< Ce 25e de mai. > On dit ici tant de nouvelles, et la plupart fausses, que je ne sais que vous écrire. Je vous mandai hier tout ce que je savais, vrai ou non. M. D’Artagnan [2] est entré dans le pays ennemi avec 2 000 chevaux. Le roi [3] a envoyé ses maréchaux des logis à Valenciennes [4] pour y marquer les logements comme s’il n’y avait qu’à y entrer, mais j’ai peur que quand on viendra à l’exécution, le droit civil n’y suffira point, il y faudra aller avec le droit canon et l’y employer de la bonne sorte. Pendant que le roi fait la guerre en Flandres, [5][6] la mort ne laisse pas de faire la sienne à l’ordinaire : voilà que j’apprends la mort d’un des plus savants hommes qui fût au monde dans les langues orientales, c’était M. Bochart, [7] ministre de Caen [8] en Normandie, qu’une apoplexie [9] a emporté en peu d’heures. Il n’avait pas 70 ans, il n’est mort que d’une trop grande contention d’esprit et débauche d’étude. [1] Il était prêt de faire imprimer son livre du Paradis terrestre. J’ai céans les deux beaux livres qu’il a faits de la Géographie sacrée et des Animaux de la Sainte Écriture, et je les lis quelquefois avec plaisir. [2] Tels hommes ne devraient jamais mourir. Je l’ai connu en cette ville l’an 1648, il m’a fait l’honneur de dîner avec moi deux fois, avec mon ami M. Naudé, [10] avec lequel il fit le voyage de Suède l’an 1652, et partirent tous deux pour s’en revenir de deçà ; mais le pauvre M. Naudé fut attrapé d’une fièvre en chemin, dont il fut arrêté et mourut dans Abbeville, [11] le 29e de juillet 1653. Et six semaines après mourut le brave M. de Saumaise, [12] d’une colique bilieuse [13] aux eaux de Spa, [14] faute d’être saigné. Il faut encore mettre au rang des morts M. de Scudéry [15] qui a fait tant de beaux livres et de beaux romans ; [3] il est mort depuis peu ici d’une apoplexie.
J’entretins hier au soir M. le premier président [16] qui m’y avait invité par lettre. [4] Il me manda si les Anciens avaient connu le sucre. [17] Je lui dis que oui, que Théophraste [18] en a parlé dans son fragment du miel, [19] où il en fait de trois sortes : l’une qui est des fleurs, et c’est le miel commun ; l’autre de l’air, qui est la manne des Arabes ; [20][21] et la troisième des roseaux, εν τοις καλαμοις, [5] qui est le sucre. Pline [22] l’a connu aussi et en parle sous le nom de sel des Indes. Galien [23] et Dioscoride [24] l’ont nommé Sacchar, et c’était en ce temps-là une chose bien rare. M. de Saumaise en a fait d’autres remarques dans ses Exercitations sur Solin. [6][25][26] Je suis, etc.
De Paris, ce 27e de mai 1667.
Du Four (édition princeps, 1683), no clviii (pages 436‑438) ; Bulderen, no ccccliii (tome iii, pages 246‑248) ; Reveillé-Parise, no dccli (tome iii, pages 654‑655).
Contention : « forte application d’esprit. Pour inventer une si belle machine, il a fallu une grande contention, une grande application d’esprit, un effort d’imagination » (Furetière).
V. notes :
Ce compliment surprend sous la plume de Guy Patin, qui ne prisait guère les romans : était-il ironique, ou les premiers transcripteurs de ses lettres ont-ils édulcoré son sentiment ? V. notes [68] et [69], lettre 336, pour Georges de Scudéry et sa féconde production romanesque, en coopération avec sa sœur Madeleine.
Dictionnaire de Port-Royal (pages 578‑579) :
« Le P. Pierre Lallemant note dans son Journal l’acte de naissance de l’académie Lamoignon : {a} “ M. le premier président ayant pris le dessein de former une académie où l’on parlerait des belles-lettres, le lundi 9e jour de mai 1667, se retrouvèrent chez lui, en l’appartement de M. de Lamoignon son fils, Mondit sieur le premier président ”, ainsi que 14 amis. “ On y demeura depuis cinq heures jusqu’à sept heures du soir à parler de plusieurs choses avec liberté. ” Parmi eux se trouvent des gens de robe, maîtres des comptes, conseillers ou avocats, qui forment le groupe le plus important, des jésuites et deux génovéfains. {b} Tous ces hommes ont en commun d’être sinon partisans de Fouquet, du moins révoltés par les irrégularités du procès, et hostiles à Colbert. La deuxième séance se tient le 16 mai, avec quatre nouvelles personnes : Henri de Bessé, sieur de La Chapelle, Guy Patin et son fils, Charles Patin, Bernard du Plessis-Besançon. Les séances suivantes ont lieu à date assez régulière les 23 mai, 6, 13, 20, 27 juin, puis les 4, 7 juillet, 2, 8 et 29 août. {c} De nouveaux membres de l’académie apparaissent déjà comme Paul Pellisson, Gilles Ménage ou le jésuite René Rapin […]. D’autres jésuites sont aussi assidus chez Lamoignon : Gabriel Cossart, Dominique Bouhours, Philippe Briest, Louis Bourdaloue. Plusieurs membres de la famille de Guillaume de Lamoignon sont souvent présents, comme ses deux fils, Chrétien-François et Nicolas, René de Marillac, fils de Michel ii de Marillac et de Jeanne Potier, et neveu de Lamoignon. »
- V. note [2], lettre 566.
- Chanoines de Sainte-Geneviève (v. note [42], lettre 324).
- Tous ces jours étaient des lundis.
Olivier Le Fèvre d’Ormesson (Journal, tome ii, page 511, lundi 11 juillet 1667) était aussi un invité de l’académie Lamoignon :
« Après le dîner, je fus à la conférence chez M. le premier président, où M. Pellisson nous dit l’histoire de la vie de Torquato Tasso, {a} né dans le duché de Naples, le plus grand poète de son siècle. »
- Le Tasse, v. note [5] du Faux Patiniana II‑1.
« au moyen des roseaux ».
V. note [15], lettre latine 109, pour la manne libanaise des Arabes (miel de rosée de Galien).
Saccharon et Arabia fert, sed laudatius India : est autem mel in arundinibus collectum, gummium modo candidum, dentibus fragile, amplissimum nucis avellanæ magnitudine, ad medicinæ tantum usum.
« L’Arabie produit du sucre, mais celui de l’Inde est plus estimé. C’est un miel recueilli sur les roseaux, blanc comme les gommes, cassant sous la dent ; les plus gros morceaux sont comme une aveline, {a} on ne s’en sert qu’en médecine. »
- Grosse noisette.
Hodie quoque Sacchari vulgaris diluti succo multi pocula sua condiunt et edulcant. Antiqui Sacchari virtutes ad medicinam utiles, recenset Dioscorides : quod sit ευκοιλιον, hoc est ventris morantis incitamentum : quod oculorum obscuritatem abstergeat : quod renes, et vesicam iuvet exulceratam. Horum nihil in saccharum hodiernum poteste cadere, quoniam has virtutes non habet.[De nos jours aussi beaucoup de gens aromatisent et adoucissent leurs boissons avec une dilution de sucre commun. Dioscoride{d} recense les utiles vertus du sucre antique en médecine, disant : qu’il est eukoïlos, {e} c’est-à-dire qu’il stimule un intestin paresseux ; qu’il dissipe l’obscurcissement de la vue ; qu’il est bienfaisant dans les ulcérations des reins et de la vessie. Rien de tout cela ne vaut pour le sucre d’aujourd’hui, parce qu’il ne possède pas de telles vertus].
- Sur le Polyhistor de Solin, Paris, 1629, v. note [6], lettre 52.
- V. note [4], lettre 86.
- « Et ceux qui boivent les douces liqueurs qu’on tire du roseau », Lucain, La Pharsale (v. note [33], lettre 104), livre iii, vers 236.
- V. note [7], lettre 103.
- « Qui libère le ventre » (Bailly).
« Il s’est élevé beaucoup de disputes entre les naturalistes sur le sacchar et tabaxer. La plupart prétendent que ces noms étaient propres à la canne de sucre et au sucre qu’on en tire. Les autres au contraire, soutiennent que c’est mal à propos puisqu’ils sont encore usités dans les Indes et consacrés pour signifier le suc du bambou. »