L. 927.  >
À André Falconet,
le 11 novembre 1667

Monsieur, [a][1]

On parle ici de la paix, mais on ne laisse pas de penser à la guerre. Il y a quelque mésintelligence entre nous et les Hollandais : ils voudraient demeurer neutres dans notre guerre avec les Espagnols, mais le roi [2] leur a mandé qu’il ne veut point de cette neutralité. [1] M. de Bellefonds [3] a défait 700 hommes de la garnison de Cambrai [4] qui allaient à la picorée. [2] La peste [5] est bien forte dans Lille [6] en Flandre. Ils ont envoyé au roi des députés pour le prier de retirer de ladite ville la moitié de la garnison qui y est, disent-ils, si grosse qu’elle y est superflue. Il est ici mort un conseiller de la Grand’Chambre nommé M. Benoise, [7] il n’a été que quatre jours malade et est mort aux champs. Il était fils d’un maître des comptes qui, en sa jeunesse, avait été petit secrétaire de la Chambre de Henri iii[8][9] Ce conseiller était aux champs, il a été surpris d’un rhumatisme [10] interne de la poitrine ; il n’a pas été assez tôt secouru et a été étouffé en quatre jours sans avoir été saigné, ce qui l’aurait pu guérir et empêcher la suffocation. [3]

Ce 5e de novembre. Mme la duchesse d’Enghien [11] est accouchée aujourd’hui d’un garçon : voilà grande réjouissance à la Maison de Condé, et même à la Maison royale, par ce nouveau prince du sang. Le roi en a témoigné une grande joie et en a aussitôt envoyé faire son compliment à M. le Prince, [12] à M. le duc d’Enghien [13] et à l’accouchée. [4] Il n’est jamais trop de princes du sang quand ils sont sages ; mais de ces autres petits principions, [5] tels qu’étaient ceux de Lorraine [14] il y a plus de cent ans et au-dessous, il n’y en a eu que trop. L’histoire de 1588 et les états de Blois [15][16] en font ample foi, aussi bien que l’histoire du temps de Charles vi[17][18] des deux ducs de Bourgogne, Jean [19] et Philippe, [20] et de Louis, duc d’Orléans, [21][22] traîtreusement massacré l’an 1407, qui fut grand-père de Louis xii[23] Père du peuple et qui a été un des meilleurs rois qui aient jamais été en France. [6] Je vous baise les mains et suis de toute mon âme votre, etc.

De Paris, ce 11e de novembre 1667.


a.

Bulderen, no cccclxvii (tome iii, pages 269‑270), datée du 31 [sic] novembre ; Reveillé-Parise, no dcclxiii (tome iii, pages 668‑669), datée du 21 novembre, mais la lettre suivante, où l’on trouve un passage daté du 20 novembre, rend le 11 novembre plus plausible ; ou alors cette lettre et la suivante n’ont pas le même destinataire.

1.

Louis xiv estimait avoir gagné la guerre de Dévolution et pouvoir attendre une paix très favorable de ses victoires en Flandres (Mémoires, tome 2, pages 276‑277, année 1667) :

« Mais durant tous ces préparatifs de guerre, on ne laissait pas de parler de la paix. Les Hollandais, sollicités par leur propre appréhension, me pressaient sans cesse d’y consentir.

[…] je résolus enfin de faire voir à toute l’Europe la modération de mon esprit en offrant de me contenter pourvu qu’en échange des terres qui m’étaient échues, {a} l’on me cédât seulement ce que j’avais pris, si l’on aimait mieux me donner la Franche-Comté ou le Luxembourg, avec Aire, Saint-Omer, Douai, Cambrai et Charleroi, consentant, de plus, que les Espagnols eussent trois mois de temps pour en délibérer, durant lesquels je n’attaquerais aucune de leurs places où il fût besoin de canon. »


  1. Sur les Pays-Bas espagnols, par la coutume brabançonne de dévolution (v. notule {b}, note [3], lettre 883).

2.

Picorée : « petite guerre, pillage que font des soldats qui se détachent de leurs corps ; ce qu’on appelle aussi aller à la maraude. Ce mot est moderne, et n’est en usage que du dernier siècle » (Furetière).

3.

Charles ii Benoise (v. note [4], lettre 661) était le deuxième fils de Charles i Benoise (mort en 1634), lui-même fils d’un marchand orfèvre de Paris, qui fut secrétaire du cabinet de la Chambre de Henri iii, reçu secrétaire du roi en 1585, puis maître des comptes et enfin, conseiller d’État (Popoff, no 570).

Le « rhumatisme interne de la poitrine » dont Charles ii Benoise mourut en quatre jours pouvait avoir été un accident cardiaque aigu, tel un infarctus du myocarde, une rupture de valve (due à une endocardite infectieuse, v. note [3], lettre latine 407) ou une péricardite.

4.

La duchesse d’Enghien, future princesse de Condé (1686), était Anne de Bavière (1648-1723), fille d’Édouard de Bavière-Simmern. Elle avait épousé en 1663 Louis-Henri-Jules de Bourbon, duc d’Enghien et fils unique du grand Condé. Le petit prince qui venait de naître, le 5 novembre, se prénommait Henri, et mourut le 5 juillet 1670.

5.

Principion, « terme de mépris qu’on applique à quelques princes [étrangers] peu considérables qui n’ont pas le moyen de soutenir leur qualité » (Furetière), s’oppose à prince du sang, c’est-à-dire descendu en droite ligne, légitime et masculine, de la lignée royale de France (de Louis de Bourbon, oncle paternel de Henri iv, pour les Condés). Si l’aînesse et la survivance les désignaient, les princes du sang pouvaient coiffer la couronne de France.

6.

V. note [1], lettre 463, pour l’assassinat à Blois, en 1588, de Henri ier de Lorraine, duc de Guise, surnommé le Balafré.

Charles vi le Bien-Aimé (1366-1422), roi de France en 1380, eut un règne tourmenté, d’abord par ses trois oncles, les ducs d’Anjou (Louis), de Berry (Jean) et de Bourgogne (Philippe le Hardi, 1342-1404), qui le tinrent en régence jusqu’en 1388 ; ensuite par sa folie (schizophrénie), qui le rendit incapable en 1392. Son frère puîné, Louis ier, duc d’Orléans (v. note [16], lettre 327), s’érigea alors en régent de fait, mais fut assassiné en 1407 par ordre du duc de Bourgogne, Jean sans Peur (1371-1419, fils aîné de Philippe le Hardi).

Charles d’Orléans (1394-1465, immortalisé par ses poèmes), fils de Louis ier, engagea alors la guerre civile des Armagnacs contre les Bourguignons. Profitant de cette anarchie, les Anglais envahirent la France, emportant la victoire décisive d’Azincourt (1415) et obtenant l’alliance avec les Bourguignons ; ce qui réunit les couronnes d’Angleterre et de France jusqu’à la salvatrice intervention de Jeanne d’Arc en 1429 (v. note [21], lettre 925).

Le roi Louis xii (v. note [17], lettre 117) était le fils de Charles d’Orléans et le petit-fils de Louis ier. Pour la cohérence historique, j’ai remplacé les « deux ducs de Bourgogne, Jean et Charles », par « Jean et Philippe ».


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 11 novembre 1667

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(Consulté le 19/04/2024)

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