L. 922.  >
À André Falconet,
le 16 septembre 1667

Monsieur, [a][1]

< Ce 9e de septembre. > On parle ici d’une grande ligue faite entre les Français, Anglais et Portugais. Les Hollandais doivent aussi être de la partie, mais ils ne parlent pas encore bon français, il y a encore quelque chose qui les retient du côté de l’Espagne ; mais n’est-ce pas aussi quelque intérêt qui les touche par notre voisinage de Flandre ? [2] Il y a un vieux proverbe dans Aventin [3] qui dit qu’il faut avoir le Français pour ami, et non pas pour voisin[1][4] On dit que le pape [5] se fait fort aimer à Rome en ôtant des impôts que son prédécesseur [6] avait mis sur la gabelle. [2][7] Plût à Dieu que nous puissions bientôt voir ici la même chose de tant d’impôts que nos deux bonnets rouges ont par ci-devant mis sur nos denrées. [3][8] M. le premier président [9] a marié sa fille aînée, [10][11] comme vous savez, à M. le comte de Broglio, [12] jeune seigneur de 23 ans. [4] J’ai aujourd’hui appris que sa seconde fille [13][14] est accordée à M. le procureur général, [15] dont le bisaïeul était un très illustre personnage, M. Achille de Harlay, [5][16] premier président au Parlement sous Henri iii [17] et qui fut le premier gendre de Christophe de Thou, [18][19] père de Jacques-Auguste de Thou [20] qui fut président au mortier et qui nous a laissé sa belle Histoire. Ce M. le président de Thou, qui mourut l’an 1617, a été père de François-Auguste de Thou [21] qui eut la tête tranchée à Lyon l’an 1642, et père aussi de M. le président de Thou d’aujourd’hui [22] et de Mme de Pontac, [23] femme de M. le premier président de Bordeaux. [6][24]

Ce 14e de septembre. On fit hier de grandes réjouissances dans toute la ville pour la publication de la paix d’Angleterre. [7][25] Le chancelier [26] de ce pays-là est accusé de plusieurs fautes, comme d’avoir été cause de ce que les Hollandais ont fait sur la Tamise il y a environ deux mois, d’avoir durant son autorité confirmé plusieurs ventes que Cromwell [27] avait autrefois faites et d’en avoir pris de l’argent, d’avoir fait vendre Dunkerque. [8][28] Le roi [29] a fait régler l’affaire des contributions pour la Flandre [30] et en a donné l’intendance à quatre grands seigneurs, savoir MM. de Duras, [31] du Passage, [32] de Bellefonds, [33] et de Grandpré. [9][34] Le roi a donné huit jours de vacances à Messieurs du Conseil, Colbert, [35] Le Tellier [36] et de Lionne. [37] Lui-même voulait aller à Villers-Cotterêts [38] en Picardie y passer quelques jours avec Monsieur [39] et Mme la duchesse d’Orléans, [40] mais il n’ira point à cause de quelque petit démêlé inter utramque Iunonem[10][41][42][43]

L’empereur [44] lève des troupes en Allemagne pour envoyer hiverner en Flandres, mais on prendra encore quelque bonne ville avant qu’elles soient arrivées. Ce pourra bien être Valenciennes, [45] ou même Cambrai ; [46] d’autres disent Aire, [47] qui empêche le commerce de Saint-Omer. [48] On envoie des troupes en Catalogne [49] pour y faire une armée de 10 000 hommes afin d’empêcher les Espagnols de nous pouvoir nuire de ce côté-là. L’Abrégé de l’histoire de France in‑4o en trois volumes de M. de Mézeray [50] est en état d’être achevé bientôt. [11] Il n’y a plus que deux feuilles qui avaient été laissées et réservées pour quelque raison particulière. Il a fini en l’an 1610 à la mort de Henri iv et n’a pas osé entrer dans le tempétueux règne de Louis xiii. [51] Je crois qu’il a suivi le conseil d’Ovide [52] au premier livre des Fastes :

His dictis, postquam nostros pervenit ad annos,
Substitit in medio præscia lingua sono
[12]

Je vous baise très humblement les mains et suis de toute mon âme votre, etc.

De Paris, ce 16e de septembre 1667.

De Paris, ce 9e de septembre 1667.


a.

Soudure de deux lettres à André Falconet :

1.

Francum amicum habeas, vicinum ne habeas, en latin : v. note [3], lettre 970.

Aventin est le nom français de Iohannes Aventinus (Abensberg, Basse-Bavière 1477-Regensburg 1543). Né Johann Georg Turmair, il était fils d’un cabaretier et devint précepteur des fils du duc de Bavière, Ludwig et Ernst. Ce fut par ordre de ces princes qu’il composa son ouvrage le plus célèbre, la Bayrischer Chronicon [Chronique de Bavière] (1522), qui a été traduite en latin (Annales Boiorum, 1554, v. la note [3] susdite).

2.

À propos des gabelles imposées par le prédécesseur de Clément ix, l’historien protestant italien Gregorio Leti, {a} a comparé les prévarications de donna Olimpia Maidalchini, née Pamphili, {b} sous le pontificat de son beau-frère, Innocent x, à celles de don Mario Chigi {c} sous celui de son frère, Alexandre vii :

« Je suis assuré qu’Innocent ne donna pas la quatrième partie d’autorité à D. Olimpia qu’Alexandre avait donnée à D. Mario ; et cependant, on en a fait autant de bruit comme si elle avait eu l’absolu gouvernement […] ; mais Pasquin, {d} avec son impatience ordinaire, ne laissa pas d’en tirer cette conséquence que, puisque le peuple tenait pour certain que D. Olimpia avait dérobé à l’Église en six ans plus de six millions d’écus, elle qui n’était que femme et peu accoutumée aux larcins, et que pendant ce temps le peuple n’avait jamais été surchargé d’aucune sorte de contribution ou de gabelle, mais au contraire, que la chrétienté avait été secourue et la ville de Rome embellie, il était facile de voir combien D. Mario avait dérobé pendant onze ans, lui qui avait eu quatre fois plus d’autorité que D. Olimpia, qui avait imposé tant de gabelles et qui savait tirer de l’argent des vivants et des morts. »


  1. Gregorio Leti (v. note [1], lettre 943) : Le Syndicat du pape Alexandre vii, avec son voyage en l’autre monde (Amsterdam, Jan Jansson, 1669, in‑12 de 282 pages, traduit de l’italien), pages 246‑247.

  2. V. note [4], lettre 127.

  3. Mario Chigi ou Chisi (1594-1669), généralissime des armées pontificales, était le père du cardinal Flavio Chigi (v. note [1], lettre 735).

  4. V. note [5], lettre 127.

3.

Les deux bonnets rouges étaient les défunts cardinaux ministres, Richelieu puis Mazarin.

4.

Le comte de Broglio, Victor-Maurice de Broglie (1644-1727), fils de François-Marie (v. note [25], lettre 290), avait épousé le 29 août 1666 Marie de Lamoignon de Bâville (1645-1733), fille de Guillaume, le premier président du Parlement de Paris. Broglio fit avec distinction les campagnes de Flandre (1667) puis de Franche-Comté (1668), suivit le roi à la conquête de Hollande (1672), servit tour à tour sous Condé, Turenne et le maréchal de Créqui, se couvrit de gloire à Senef (1674), reçut le gouvernement du Languedoc et réprima cruellement les mouvements des protestants dans les Cévennes. Il fut créé maréchal de France en 1724 (G.D.U. xixe s.).

5.

La seconde fille du premier président, Magdelaine de Lamoignon (1649-8 octobre 1671), demoiselle de Boissy, allait épouser le 12 septembre 1667 le procureur général Achille iii de Harlay (v. note [5], lettre 915), fils d’Achille ii et arrière-petit-fils d’Achille i (v. note [19], lettre 469).

Olivier Le Fèvre d’Ormesson (Journal, tome ii, page 520) :

« Le mercredi 7 septembre, les députés des compagnies revinrent fort satisfaits. Ils avaient été jusqu’à Mouchy {a} saluer le roi, qui les avait bien reçus, et étaient revenus coucher à Compiègne. Le mariage de M. le procureur général avec Mlle de Boissy était public. M. le premier président me dit qu’il en avait parlé à Senlis à M. Le Pelletier {b} qui lui avait bien répondu ; que lorsqu’il en avait demandé l’agrément au roi, le roi lui avait dit qu’il en était bien aise pourvu que ce fût son bien ; qu’il était très content de ses services et qu’il l’aimait parce qu’il le croyait homme de bien. Ce mariage reçoit un applaudissement général. M. le premier président donne onze cent mille livres. »


  1. Mouchy-le-Châtel en Picardie (Oise) à 15 kilomètres au sud-est de Beauvais.

  2. V. note [6], lettre 989.

6.

Christophe de Thou (vers 1508-1582), père de Jacques-Auguste i, le magistrat historien, avait été reçu premier président au Parlement de Paris en 1562. Il avait marié sa fille Catherine à Achille i de Harlay le 30 mai 1558 (Popoff, no 106). De son mariage avec Gasparde de La Châtre, Jacques-Auguste i eut six enfants. Guy Patin parlait ici de trois d’entre eux : l’aîné, François-Auguste (v. note [12], lettre 65), décapité à Lyon en 1642 pour avoir participé à la conspiration de Cinq-Mars ; Jacques-Auguste ii (v. note [36], lettre 294), alors président au mortier ; Louise (v. note [11], lettre 77), épouse d’Arnaud de Pontac, président au parlement de Bordeaux.

Ce paragraphe termine la première des deux lettres que j’ai soudées.

7.

La paix entre la France, l’Angleterre, les Pays-Bas et le Danemark avait été signée à Breda, le 31 juillet (v. note [3], lettre 909). Son article le plus célèbre est resté la cession aux Anglais de Nieuw Amsterdam, la future ville de New York. La guerre de Dévolution continuait entre l’Espagne et la France.

8.

L’étoile du Chancelier Edward Hyde (1609-Rouen 1677), comte de Clarendon, pâlissait en effet à vue d’œil. Il s’était rangé du côté du roi Charles ier durant la révolution et avait été l’un des principaux conseillers de son fils, Charles ii, durant l’exil et la restauration. Lord chancellor dès 1658, il avait marié sa fille Ann (v. note [2], lettre 647) au duc d’York, frère du roi et son futur successeur sous le nom de Jacques (James) ii. Outre les indélicatesses citées par Guy Patin, on lui reprochait les infortunes de la seconde guerre anglo-hollandaise dont le dernier combat avait été la plus grande défaite navale jamais endurée par la marine britannique (raid sur la Medway ou Four days battle, 11‑14 juin, v. note [1], lettre 871). Mis en accusation par la Chambre des Communes, Clarendon dut s’exiler en France en novembre 1667. Il consacra principalement le reste de sa vie à terminer son History of the Rebellion and Civil Wars in England bebun in the year 1641 [Histoire de la révolution et des guerres civiles d’Angleterre commencée en 1641] qui parut pour la première fois à Oxford de 1702 à 1704.

Louis xiv a parlé de Hyde dans son commentaire sur l’état des affaires européennes après la paix de Breda et la défaite navale des Anglais face aux Hollandais (Mémoires, tome 2, pages 265‑267, année 1667) :

« Cet accord semblait d’une part me donner plus de jour à les {a} tirer dans mon parti ; mais d’ailleurs, comme ils n’avaient été portés à se relâcher de leurs demandes que par l’insulte qu’ils avaient soufferte, et que ce malheur ne leur était arrivé que parce qu’ils n’avaient pas osé mettre leur flotte en mer, de peur que je ne joignisse la mienne aux Hollandais, il y avait apparence qu’ils en garderaient du ressentiment contre moi, et je savais de plus que le roi de la Grande-Bretagne était sollicité par les Espagnols et par les États mêmes de Hollande, lesquels, quoique je les eusse récemment secourus, travaillaient pourtant contre moi une ligue de toute l’Europe.

Ainsi, je crus qu’il serait bon de lui envoyer Ruvigny {b} pour faire ou qu’il se déclarât en ma faveur, ou que du moins il demeurât neutre, comme il semblait naturellement devoir faire, vu les fâcheuses nouveautés qui renaissaient à toute heure dans son État.

Car il venait encore tout nouvellement d’être forcé à bannir son chancelier {c} de ses Conseils. Et bien qu’il fût vrai que ce ministre, pour avoir voulu prendre trop d’élévation, se fût de lui-même attiré beaucoup d’envie, il y a pourtant lieu de penser que la mauvaise volonté des Anglais ne se bornait pas tout à fait à sa personne puisque ni son entière dépossession, ni son exil volontaire ne furent pas suffisants pour les contenter, mais qu’ils voulurent lui faire son procès sur des crimes qui semblaient lui être communs avec son maître.

D’un si notable événement, les ministres des rois peuvent apprendre à modérer leur ambition parce que plus ils s’élèvent au-dessus de leur sphère, plus ils sont en péril de tomber. Mais les rois peuvent apprendre aussi à ne pas laisser trop grandir leurs créatures parce qu’il arrive presque toujours qu’après les avoir élevées avec emportement, ils sont obligés de les abandonner avec faiblesse, ou de les soutenir avec danger ; car pour l’ordinaire ce ne sont pas des princes fort autoritaires ou fort habiles qui souffrent ces monstrueuses élévations. » {d}


  1. Les Anglais.

  2. V. note [6], lettre 871.

  3. Hyde.

  4. Ce jugement royal ravive le souvenir de Nicolas Fouquet.

Samuel Pepys a relaté dans son Journal, en date du 2 septembre, 12 septembre nouveau style, 1667, une conversation sur le sujet avec sir William Coventry, où ce puissant ministre lui révélait avoir soufflé le renvoi du Chancelier Hyde à l’oreille du duc d’York :

I did then desire to know what was the great matter that grounded his desire of the Chancellor’s removal ? He told me many things not fit to be spoken, and yet not any thing of his being unfaithful to the King ; but, “ instar omnium ”, he told me, that while he was so great at the Council-board, and in the administration of matters, there was no room for anybody to propose any remedy to what was amiss, or to compass any thing, though never so good for the kingdom, unless approved of by the Chancellor, he managing all things with that greatness which now will be removed, that the King may have the benefit of others’ advice.

[Je désirai alors fort connaître le grand motif qui avait fondé sa volonté de faire répudier le chancelier. Il me donna diverses raisons qu’il ne convient pas de répéter, sans rien pourtant qui marquât une quelconque infidélité du chancelier envers le roi ; mais instar omnium, {a} il me dit que du temps où Hyde avait si grande influence au Conseil et dans l’administration des affaires, nul ne pouvait proposer le moindre remède à ce qui n’allait pas, si salutaire pût-il être pour le royaume, qu’il n’eût d’abord reçu l’approbation du chancelier. Il avait la main sur toutes choses avec une toute-puissance qui, dès lors qu’on la lui aura ôtée, fera bénéficier le roi des avis d’autres personnes].


  1. « comme tous les autres ».

9.

Mémoires de Louis xiv (tome 2, pages 272‑273, année 1667), sur les positions de ses armées après de sa brillante campagne de Flandres :

« À l’égard de celle de terre, j’en avais laissé le commandement à celle de Turenne, lequel, bientôt après mon départ, marcha vers Alost, où les ennemis avaient remis des troupes, prit la place et la démantela. Après quoi, voyant qu’il n’y avait plus rien à faire autre chose, il prit, suivant mes ordres, les quartiers d’hiver les plus étendus qu’il put pour resserrer d’autant plus les ennemis et, revenant auprès de moi, laissa les troupes partagées entre quatre lieutenants généraux qui, tous ayant leur département séparé, avaient pourtant ordre de s’aider réciproquement en ce qui serait de mon service.

Du Passage commanderait à tout ce qui était depuis la mer jusqu’à la Lys. Duras {a} avait Tournai avec tous les postes avancés au delà de l’Escaut. D’Humières tenait sous sa charge Lille et le plat pays qui était entre ces deux rivières. Bellefonds, {b} détaché de tous les autres, veillait sur les places qui étaient entre la Sambre et la Meuse […]. »


  1. V. note [41], lettre 372.

  2. V. note [9], lettre 909.

Il y a discordance entre Louis xiv et Guy Patin, qui nommait Charles-François de Joyeuse, comte de Grandpré (v. note [26], lettre 216) sans citer Louis de Crevant, marquis d’Humières (v. note [9], lettre 909).

Aymard de Poisieux, marquis Du Passage, avait reçu le gouvernement de Condé en 1655 (Levantal).

10.

« entre les deux Junon », Mlle de La Vallière et Mme de Montespan (v. note [3], lettre 286, pour Junon), la seconde étant en train de prendre la place de la première dans les faveurs royales (Mlle de Montpensier, Mémoires, seconde partie, chapitre viii, page 51‑52) :

« Le roi fut à Saint-Cloud voir Madame, qui avait pensé mourir d’une fausse couche ; Monsieur avait été la voir lorsqu’il partit de l’armée.

Le roi y vit Mme de La Vallière. Il voyait souvent Mme de Montespan, à ce que l’on disait, à sa chambre. Pendant ce voyage elle logeait au-dessus de lui. Un jour en dînant, la reine se plaignit de quoi on se couchait trop tard, et se tourna de mon côté et me dit : “ Le roi ne s’est couché qu’à quatre heures, il était grand jour. Je ne sais pas à quoi il peut s’amuser ”. Il lui dit : “ Je lisais des dépêches et j’y faisais réponse ”. Elle lui dit : “ Mais vous pourriez prendre une autre heure ”. Il sourit et pour qu’elle ne le vît pas, tournait la tête de mon côté. J’avais bien envie d’en faire autant ; mais je ne levai pas les yeux de dessus mon assiette. Mme de Montespan y venait. Le roi était d’une gaieté admirable. »

11.

V. note [11], lettre 776, pour cet Abrégé de François Eudes de Mézeray (Paris, 1667).

12.

« Ayant dit ces choses, elle en vint aux choses de notre temps et sa prophétie s’arrêta au milieu du récit » (v. note [39], lettre 183).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 16 septembre 1667

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(Consulté le 24/04/2024)

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