L. 914.  >
À André Falconet, le 27 mai 1667

Monsieur, [a][1]

Ce 25e de mai. > On dit ici tant de nouvelles, et la plupart fausses, que je ne sais que vous écrire. Je vous mandai hier tout ce que je savais, vrai ou non. M. D’Artagnan [2] est entré dans le pays ennemi avec 2 000 chevaux. Le roi [3] a envoyé ses maréchaux des logis à Valenciennes [4] pour y marquer les logements comme s’il n’y avait qu’à y entrer, mais j’ai peur que quand on viendra à l’exécution, le droit civil n’y suffira point, il y faudra aller avec le droit canon et l’y employer de la bonne sorte. Pendant que le roi fait la guerre en Flandres, [5][6] la mort ne laisse pas de faire la sienne à l’ordinaire : voilà que j’apprends la mort d’un des plus savants hommes qui fût au monde dans les langues orientales, c’était M. Bochart, [7] ministre de Caen [8] en Normandie, qu’une apoplexie [9] a emporté en peu d’heures. Il n’avait pas 70 ans, il n’est mort que d’une trop grande contention d’esprit et débauche d’étude. [1] Il était prêt de faire imprimer son livre du Paradis terrestre. J’ai céans les deux beaux livres qu’il a faits de la Géographie sacrée et des Animaux de la Sainte Écriture, et je les lis quelquefois avec plaisir. [2] Tels hommes ne devraient jamais mourir. Je l’ai connu en cette ville l’an 1648, il m’a fait l’honneur de dîner avec moi deux fois, avec mon ami M. Naudé, [10] avec lequel il fit le voyage de Suède l’an 1652, et partirent tous deux pour s’en revenir de deçà ; mais le pauvre M. Naudé fut attrapé d’une fièvre en chemin, dont il fut arrêté et mourut dans Abbeville, [11] le 29e de juillet 1653. Et six semaines après mourut le brave M. de Saumaise, [12] d’une colique bilieuse [13] aux eaux de Spa, [14] faute d’être saigné. Il faut encore mettre au rang des morts M. de Scudéry [15] qui a fait tant de beaux livres et de beaux romans ; [3] il est mort depuis peu ici d’une apoplexie.

J’entretins hier au soir M. le premier président [16] qui m’y avait invité par lettre. [4] Il me manda si les Anciens avaient connu le sucre. [17] Je lui dis que oui, que Théophraste [18] en a parlé dans son fragment du miel, [19] où il en fait de trois sortes : l’une qui est des fleurs, et c’est le miel commun ; l’autre de l’air, qui est la manne des Arabes ; [20][21] et la troisième des roseaux, εν τοις καλαμοις, [5] qui est le sucre. Pline [22] l’a connu aussi et en parle sous le nom de sel des Indes. Galien [23] et Dioscoride [24] l’ont nommé Sacchar, et c’était en ce temps-là une chose bien rare. M. de Saumaise en a fait d’autres remarques dans ses Exercitations sur Solin[6][25][26] Je suis, etc.

De Paris, ce 27e de mai 1667.


1.

Contention : « forte application d’esprit. Pour inventer une si belle machine, il a fallu une grande contention, une grande application d’esprit, un effort d’imagination » (Furetière).

2.

V. notes :

  • [4], lettre latine 353, pour le « Paradis terrestre » de Samuel Bochart, qui n’a paru qu’en 1692 ;

  • [34], lettre 237, pour sa Géographie sacrée (Phaleg et Chanaan, Caen, 1646) ;

  • [14], lettre 585, pour son livre sur les Animaux de la Sainte Écriture (Hierozoïcon, Londres, 1663).

3.

Ce compliment surprend sous la plume de Guy Patin, qui ne prisait guère les romans : était-il ironique, ou les premiers transcripteurs de ses lettres ont-ils édulcoré son sentiment ? V. notes [68] et [69], lettre 336, pour Georges de Scudéry et sa féconde production romanesque, en coopération avec sa sœur Madeleine.

4.

Dictionnaire de Port-Royal (pages 578‑579) :

« Le P. Pierre Lallemant note dans son Journal l’acte de naissance de l’académie Lamoignon : {a} “ M. le premier président ayant pris le dessein de former une académie où l’on parlerait des belles-lettres, le lundi 9e jour de mai 1667, se retrouvèrent chez lui, en l’appartement de M. de Lamoignon son fils, Mondit sieur le premier président ”, ainsi que 14 amis. “ On y demeura depuis cinq heures jusqu’à sept heures du soir à parler de plusieurs choses avec liberté. ” Parmi eux se trouvent des gens de robe, maîtres des comptes, conseillers ou avocats, qui forment le groupe le plus important, des jésuites et deux génovéfains. {b} Tous ces hommes ont en commun d’être sinon partisans de Fouquet, du moins révoltés par les irrégularités du procès, et hostiles à Colbert. La deuxième séance se tient le 16 mai, avec quatre nouvelles personnes : Henri de Bessé, sieur de La Chapelle, Guy Patin et son fils, Charles Patin, Bernard du Plessis-Besançon. Les séances suivantes ont lieu à date assez régulière les 23 mai, 6, 13, 20, 27 juin, puis les 4, 7 juillet, 2, 8 et 29 août. {c} De nouveaux membres de l’académie apparaissent déjà comme Paul Pellisson, Gilles Ménage ou le jésuite René Rapin […]. D’autres jésuites sont aussi assidus chez Lamoignon : Gabriel Cossart, Dominique Bouhours, Philippe Briest, Louis Bourdaloue. Plusieurs membres de la famille de Guillaume de Lamoignon sont souvent présents, comme ses deux fils, Chrétien-François et Nicolas, René de Marillac, fils de Michel ii de Marillac et de Jeanne Potier, et neveu de Lamoignon. »


  1. V. note [2], lettre 566.

  2. Chanoines de Sainte-Geneviève (v. note [42], lettre 324).

  3. Tous ces jours étaient des lundis.

Olivier Le Fèvre d’Ormesson (Journal, tome ii, page 511, lundi 11 juillet 1667) était aussi un invité de l’académie Lamoignon :

« Après le dîner, je fus à la conférence chez M. le premier président, où M. Pellisson nous dit l’histoire de la vie de Torquato Tasso, {a} né dans le duché de Naples, le plus grand poète de son siècle. »


  1. Le Tasse, v. note [5] du Faux Patiniana II‑1.

5.

« au moyen des roseaux ».

6.

V. note [15], lettre latine 109, pour la manne libanaise des Arabes (miel de rosée de Galien).

  • Le passage de Pline sur le sucre occupe le court chapitre xvii du livre xii de son Histoire naturelle (Littré Pli, volume 1, page 480) :

    Saccharon et Arabia fert, sed laudatius India : est autem mel in arundinibus collectum, gummium modo candidum, dentibus fragile, amplissimum nucis avellanæ magnitudine, ad medicinæ tantum usum.

    « L’Arabie produit du sucre, mais celui de l’Inde est plus estimé. C’est un miel recueilli sur les roseaux, blanc comme les gommes, cassant sous la dent ; les plus gros morceaux sont comme une aveline, {a} on ne s’en sert qu’en médecine. »


    1. Grosse noisette.

  • Dans ses Plinianæ exercitationes… [Essais pliniens…], {a} Claude i Saumaise a consacré plusieurs passages à l’antiquité du sucre. Outre ce qu’en a rapporté Furetière, {b} il y commente ce vers de Lucain, Quique bibunt tenera dulces ab harundine succos {c} (volume 2, page 1019, première colonne, repère B) :

    Hodie quoque Sacchari vulgaris diluti succo multi pocula sua condiunt et edulcant. Antiqui Sacchari virtutes ad medicinam utiles, recenset Dioscorides : quod sit ευκοιλιον, hoc est ventris morantis incitamentum : quod oculorum obscuritatem abstergeat : quod renes, et vesicam iuvet exulceratam. Horum nihil in saccharum hodiernum poteste cadere, quoniam has virtutes non habet.

    [De nos jours aussi beaucoup de gens aromatisent et adoucissent leurs boissons avec une dilution de sucre commun. Dioscoride{d} recense les utiles vertus du sucre antique en médecine, disant : qu’il est eukoïlos, {e} c’est-à-dire qu’il stimule un intestin paresseux ; qu’il dissipe l’obscurcissement de la vue ; qu’il est bienfaisant dans les ulcérations des reins et de la vessie. Rien de tout cela ne vaut pour le sucre d’aujourd’hui, parce qu’il ne possède pas de telles vertus].


    1. Sur le Polyhistor de Solin, Paris, 1629, v. note [6], lettre 52.

    2. V. note [4], lettre 86.

    3. « Et ceux qui boivent les douces liqueurs qu’on tire du roseau », Lucain, La Pharsale (v. note [33], lettre 104), livre iii, vers 236.

    4. V. note [7], lettre 103.

    5. « Qui libère le ventre » (Bailly).

  • À l’article Bambou [Arundo tabaxifera], le Dictionnaire de Trévoux a judicieusement, me semble-t-il, résumé la question qu’on discutait alors à l’académie Lamoignon :

    « Il s’est élevé beaucoup de disputes entre les naturalistes sur le sacchar et tabaxer. La plupart prétendent que ces noms étaient propres à la canne de sucre et au sucre qu’on en tire. Les autres au contraire, soutiennent que c’est mal à propos puisqu’ils sont encore usités dans les Indes et consacrés pour signifier le suc du bambou. »

a.

Du Four (édition princeps, 1683), no clviii (pages 436‑438) ; Bulderen, no ccccliii (tome iii, pages 246‑248) ; Reveillé-Parise, no dccli (tome iii, pages 654‑655).


Correspondance complète et autres écrits de Guy Patin, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Lettre de André Falconet à Guy Patin, le 27 mai 1667.
Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0914
(Consulté le 23.03.2023)

Licence Creative Commons "Correspondance complète et autres écrits de Guy Patin, édités par Loïc Capron" est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International.