. Le comte de Königsmarck, [18] ambassadeur de Suède, viendra ici pour offrir au roi, de la part de son maître, une médiation entre les Français, les Anglais et les Hollandais. Les Danois sont de nouveau entrés en une nouvelle alliance avec les Hollandais. Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 20e de mars 1667.


a.

Bulderen, no ccccxliv (tome iii, pages 229‑230) ; Reveillé-Parise, no dccxliii (tome iii, pages 642‑643).

1.

Déprix, comme l’indique sa mise en italique dans Bulderen, ne se trouve dans aucun dictionnaire et semble être un synonyme de dépréciation. Sinon, par ignorance d’un vieux mot du droit féodal, le transcripteur initial a pu remplacer « dépri » par « déprix des monnaies ». Dépri s’accorde en effet mieux avec la phrase qui précède : c’était la déclaration, au bureau des aides, du vin et autres denrées qu’on souhaitait transporter pour les vendre, en vue d’en payer les taxes après qu’on les avait vendus.

2.

« Je cherche à déterrer Antigone » (v. infra notule {d}, note [3]), pour dire que Colbert ferait presque regretter Mazarin.

3.

« voyez Lipse, centurie i, épître 4. »

Guy Patin renvoyait André Falconet à la fin de la lettre iv, centurie i (pages 4‑5) du Iusti Lipsii Epistolarum selectarum Chilias [Millier d’épîtres choisies de Juste Lipse]. {a} Elle est datée d’Overijse, {b} le 1er juillet 1585, et adressée au philologue hollandais Gerardus Falkenburgius. Lipse s’y plaint de la tyrannie des gouvernants et parlant de Cologne, déplore le peu de liberté des villes de l’Empire :

Sed revera (dicendum est) peccamus multi in hanc partem, provocamus pericula ; et lacessimus sæpe imperantes vana quadam specia aut superbæ libertatis, aut incautæ pietatis. Modestia autem est quæ Deo placitan et his qui dij in terris. Reges ut fulmina esse didici : dura frangere, mollibus plerumque illæsis. Itaque hæc tempora, ut nimbum, habeo : donec desævierint, latito et me tego. Nec nimium tamen de sævitia illorum queror : quia scio exoriri posse deteriora. Rusticulus ille mihi in mente : qui diu de Antigono rege vivo questus, cum obiisset sucessore peiore : terram laboriose invertens, et votorum iam pœnitens, Antigonum, inquit, refodio. Faxit et ille deus, ut hic turbæ nostræ stent, neu brevi procellæ ingruant sæviores.

[Mais en vérité, il faut bien le dire, nous péchons beaucoup en cette matière, nous provoquons les dangers et souvent nous indisposons ceux qui nous gouvernent par quelque stupide sorte d’impudente liberté ou d’imprudente soumission ; or c’est la modération qui plaît à Dieu, et ceux qui le représentent sur terre m’ont appris que les rois sont comme la foudre : ils brisent ce qui est solide, sans la plupart du temps faire de mal à ce qui est fragile. C’est pourquoi je tiens ces temps pour un orage : je me cache et m’abrite jusqu’à ce qu’ils s’apaisent. Pourtant, je ne me plains pas trop de leur fureur car je sais bien que de pires peuvent nous venir. J’ai à l’esprit ce paysan qui s’était longtemps plaint du roi Antigone vivant ; {c} quand un pire lui eut succédé, labourant péniblement sa terre, il dit, en regrettant alors ses imprécations, « Je cherche à déterrer Antigone ». {d} Puisse surtout ce dieu faire que nos troubles s’en tiennent là et que de plus furieux orages ne fondent pas bientôt sur nous].


  1. Avignon, 1609, v. note [12], lettre 271.

  2. Ville natale de Lipse, v. note [15] du Grotiana 1.

  3. Un des généraux d’Alexandre le Grand, issu d’une famille noble macédonienne, Antigone le Borgne (Antigonos monophtalmos en grec) devint satrape de Phrygie à la mort d’Alexandre (323 av. J.‑C.) et aspira à régner sur l’Empire. S’étant proclamé roi d’Asie en 305, il déclencha la révolte des quatre satrapes les plus puissants (Ptolémée, Séleucos, Cassandre et Lysimaque) qui mit tout le pays à feu et à sang. Antigone fut battu et tué à la bataille d’Ipsos en 301. Les querelles des quatre prétendants à sa succession plongèrent l’Asie Mineure dans des calamités bien pires encore que ce qu’elle avait connu sous Antigone.

  4. Les R.P. Aloysii Novarini Veronensis Clerici Regularis Adagia Formulæque proverbiales, ex Sanctorum Patrum, Ecclesiasticorumque Scriptorum Monumentis accurate proptæ… [Adages et Formules proverbiales que Le R.P. Aloysius Novarinus, {i} clerc régulier natif de Vérone, a tirées des œuvres des saints Pères de l’Église et des écrivains ecclésiastiques…] (Vérone, Typis Merulianis, 1651, in‑fo, tome i), ont repris ces mots dans l’adage 1584, page 496, Antigonum refodere [Déterrer Antigone] :

    Tractator ex nostris insignis nostri ævi ærumnas describens ait inter alia : Sed eo iam ventum est, ut Antigonus sit refodiendus, cum ita magnæ sint ærumnæ, ut graviores sint timendæ. Ortum ab historia hoc dictum habet, quam refert, et huic sensui aptat Lipsius quoque epist. ad Gerartum Falkenburgium, in qua ita loquitur : […].

    [Décrivant les misères de notre siècle, un de nos célèbres exégètes dit entre autres choses : On en est déjà arrivé au point qu’il faille déterrer Antigone, car si grandes que soient les misères, il faut en craindre de pires. {ii} Ce dicton vient d’une histoire qu’on raconte, et dont Lipse se sert aussi avec ce sens quand il dit, dans une lettre à Gerartus Falkenburgius : (…)]. {iii}

    1. V. note [46], lettre 166.

    2. Je n’ai pas identifié le célèbre tractator [exégète] que citait Novarinus.

    3. Novarinus conclut son article en recopiant l’extrait de Lipse cité ci-dessus, de Reges ut fulmina… à …procellæ ingruant sæviores.

    Faute de mieux, je conclus que, comme le laissait entendre Patin, Lipse (né en 1547) est le probable inventeur du proverbe qu’il servait à son correspondant, en pensant que, s’il l’avait connu, Érasme n’aurait pas manqué de le colliger dans ses Adages (1536).


4.

Le roi et la reine quittèrent Saint-Germain pour Versailles le 19 mars, mais revinrent à Saint-Germain dès le 21 (Levantal).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 20 mars 1667

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(Consulté le 28/03/2024)

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