La terreur est si grande en Flandres [2] que les pauvres gens ne savent à quel saint se vouer. Quelques villes sont abandonnées, les autres se veulent rendre au roi. [3] On dit que même ceux de Cambrai [4] parlementent, principalement les bourgeois, mais que jusqu’ici le gouverneur l’a empêché, si bien que tout ce que n’a pu faire jusqu’ici la raison naturelle, la force l’emportera peut-être, autorisée du canon qui est, selon la vieille devise de Messieurs les maréchaux de France et de la guerre, ratio ultima regum. [1][5]
Ce 30e de mai. M. le duc d’Orléans [6] est parti d’ici avec un beau train pour aller rejoindre le roi qui est devers Arras. [7] Les lettres de Dantzig [8] d’aujourd’hui portent que la reine de Pologne [9] est morte à Varsovie. [2][10] On parle d’une nouvelle traduction du Nouveau Testament faite par les jansénistes [11][12] du Port-Royal, [13] imprimée en deux tomes in‑12 [14] qui ne se vendent qu’en cachette parce que M. le chancelier [15] la fait chercher pour la saisir. [3] Le roi a donné la place de médecin de la reine, que tenait Guénault, [16] au jeune D’Aquin, [17][18] à la recommandation de M. Vallot [19] dont la femme est tante de la femme de ce M. D’Aquin : sic vara sequitur vibiam ; [4][20] s’il y a quelqu’un de trompé en ce choix, je n’en dirai rien. On dit que M. Brayer [21] s’y attendait, que des Fougerais [22] en a fait parler et < Le > Vignon [23] en avait offert de l’argent. Ce premier est homme de grand mérite, mais pour les deux autres, je n’en oserais dire du bien car je n’aime point à mentir. Quoi qu’il en soit, du temps de Mazarin, [24] les charges se donnaient au plus offrant et dernier enchérisseur, mais aujourd’hui c’est le roi qui les donne à la prière et à la recommandation de ceux qui ont l’honneur de l’approcher.
Jeudi prochain, M. de Harlay, [25] fils de M. le procureur général, [26][27][28] sera reçu à la place de Monsieur son père ; le roi lui en a accordé la démission. [5] J’ai ce matin reçu la vôtre avec les deux feuilles de M. Anisson, [29] dont je vous remercie. Je vois bien comme il a commencé, mais je prie Dieu qu’il lui fasse la grâce de bien achever. [6][30] M. Julien [31] est un vrai bon homme, vrai israélite, [32] in quo non est dolus. [7][33] Je vous adresse ma lettre pour monsieur votre fils, [34] je ne l’ai faite qu’à la hâte, faute de loisir, mais j’ai cru qu’il fallait lui répondre et le remercier de sa courtoisie. Je prie Dieu de bon cœur qu’il lui fasse la grâce de vous ressembler, c’est-à-dire d’être bon médecin, fort homme de bien et bien savant, summa probitatis et profundæ eruditionis, [8] qui sont les qualités qui conviennent fort à un homme de notre profession, et in hoc voto desino. [9] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.
De Paris, ce 31e de mai 1667.
1. |
« le dernier argument des rois » : devise que Louis xiv faisait graver sur les canons de ses armées. |
2. |
Louise-Marie de Gonzague-Mantoue, ci-devant princesse Marie (v. note [11], lettre 18), reine de Pologne depuis 1646, était morte à Varsovie le 10 mai. Le roi Jean ii Casimir, son second mari, lui survivait, mais il abdiqua en septembre 1668. |
3. |
Le Nouveau Testament de Notre Seigneur Jésus-Christ, traduit en français {a} selon l’édition Vulgate, {b} avec les différences du grec. {c}
Cette publication fut sanctionnée par un Arrêt du Conseil d’État contre la traduction du Nouveau Testament imprimé à Mons. Du 22 novembre 1667 (Paris, Imprimerie et librairie du roi, 1667) qui fut précédé et suivi d’une floraison de libelles :
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4. |
Sequitur vara vibiam est un proverbe antique rapporté par Ausone (Idylles, xii, Technopegnie, Ausone à Paulinus) qui a causé du souci aux traducteurs. Bien que certains aient voulu y voir une faute de copie (vibiam pour biviam ou pour viam), « le plancher suit la poutre » est la version française ordinaire, qu’on trouve dans les Œuvres complètes d’Ausone traduites par Étienne-François Corpet (Paris, Panckoucke, 1843, tome ii, page 91) : quand la poutre (vibia) se brise, le plancher (vara) qu’elle soutient s’écroule aussi ; mais cela s’accorde mal avec ce que Guy Patin entendait ici. « Un mal suit l’autre » (Oxford Latin Dictionary) y correspond au contraire très exactement : les deux mots vara et vibia servent à nommer le chevalet (appareil pour scier le bois, mais aussi instrument de torture), tout en en désignant des parties distinctes, le tréteau pour vara et la traverse pour vibia. |
5. |
Achille iii de Harlay (1639-1712), fils aîné d’Achille ii et arrière-petit-fils d’Achille i (v. note [19], lettre 469) avait été reçu en 1657 conseiller au Parlement de Paris en la deuxième Chambre des requêtes et devint procureur général, sur la démission de son père, le 4 juin 1667. Le 12 septembre suivant, il allait épouser Magdelaine de Lamoignon, deuxième fille du premier président. Achille iii allait lui-même devenir premier président en 1689 (Popoff, no 106). Saint-Simon (Mémoires, tome i, pages 134‑135) :
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6. |
Mise en route, enfin, de l’édition des manuscrits supplémentaires des Chrestomathies de Caspar Hofmann, que Guy Patin avait acquis en 1649. |
7. |
« en qui il n’y a pas de fourberie » (Évangile de Jean, v. note [22], lettre 406). |
8. |
« un parangon de probité et de profonde érudition ». |
9. |
« et je conclus sur ce vœu. » |
a. |
Bulderen, no ccccliv (tome iii, pages 248‑250) ; Reveillé-Parise, no dcclii (tome iii, pages 655‑656). |