L. 926.  >
À André Falconet,
le 18 octobre 1667

Monsieur, [a][1]

M. le prince de Condé [2] ira bientôt vers la Franche-Comté [3] faire revue des troupes que nous avons en ce pays-là ; et après avoir fait ici un tour, il partira tôt après pour faire la guerre en Allemagne avec M. le duc d’Enghien [4] son fils unique. [1] Les Suédois se sont déclarés pour nous, à la charge que, quand notre roi [5] voudra, ils entreront dans les terres de l’Empire. On dit aussi que les Anglais sont de notre parti et nos amis. Nous aurons pareillement une armée en Catalogne, [6] de sorte qu’on peut croire qu’il fera bien chaud l’été prochain dans tout le voisinage de la France. L’impératrice [7] est accouchée d’un fils, voilà la Maison d’Autriche fortifiée d’une tête dont elle avait besoin, mais cet enfant est encore bien petit ; qui n’en a qu’un, n’en a point, unus homo, nullus homo[2] Les mâles dans une grande famille sunt fulcra et columnæ diuturnitatis, quamvis non æternitatis[3] l’éternité n’appartient qu’à Dieu, c’est un privilège qui est fort au-dessus de la condition mortelle.

Ce 16e d’octobre. Vous avez sans doute ouï parler d’une nouvelle traduction que les jansénistes de Port-Royal [8] ont faite du Nouveau Testament, [9][10] qui a déjà été imprimée plusieurs fois. [11] Plusieurs gens s’en louent fort, mais il y a ici un savant jésuite lorrain, nommé le P. Maimbourg, [12] qui tâche de la décrier et qui prêche contre, tous les dimanches dans Saint-Louis, [4][13] avec beaucoup de chaleur et d’animosité, et peu d’avantage car les rieurs ne sont point de son côté. [5] Il attaque des gens qui sont très habiles et qui se défendront bien, outre qu’ils ont bien des partisans. Il court déjà quelques feuilles de critique contre lui, mais on dit que cela ne sera rien au prix d’un livre qui viendra ci-après contre lui et contre toutes les escapades qu’il a faites en la chaire depuis qu’il a entrepris de réfuter cette nouvelle version du Nouveau Testament ; et tout au moins, il a affaire à d’étranges gens qui écrivent fort bien et qui sont bien savants. [6][14] Les jésuites [15] ne manqueront pas toujours de reprendre ceux qu’ils haïssent, comme les précepteurs du genre humain, mais je ne sais pas quand ils feront mieux que les autres. Tout leur fait est trivial, communi cudunt carmen triviale moneta[7][16] Je vous baise très humblement les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 18e d’octobre 1667.


a.

Bulderen, no cccclxvi (tome iii, pages 267‑268) ; Reveillé-Parise, no dcclxii (tome iii, pages 667‑668).

1.

Olivier Le Fèvre d’Ormesson (Journal, tome ii, pages 523‑524, année 1667) :

« Un mercredi de la fin de septembre ou du commencement d’octobre, M. le Prince allant de Chantilly, où M. le Duc {a} était malade, à Saint-Germain, le roi le fit appeler dans son Conseil et lui dit qu’il le priait d’une grâce, qui était de vouloir commander une armée de 25 000 hommes en Allemagne, et que, s’il voulait, M. le Duc serait son lieutenant. À quoi M. le Prince ayant fait les remerciements et témoigné que M. le Duc n’était pas capable de cette charge, le roi lui répliqua qu’il commanderait donc la cavalerie. Ce retour si surprenant en grâce donna bien de la joie à M. le Prince et fit raisonner tout le monde. L’on dit que c’étaient M. Colbert et Mme de Chevreuse qui l’avaient fait pour opposer M. le Prince à M. de Turenne, qui avait pris le dessus à la campagne et les avait fort méprisés. »


  1. D’Enghien.

Le duc d’Enghien était tombé malade lors du siège de Lille. Le prince de Condé, son père, s’était rendu à Douai pour être à son chevet le 27 août, puis le ramener à Chantilly, à petites journées, le 18 septembre (Aumale, Histoire des princes de Condé, tome vii, pages 259‑261) :

« mais cette fois, M. le Prince ne reprit pas la vie de famille ; il fut aussitôt appelé à la cour, à Saint-Germain, où il resta huit jours en conférence avec le roi. Le 30 septembre, il était déclaré généralissime de l’armée d’Allemagne […].

M. le Prince rentrant au service ! la nouvelle se répandit promptement ; parmi les gens de guerre, parmi ceux qui prenaient quelque intérêt aux affaires publiques, la joie fut réelle ; on avait le sentiment que la France venait de recouvrer une quantité de forces vives perdues. Mille rumeurs circulaient sur la destination donnée au héros ressuscité ; voici quelle était la plus accréditée, celle que propageaient les ministres, M. le Prince lui-même : des renseignements dignes de foi prêtent à l’empereur l’intention arrêtée de secourir les Pays-Bas ; {a} la future armée de M. le Prince devra s’opposer au passage des troupes impériales et se réunir en Champagne ou vers le Luxembourg ; déjà, les opérations paraissant terminées en Flandre, plusieurs corps recevaient des ordres de route pour Saint-Dizier, Châlons-sur-Marne. M. le Prince se montrait radieux. “ L’emploi que le roi lui a donné fait plus de bien à sa santé que tous les remèdes de Bourdelot ”. {b} Son départ pour la Bourgogne avait été retardé ; il travaillait tous les jours avec le roi et son ministre. Les officiers généraux, les troupes étaient désignés […]. Bien d’autres questions furent aussi étudiées, réglées ; mais aucun document n’a conservé la trace de ce qui se passa dans ces conférences ; on peut seulement voir par les premières lettres échangées que tout était décidé, arrêté, lorsque Condé partit pour la Bourgogne. Il était à Dijon le 8 décembre 1667. » {c}


  1. Espagnols.

  2. Lettre de Mme Chastrier à Desnoyer ; Paris, 1er octobre 1667. Le médecin Pierre Michon, dit l’abbé Bourdelot, a correspondu avec Guy Patin.

  3. V. note [2], lettre 929, pour le plan que Louis xiv élaborait secrètement et exécuta brillamment pour envahir la Franche-Comté avec le prince de Condé.

2.

« avoir un seul homme, c’est n’en avoir aucun » (proverbe latin). Léopold, le fils qui venait de naître à l’empereur, allait mourir en 1668. Léopold ier dut attendre sont troisième mariage et 1678 pour engendrer l’héritier qui lui succéda sous le nom de Joseph ier en 1705.

3.

« sont les soutiens et les colonnes de la pérennité, mais non point de l’éternité ».

4.

Saint-Louis-en-l’Île, église et paroisse de l’île Saint-Louis.

5.

V. note [61], lettre 101.

6.

Ces « étranges gens » étaient les Messieurs de Port-Royal, que Guy Patin tenait en grande estime (v. note [8], lettre 917).

Louis Maimbourg (Nancy 1610-Paris 1686) était entré dans la Compagnie de Jésus en 1626 et y avait d’abord enseigné dans divers collèges. Devenu prédicateur de renom, il se distingua dans les attaques contre les jansénistes. En 1681, le pape Innocent xi l’expulsa de la Compagnie pour avoir défendu le gallicanisme de Louis xiv

Polémiste et historien religieux prolifique, {a} Maimbourg a publié deux opuscules anonymes contre la traduction de Louis-Isaac Le Maistre de Sacy : {b}

7.

« ils forgent d’un coin trop connu des vers grossiers » ; Juvénal (Satire vii, vers 53‑59) :

Sed vatem egregium, cui non sit publica vena,
qui nihil eitum soleat deducere,
nec qui
communi feriat carmen triviale moneta,
hunc, qualem nequeo monstrare et sentio tantum,
anxietate carens animus facit, omnis acerbi
inpatiens, cupidus silvarum aptusque bibendis
fontibus Aonidum. neque enim cantare sub antro
.

[Mais le poète hors rang, celui dont la veine n’a rien de vulgaire, qui se refuse à tout développement banal, qui ne veut point frapper d’un coin trop connu des vers grossiers, {a} ce poète que je ne puis montrer, que je conçois seulement, ce qui le fait tel, c’est une âme exempte d’angoisse, libre de toute amertume, qui aime les forêts et sait s’abreuver aux sources des Aonides]. {b}


  1. Mise en exergue du passage emprunté par Guy Patin.

  2. Surnom des Muses.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 18 octobre 1667

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(Consulté le 19/04/2024)

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