L. 931.  >
À André Falconet,
le 12 mai 1668

Monsieur, [a][1]

Hier mourut ici un fameux avocat en Parlement nommé M. Langlois. [2] MM. Brayer, [3] Pijart [4] et Petit [5] l’avaient traité. Il leur dit, par une fantaisie de malade, qu’il ne voulait plus rien faire. Il prit M. D’Aquin le père, [6] qu’il a encore quitté, et se mit entièrement entre les mains de votre M. Picoté de Belaître [7] qui lui promit de le guérir bientôt. Aussi lui a-t-il tenu parole, car en peu de jours il l’a envoyé en l’autre monde : ignarus et ignavus nebulo disertum patronum misit in cœlum[1] Ce Belaître est étourdi comme un hanneton, [2] il tâche de payer de mine et ne sait ce qu’il fait. Il dit le mois passé, chez un de mes malades qui était apoplectique, [8] que si les médecins de Paris voulaient consulter avec lui, [9] il leur apprendrait à guérir toutes ces maladies de tête ; toutefois ce malade mourut quatre heures après.

On parle ici de finir la Chambre de justice, [10] de supprimer tous les greffiers et de réformer les chambres des comptes en y faisant suppression de grande quantité d’officiers, et même tous les officiers des cours souveraines [11] qui ont été créées depuis l’an 1635. On parle aussi d’une suppression de la plupart des officiers de la gabelle, [12] dont le grand nombre est cause de la grande cherté du sel. Cela fera parler bien du monde, mais il y a ici bien des plaintes depuis trois jours contre un grand froid qui a gelé les vignes ici alentour, et qui s’est communiqué jusqu’en Champagne et en Bourgogne ; mais ce qui est bien fâcheux pour d’autres, c’est qu’on dit qu’il n’y aura aussi cette année guère de fruits, qui est une autre manne pour de pauvres gens. La paix est faite, [3][13][14] on dit que c’est la paix de M. Colbert. [15] Je suis, etc.

De Paris, ce 12e de mai 1668.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no clxiii (pages 448‑449) ; Bulderen, no cccclxxi (tome iii, pages 278‑279) ; Reveillé-Parise, no dcclxvii (tome iii, pages 675‑676).

1.

« le vaurien ignorant et indolent a envoyé l’habile avocat au ciel. » Les précédentes éditions emploient deux fois l’adjectif ignarus, il m’a semblé juste d’en remplacer un par ignavus.

2.

« On dit proverbialement d’un homme prompt et qui fait les choses inconsidérément, qu’il est étourdi comme un hanneton » (Furetière).

3.

Mettant fin à la guerre de Dévolution, le traité d’Aix-la-Chapelle avait été signé le 2 mai. La France gardait ses conquêtes de Flandre, mais rendait la Franche-Comté à l’Espagne.

Olivier Le Fèvre d’Ormesson (Journal, tome ii, pages 544‑545) :

« Le mardi 8 mai, M. de Bâville {a} arriva d’Aix-la-Chapelle, où il était allé avec M. Colbert, l’ambassadeur, {b} et apporta le traité de paix signé des ambassadeurs. Ce traité avait été fait et conclu à Paris avec Van Beuningen, {c} ambassadeur de Hollande, et envoyé tout arrêté aux ambassadeurs pour la cérémonie. Ainsi voilà la paix conclue, au grand regret de beaucoup de gens qui craignent les suites, c’est-à-dire les réformations, les retranchements, les suppressions. Ceux qui raisonnent en politiques croient que cette paix est faite sans raison : le roi ayant tous les avantages qu’il peut désirer par ses conquêtes, ses grandes troupes, et selon toutes les apparences, pouvant espérer de très grands succès de cette campagne, renonçait à toutes ces espérances et restituait la Franche-Comté contre toutes les règles. On disait que c’était une marque que le roi aimait mieux la paix que la guerre, et que les ministres avaient préféré leur intérêt particulier à celui de l’État et à la gloire du roi ; que jamais le roi ne trouverait une occasion pareille de conquérir la Franche-Comté, la faiblesse des Espagnols, l’aveuglement des peuples, l’assoupissement des Suisses et la facilité de prendre une grande province en dix jours, etc. D’autres au contraire croient que l’on a fait très sagement de conclure la paix, la ligue faite contre la France {d} étant trop forte pour y pouvoir résister, outre que le dedans du royaume est si mal disposé que tout est à craindre dans la moindre disgrâce que les armes du roi auraient reçue ; mais aussi, ceux-là mêmes blâment les ministres d’avoir négligé la conservation de l’alliance avec les Suédois pour un intérêt médiocre d’argent parce que, si les Suédois fussent demeurés unis à la France, la ligue n’eût jamais été faite, et encore de n’avoir pris aucun soin de s’acquérir des alliés, car il était fort aisé d’abord de prévenir cette ligue. Le mercredi 30 mai, la paix fut publiée à Paris et le roi assista au Te Deum qui fut chanté à Notre-Dame à une heure après midi. »


  1. Chrétien-François de Lamoignon, v. note [5], lettre 816.

  2. Charles, v. note [6], lettre 856.

  3. V. note [5], lettre 921.

  4. Triple Alliance de La Haye, v. note [2], lettre 970.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 12 mai 1668

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(Consulté le 20/04/2024)

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