L. 965.  >
À André Falconet,
le 8 septembre 1669

Monsieur, [a][1]

Un de nos médecins des plus étourdis conseilla à Philippe Chartier, [2] autre jeune fou, de prendre un remède purgatif [3] dans sa fièvre qui était accompagnée d’un flux dysentérique ; [4][5] et ensuite, il lui fit avaler du vin émétique [6][7] dont il mourut peu d’heures après : cito Stygias ebrius hausit aquas[1][8][9] Aujourd’hui sa charge [10] est au pillage. [2] Plusieurs la demandent, il y a cinq compétiteurs pour lesquels des plus grands de la cour s’emploient. On a donné avis au roi [11] que ce serait le plus court de la mettre à la dispute et la donner à celui qui y montrerait plus de mérite. Nous ne sommes pas encore assez sages pour prendre de ces règles-là. Mme la princesse de Conti [12] était ici près, à L’Isle-Adam, [3][13] à l’intention d’y passer le reste de l’été. Elle y est tombée malade et a été ramenée à Paris. Tout le monde plaint cette princesse qui est la fleur des dames de la cour en sagesse, en piété, en probité, et dont la Maison est réglée tout autrement mieux que toutes les autres. Elle est nièce du feu cardinal Mazarin, mais elle vaut mille fois mieux que lui. Cette princesse est une autre sainte Catherine de Sienne. [4][14] Il y en a qui disent qu’elle est sainte comme saint Charles Borromée, [15] qui fuit serio Christianus [5] bien qu’il fût neveu d’un méchant homme, savoir du pape Pie iv[16][17] lequel eut pour successeur Pie v, duquel fut fait ce distique : [18][19]

Papa Pius quintus moritur, res mira ! tot inter
Pontifices tantum quinque fuisse pios
[6]

On parle ici fort diversement du malheur arrivé à M. de Beaufort. [20] Quelques-uns disent que le roi en a eu grand regret et qu’il en a écrit en colère à M. de Navailles, [21] avec commandement de tout quitter et de venir de deçà incontinent. Le roi envoie à sa place M. le maréchal de Bellefonds [22] avec 4 000 hommes. [7][23] Je traite malade un de nos médecins, qui est M. Mentel, [24] âgé de 72 ans. Il est heureusement échappé d’une dangereuse et forte dysenterie, [25] et d’un dégoût étrange de toute sorte de liqueur ; [8] mais il y a bien de la peine à revenir, tant est vrai ce que Cicéron [26] a dit, senectus ipsa morbus est ; [9][27] mais l’auteur François [28] a encore dit autrement, L’an prochain, vieillesse sera maladie incurable à cause des années passées[10] M. Mentel est ravi d’être saigné [29] et porte bien ce remède, mais il hait fort toutes sortes de médicaments, et particulièrement tous les purgatifs. M. le Dauphin [30] est encore malade, il a eu quelques frissons et de mauvaises nuits ; si cela continue, on croit que le roi n’ira point à Chambord. [11][31] On dit que Mme de Vendôme, [32] mère de feu M. de Beaufort, vient de mourir ; elle était fille de M. le duc de Mercœur [33] qui mourut l’an 1602 à Nuremberg, [34] à son retour de Hongrie. [12] Je vous baise les mains et suis de toute mon âme votre, etc.

De Paris, ce 8e de septembre 1669.


a.

Bulderen, no ccccxcviii (tome iii, pages 323‑325) ; Reveillé-Parise, no dccxc (tome iii, pages 703‑705).

1.

« vite enivré, il a bu les eaux du Styx » (Francis Bacon, v. note [8], lettre 332).

Malgré l’interdit de la Faculté levé en 1666, Guy Patin continuait sans répit à s’acharner contre l’antimoine et ses suppôts (ici les Chartier). Son allusion aux enfers mythiques est l’occasion de signaler la pièce anonyme en trois actes, écrite en mauvais vers français, qui avait paru en 1668, L’Antimoine purifié sur la sellette (Paris, Nicolas Pepinglé, {a} in‑12 de 53 pages). L’argument commence par ces mots :

« Ayant vu le 10e du mois dernier un arrêt affiché pour autoriser l’émétique après les mauvais effets qu’il a produits jusqu’à présent, je fais plaindre Charon {b} de l’excès de son travail à passer les ombres au double de son ordinaire. Radamante et Eacus, juges de Pluton, {c} reçoivent ses plaintes et sur la déposition de quelques ombres qui se plaignent de l’antimoine, on prend résolution d’en parler à Pluton pour y apporter quelque remède ; cependant, un médecin {d} passe le fleuve et mène l’antimoine avec lui ; Radamante fait procès à l’un et à l’autre, et les fait renfermer. »


  1. Sic pour Pepingué.

  2. Le nautonier du Styx, v. note [3], lettre 975.

  3. Le dieu des enfers.

  4. Peut-être François Guénault, mort le 16 mai 1667, v. note [9], lettre 911.

Hippocrate a beau accabler les accusés, les protections de Saturne (dieu du temps et des métaux, v. note [31] des Deux Vies latines de Jean Héroard) et de sa sœur aînée Thémis (déesse de la justice, v. note [13], lettre 1011) incitent Pluton à la clémence :

« Le tout considéré, l’émétique est remis en liberté, sauf à se donner de garde de ceux qui le mettent en emploi. » {a}


  1. Mais le sort réservé au médecin reste flou, après que Charon l’a menacé d’être mis « dans un sac à charbon avec un mot de lettre, un serpent, du dragon [salpêtre], accompagné d’un coq » (imitation de Juvénal, v. note [50], lettre 286).

2.

Cette charge convoitée était celle de professeur de médecine au Collège royal, que la mort de Philippe Chartier rendait vacante.

3.

V. note [58], lettre 286, pour L’Isle-Adam, à 25 kilomètres au nord-ouest de Paris, et son château, propriété des Conti.

4.

Sainte Catherine de Sienne (Sienne 1347-Rome 1380) était la fille d’un teinturier dénommé Benincasa. Elle fit de bonne heure vœu de virginité, mais entrée à 18 ans dans un couvent du tiers ordre de Saint-Dominique, elle y fut, trois ans durant, tourmentée par des tentations déshonnêtes, qu’elle surmonta finalement pour s’adonner dès lors tout entière à l’œuvre de son salut. Par ses instances réitérées, elle parvint en 1367 à ramener le pape Urbain v d’Avignon à Rome et à réconcilier les Florentins avec le Saint-Siège. Elle continua jusqu’à sa mort à travailler à la pacification de l’Église désolée par le grand schisme (entre Rome et Avignon). La tradition lui attribue de nombreux miracles et surtout des visions, dont l’une est restée fameuse : comme Catherine était en prières, Jésus-Christ lui apparut, tenant un anneau qu’il lui mit au doigt en disant « Moi, ton créateur et ton sauveur, je te fais mon épouse dans la foi, que tu conserveras pure » ; la vision disparue, l’anneau resta au doigt de Catherine, mais visible pour elle seulement (G.D.U. xixe s.).

La princesse de Conti, Anne-Marie Martinozzi, morte en 1672, était depuis 1656 très attachée aux jansénistes de Port-Royal, dont elle avait adopté, avec grande sincérité, et la dévotion et la cause.

5.

« qui fut sincèrement catholique ».

Saint Charles Borromée (v. note [20], lettre 183) était neveu de Pie iv (Gian Angelo de’ Medici, Milan 1499-Rome 1565). Durant le pontificat de ce pape (élu en 1559), l’Église acheva le concile de Trente (v. note [4], lettre 430).

Malgré d’indéniables réussites dans la réorganisation de l’Église confrontée au protestantisme, Pie iv a laissé la réputation d’un homme cupide et cruel qui se signala par son népotisme outrancier et sa manière de faire assassiner ses ennemis les plus gênants (v. notes [58] et [59] du Borboniana 4 manuscrit).

6.

« Le pape Pie v est mort : chose admirable que parmi tant de papes, il y en ait seulement eu cinq de pieux ! » : v. notes [8], lettre 321 pour ce distique, et [3], lettre 61, pour son jumeau et pour leur auteur.

7.

Promesse inutile de secours : Philippe de Navailles (v. note [3], lettre 697) avait rembarqué les restes du contingent français le 21 août, abandonnant les Vénitiens à leur triste sort ; Candie (Héraklion) se rendit aux Turcs le 6 septembre (v. notes [1] et [3], lettre 968).

8.

« Liqueur » est ici à prendre dans le sens de liquide. La dysenterie de Jacques Mentel (v. note [6], lettre 14) est qualifiée de « sote » dans Bulderen et de « sotte » dans Reveillé-Parise : j’ai corrigé cette évidente erreur de transcription en optant pour « forte ».

9.

« la vieillesse est en soi une maladie » (citation de Térence [v. note [29], lettre 418] que je n’ai pas trouvée dans Cicéron).

10.

« Vieillesse sera incurable cette année à cause des années passées » : Rabelais, v. note [6] du Borboniana 9 manuscrit.

11.

Le roi, la reine et Monsieur quittèrent Saint-Germain le 16 septembre ; ils arrivèrent à Chambord le 19 et y séjournèrent jusqu’au 17 octobre (Levantal).

12.

Philippe-Emmanuel de Lorraine (Nomeny, en Lorraine 1558-Nuremberg 1602), duc de Mercœur en 1577, pair de France et prince du Saint-Empire, était beau-frère du roi Henri iii qui, entre autres faveurs lui donna le gouvernement de Bretagne (1582). Cela n’empêcha pas le duc, qui était un cadet de la Maison de Lorraine, menée par les Guise, de rejoindre la Ligue et de lutter pour l’indépendance du duché de Bretagne. Après de vifs combats contre la Couronne, où il s’allia avec les Espagnols, Philippe-Emmanuel signa un traité de paix avec Henri iv (1598). Il partit en 1599 combattre les Turcs en Hongrie aux côtés de l’empereur Rodolphe ii (v. note [39] du Borboniana 3 manuscrit). Sur le chemin du retour en France après une campagne victorieuse, il mourut d’une fièvre pourprée.

Sa réconciliation avec le roi de France avait eu pour l’une de ses conditions le mariage de sa fille unique, Françoise (v. note [36], lettre 176), avec César Monsieur, duc de Vendôme, fils légitimé de Henri iv et père du duc de Beaufort.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 8 septembre 1669

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(Consulté le 20/04/2024)

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